Un jeune homme contemplait des vagues inertes. Ses yeux vides faisaient un parfait reflet.
Il s'agenouilla. Il sentait à présent le sable sur son habit violet.
« La mer est magnifique, n'est-ce pas ? »
Le jeune homme se retourna vivement. Quelqu'un venait de lui parler.
Il s'agissait d'un étranger vêtu d'une chemise beige. Il paraissait tout à fait banal. Si l'on ne prenait pas en compte les bandages qui entouraient ses poignets.
Et si c'était un ancien lépreux ? Même si bientôt plus rien ne le rattacherait à ce monde, le jeune homme ne put réprimer un frisson de dégoût.
L'inconnu s'en aperçut, rit doucement.
« Eh bien, voilà que je t'ai fait peur. »
Pff. Et en plus il se permettait de le tutoyer !
'
« J'étais simplement étonné par votre impolitesse.
-Je ne me rappelle pas avoir enfreint la bienséance. Du moins, pas sur cette plage.
-Je savais que vous aviez l'air louche ! Allez-vous-en !
-Ne peut-on pas être deux pour contempler la mer ?
-Vous êtes donc déterminé à ruiner mon seul instant de calme.
-Menteur. Cela fait des heures que tu es sur cette plage.
-…Ah, parce que vous m'observiez ? Une preuve de plus que vous êtes définitivement un déviant.
-Imbécile, cela signifie juste que moi aussi j'étudiais la mer. »
'
Le jeune homme se raidit. Se pouvait-il que l'homme…Non. Ses vêtements étaient en lin, il devait venir d'une famille fortunée. Jamais il ne pourrait comprendre ses intentions.
« Alors pourquoi ne vous révéler que maintenant ?
-Parce tu semblait prêt.»
Le jeune homme haussa les sourcils.
« C'était le bon moment.
-Je ne comprends pas.
-Le bon moment pour mourir. »
'
'
Ses yeux s'écarquillèrent. Son attention se reporta sur le visage de l'étranger. Celui-ci avait perdu toute trace de taquinerie. Son regard se mêlait au sien. Le jeune homme ne pouvait plus supporter l'intensité qu'il renvoyait.
« Qu'est-ce que vous racontez comme sornettes ? Personne ne va mourir !
-Oh ne nie pas. Je l'ai bien remarqué. Il me suffit de regarder ta tête là…Pour voir comme ton âme est attirée par la mer. Ton cœur n'attend que s'y plonger.
-Arrêtez ! Il avait élevé la voix. Quels droits avez-vous sur moi ? Les gens comme vous ne pourront jamais comprendre ma souffrance. »
L'inconnu émit un rire cristallin. Il irradiait de joie.
'
« Je vous avais dit d'arrêter de vous moquer ! Il se releva.
-Mais je ne me moque pas. Il se rapprocha du jeune homme jusqu'à ce que quelques centimètres les séparent.
Car je suis comme toi. Sinon, pourquoi aurais-je contemplé la mer, aussi fidèle qu'une ombre ? Tout comme toi, j'attendais que ce vaisseau soit parti.
Le jeune homme le fixait toujours. Des larmes menaçaient de couleur sur ses joues. Mais il ignorait pourquoi.
-Ne puis-je donc même pas mourir en paix ?!
L'inconnu prit un air peiné.
-En toute sincérité, je ne souhaitais pas te déranger. Je pourrais toujours revenir demain. Je me suis dit toujours dit que jamais mon suicide ne causerait de la peine à d'autres.»
'
'
Ah. Le mot était dit. Mais étrangement, ce ne fut pas cela qui frappa le jeune homme.
« Non ! Restez, je vous en supplie.
-Tu es bien changeant, lui répondit-il en souriant.
-Je n'ai guère souvent de compagnie.
Silence.
-Quel âge as-tu ?
-Dix-neuf ans.
-C'est bien jeune pour vouloir se tuer.
-On n'est jamais trop jeune pour avoir le mal du siècle.
-Quel est ce « mal du siècle » dont tu parles ? Rassure-toi, tu peux tout me dire. J'emporterai ce secret dans ma tombe, annonça-t-il en esquissant un rictus.
-Eh bien…Je dirais le manque de talent. Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours été passionné par l'art dramatique. Je passais mes journées à dévorer des pièces et à déclamer des vers. Et devant mon miroir j'étais doué, sacrement doué. Oh mon Dieu ce que j'étais doué ! Je donnais la réplique aux fantômes de mes rêves. Evidemment, mon père ne comprenait pas cela. A dix-sept ans, je savais que je voulais en faire mon métier. Devenir comédien, habiter les planches à tout jamais. Et il m'a dit non. Il a menacé de me rouer de coups si je continuais dans cette folie. Alors je suis parti du domicile familial. Je n'avais même pas de baluchon sous le bras car mes parents étaient forts pauvres. Je parcourais la ville les mains dans mes poches vides mais j'étais heureux. Il est bon de partir quand on a un endroit où rentrer. Puis vint le jour des auditions. J'étais arrivé la poitrine gonflée de rêves…et au final plus rien. Je ne savais pas jouer la comédie. Le miroir m'avait menti. Les fantômes se riaient de moi dans mon dos. Mon père voulait seulement éviter que son fils bon-à-rien se brise le coup. Et voilà que je me retrouve sans rien à devoir mendier ma subsistance. Dans la vie, sur les plages. Je ne me sens plus le souffle qui habitait mon corps lorsque je récitais Tchekhov. Aujourd'hui, je suis devenu Nina. Je sens un vide dans ma poitrine, mon corps m'est insupportable ! Pour réussir à dormir, j'imagine que l'on me découpe en lamelles horizontales. Qu'un couteau vient se planter dans ma poitrine de pantin. Je hais le monde, je hais la vie et je hais ce corps qui n'est plus le mien. J'ai froid quand je couche, et je n'arrive plus à dormir. J'aimerais mettre fin au cycle de l'éternel recommencement. Et puis personne ne me regrettera. A part les pêcheurs qui découvriront mon corps dans leurs filets mais bon eux je n'en ai que faire.…Désolé d'avoir autant parlé. Je ne sais pourquoi, tout d'un coup tout a coulé. Je dois vous paraître bien égoïste.
