« Je me suis toujours demandée si tous ceux qui choisissaient, comme moi, de mettre fin à leurs jours, ressentaient exactement la même chose. Cette étrange sensation… Celle de ne plus vouloir s'en sortir. De passer directement à la dernière page de notre livre parce que l'histoire ne nous intéresse plus. De ne pas avoir envie d'aller mieux. Les mots sont toujours similaires, mais mon esprit pourri et tordu se demande encore s'il en est de même pour le langage de l'âme, celui que personne ne peut entendre. »
0 – Autour de nous
C'est le grand jour. Le jour J. Celui qui aurait dû l'être hier, après avoir été censé l'être avant-hier, et cætera. Mais cette fois-ci, je suis décidée à ne pas me résigner par peur. J'ai même bu quelques bières bon marché pour me donner du courage.
Je ne vais rien sentir de toute manière… Enfin presque, mais bon, ça va vite se terminer. Je ne sais pas vraiment ce qui m'attend après, mais c'est probablement mieux que ce que je laisse derrière moi. Ou alors au moins différent. Ca me laisserait le plaisir et l'excitation de la découverte. Et puis s'il n'y a rien, alors c'est tant mieux. Je préfère avoir affaire au néant plutôt que de chercher vainement l'once de bien – probablement fictive – dans chacun de mes maux.
Le soleil est mollement suspendu là-haut. La tiédeur de l'air m'étouffe et la fine brise fraîche, propre à la saison, m'écœure. D'atroces fleurs, trop odorantes et aux couleurs criardes, envahissent les arbres environnants et attirent sournoisement les insectes. Quelques rossignols et mésanges hurlent et m'insupportent. Le rire des voisins sonne comme une bête moquerie de la vie.
C'est le printemps. Il fait un temps affreux. C'est le printemps et à l'heure où la nature s'éveille, moi, je me prépare à mourir. Elle et moi, on ne s'entend pas vraiment depuis qu'elle m'a offert une existence dont je n'ai jamais voulu.
Suffit, j'ai déjà perdu assez de temps comme ça. Il faut que j'aille sur le pont sans me soucier de la laideur du monde qui m'entoure. De toute manière, je ne vais plus jamais le revoir. Et il ne mérite certainement pas un dernier regard d'adieu.
La distance séparant mon domicile de mon échafaud secret me semble atrocement longue. Je me résous à marcher les yeux fermés j'ai fini par connaître le chemin par cœur à force d'essuyer les échecs. Je ne vais plus jamais les ouvrir… C'est comme passer une étape entre deux mondes. J'ai bousculé quelques personnes, je me suis faite sèchement réprimander par d'autres. Je n'ai pas cherché à répliquer, à quoi cela servirait-il ?
Ca y est. Je sais que j'y suis, les yeux toujours clos. Une marche, deux, trois, dix. Je respire à plein nez l'odeur nauséabonde et de plus en plus intense du canal sous mes pieds. Je tends l'oreille : aucune péniche n'arrive. Silence. C'est parfait.
Plus qu'une poignée de pas aveugles et muets avant de poser mes mains sur la froide rambarde métallique servant d'obstacle – vain – à la chute. Je m'immobilise. Quelque chose ne va pas.
Quelque chose de chaud, qui émet un souffle régulier et qui m'observait de ses yeux noirs et déjà morts lorsque je n'ai pu résister à la tentation d'ouvrir les miens.
« J'ai comme l'impression que nous sommes ici pour la même raison, tous les deux. »