-Quiconque souhaitant mettre fin à ses jours est égoïste. Et je te rappelle que toi et moi, nous nous ressemblons.
-Et vous ?
-Et moi ?
-Qu'est-ce qui a vous donné envie de…de quitter ce monde sans remords ?
-Ce serait compliqué dire.
-Essayez.
-Tandis que toi tu adorais l'art dramatique, j'ai toujours été attiré par le suicide. Tester les limites de la souffrance. Découvrir tous les moyens d'accomplir un suicide parfait. Un suicide parfait sans douleur.
Mais la mort me faisait toujours peur. Alors, je me suis dit que cela serait plus simple de ne pas partir seul. J'ai réussi à convaincre mon amie d'enfance de s'y risquer. A l'aube, nous nous sommes retrouvés sur cette plage. Nous nous sommes regardés. Puis d'un commun accord, nous nous sommes noyés.
-Ne me dites pas que je converse avec un esprit qui veut m'inciter au repentir.
-Non. Hélas. Il eut un sourire triste. Elle, elle y est parvenue. Mais moi on m'a retrouvé. Nous étions pourtant attachés…une corde liait nos deux cœurs. Et ces idiots ont osé…ces infâmes m'ont ramené à la vie. Sans elle. Dans ce monde dédaigneux et froid. Et depuis j'arpente ces lieux pour trouver la personne idéale pour accomplir un double-suicide. Un dont je ne ressortirais pas vivant, pour une fois. » Il éclata en un rire sans joie.
'
«Vous parlez d'un shinju, c'est bien ça ? Les dramaturges de l'époque d'Edo en raffolent.
-Je suis heureux que tu n'aies pas pitié de moi.
-Ma pitié serait malvenue, puisqu'elle ne pourrait que vous blesser…n'ai-je pas raison ?
-Oui. Silence. Je suppose que maintenant tu sais pourquoi je suis venu te parler. Voudrais-tu commettre un double-suicide avec moi ?
'
-Tu aimais cette femme ?
-Oui. [Plus que ma propre vie.]
-Alors, pourquoi moi ?
-Oh, tu n'es pas le premier. Je ne sais pas. Je suppose qu'un jeune homme comme toi n'a jamais connu la vraie passion.
-Effectivement. Mais c'est un peu présomptueux de votre part.
-Soit. Mais je perçois aussi cette atmosphère autour de toi. La manière dont tes yeux se perdent dans l'océan. Je ne peux pas m'empêcher de penser que nous nous ressemblons.
-Êtes vous à ce point attiré par votre propre reflet, tel un Narcisse ? Et puis nous ne sommes guères semblables, à part le fait que nous voulons mourir.
-C'est une caractéristique qu'ils ne partagent pas tous. Et tu évites la question.
-Oui, c'est vrai. Après tout, pourquoi devrais-je m'en soucier ? Bientôt, nous serons morts.
Quel est ton nom ?
-Osamu Dazai.
-Mais…C'est très étrange, mais figure-toi que ce nom ne m'est pas inconnu. Mais oui ! Ozamu Dazai, l'écrivain préféré de mon frère.
-Avec humilité, je dirais que mon œuvre est un concentré de ma personne.
-Alors...Osamu Dazai, j'accepte de commettre un double-suicide avec toi. »
'
Le dit Dazai resta immobile. Mais soudainement, s'empara des lèvres du jeune homme. Le baiser fut rapide et teinté de mélancolie.
« Pour que tu ne meures pas sans avoir jamais été embrassé. »
Il souriait, mais désormais le jeune homme savait voir à travers. Toutefois, ses propres joues étaient rouges et son regard noir de jais.
Il tendit sa main à Dazai qui la mit dans la sienne.
« C'est le moment ?
-Oui. »
'
'
Et tous deux se dirigèrent vers la mer. Leurs bouches avaient rempli leur usage. Ils disparaissaient peu à peu à l'horizon, un peu comme ces démons qui retournaient à leur marais. Leurs mains liées, et leur démarche vaillante.
Le soleil orange virait au rouge comme blessé. C'était pour leur sang qui ne s'écoulerait pas.
En cette saison, l'eau salée était glacée.
Les deux corps dérivèrent quelques temps.
Puis le surlendemain (encore plus précisément, le jour de la naissance de Dazai), un pêcheur les retrouva. C'était le même homme qui l'avait découvert lors de sa première tentative. Mais cette fois, il était bel et bien mort.
Les deux amants gisaient l'un à côté de l'autre. Le pêcheur attendit l'arrivée des villageois pour séparer leurs deux mains violacées.
'
'
'
'
'
'
Ecrit le 28 juin 2016.
Merci d'avoir lu ! N'hésitez pas à laisser une review- + c'est ici romantisé (c'est le principe de base du shinju). Mais en aucun cas, je ne promeus le suicide et vous encourage le faire. C'est une scène qui se veut poétique et pas du tout réaliste. Cet OS m'avait été inspiré par la vraie vie d'Osamu Dazai et ses nombreuses tentatives de suicide ratées.
Bisous bisous les chéris
