Chapitre un : Helga la Viking

Les vagues venaient s'écraser contre la glace.
« C'est folie, Dame, de vouloir prendre la mer à cette époque ! Le golfe est envahi par les icebergs les tempêtes sont courantes et meurtrières…
− J'ai décidé de partir Egill, et rien ne me fera changer d'avis. »
Le marin regarda la jeune femme et comprit sa détermination. Eh bien, puisque Helga la Magicienne voulait s'embarquer, lui et son équipage iraient se livrer à la merci des flots. Il ne ressentait aucune peur. Depuis qu'il avait posé les yeux sur elle, il avait acquis la certitude que la jeune femme était l'incarnation de Freyja, déesse de la Beauté, gardienne de la Magie et reine des Walkyries. S'il mourait à son service, il savait qu'elle le prendrait par la main pour le mener au Walhalla.
Ses yeux étaient deux glaciers de ses fjords natals. Sa peau avait la couleur de la neige au petit matin. Ses longs cheveux qui flottaient dans le vent étaient un rayon du soleil du Nord. Sa voix avait la douceur de l'écume et l'autorité du blizzard.
« Que le knörr soit prêt à appareiller demain à l'aube ! reprit la déesse vivante. Et ne t'inquiète pas, Thor nous protègera. »
Helga ne dit pas un mot de plus et s'éloigna en direction de l'auberge, son étrange animal sur les talons.

Helga était née au milieu des terres du Trøndelag, au pied des glaces éternelles. Sa mère, Munja la Brune, était fille de roi. Mais Munja était surtout une puissante enchanteresse qui avait su séduire Olàfr, son père. Hélas, Olàfr était mort avant la naissance de sa fille, laissant sa femme au soin de son frère, Reijv Hufflepuff*.
Reijv était un brave homme et un excellent guerrier. Il enseigna la science des armes à sa nièce avec la même dureté que si elle avait été un garçon. Aujourd'hui, Helga lui en était reconnaissante. Sa fragilité apparente dissimulait une dextérité fatale, comme l'avaient appris à leur dépend quelques pillards en manque de femme.
Munja, de son côté, apprit à sa fille l'art de la magie, tel qu'il avait été transmis dans sa famille depuis des siècles. Élève attentive, Helga avait rapidement dépassé sa mère dans tous les domaines.
La jeune femme s'était toujours demandé s'il existait d'autres véritables sorciers ou si tous étaient les mêmes charlatans que ceux qui opéraient près de son village. Elle riait de leurs interprétations des runes sacrées, de leurs sorts de protection, de leurs sacrifices aux dieux. Inepties que tout cela.

Quand elle eut seize ans, elle demanda à Reijv l'autorisation de l'accompagner dans son périple. Son oncle faisait chaque année le trajet en traîneau jusqu'à la côte où il échangeait du bois et des fourrures contre du sel, de la graisse de phoque, de l'ivoire et toutes sortes de produits ramenés des raids contre le continent du Sud.
Après bien des négociations, Reijv accepta.
Le voyage dura une semaine, sans plus d'incident qu'une troupe de pillards – rapidement mis à mal par l'épée de Reijv et la baguette de sapin d'Helga – et une rencontre avec un ours affamé qui connut le même sort que les pillards.
Le huitième jour, alors que le soleil finissait sa course, Reijv arrêta le traîneau juste avant le sortir de la forêt.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demanda Helga, étonnée.
Son oncle ne répondit pas et lui fit signe de descendre du traîneau. Elle s'exécuta pendant qu'il flattait les chiens. Alors, il la prit par la main et lui demanda de fermer les yeux. Étonnée, elle obéit.
Privée de la vue, elle se laissa guider quelques minutes. Ses autres sens enregistrèrent de nouvelles sensations. Une odeur étrange, salée, montait vers elle, guidée par un vent plus humide et moins froid que celui qu'elle connaissait. Un bruissement régulier lui parvenait qui se transformait en rugissement à mesure qu'elle avançait.
Finalement, Reijv l'autorisa à regarder.

La mer !
Une immense étendue bleue, des vagues blanches qui venaient se briser contre les rochers auxquels le coucher de soleil donnait un éclat d'or.
La paix mêlée à la furie…
Si proche et si lointaine….
A l'horizon, impossible de démêler l'océan du ciel…
Si le Walhalla avait une dimension dans ce monde, c'était sur la mer qu'il devait se trouver !
La vie d'Helga avait basculé.

Ils restèrent trois jours au village de Rvegr. Alors que Reijv marchandait, Helga regardait la mer. Alors que Reijv mangeait, Helga regardait la mer. Alors que Reijv dormait, Helga regardait la mer.
Cette obsession naissante finit par inquiéter son oncle. Pour lui changer les idées, il décida de lui offrir un cadeau. La veille du départ, il rentra à l'auberge en tenant entre ses mains une petite boule de poils qui tremblait de froid.
Helga consentit à porter son regard ailleurs que vers la mer et poussa une exclamation de surprise.
Le petit animal était son aráto ! La forme protectrice contre les démons des âmes qu'elle faisait apparaître en se concentrant sur les bonheurs passés.
« C'est un blaireau, lui dit Reijv. Il vient des forêts du Pays Franc. »
Son tour était réussi. Helga ne regardait plus la mer.
Helga ne regardait plus la mer, mais elle continuait à la voir en elle…

Pendant un an, Helga réfléchit. La mer avait ouvert une porte en elle. Elle avait réalisé que le monde ne se confinait pas à son village. Et elle voulait voir ce monde. Elle voulait explorer à la recherche d'autres sorciers. Elle ne savait pas pourquoi, elle était persuadée qu'il s'en trouvait d'autres et qu'elle saurait bien les trouver.
Elle partit un matin d'hiver, profitant du passage d'un marchand. Elle laissait un mot à sa mère qui savait lire les runes.
Elle savait qu'elle ne la reverrait jamais.

Quand Helga monta sur le ponton, le knörr d'Egill était prêt à partir. Les six marins qui l'accompagnaient regardèrent cette silhouette sortir de la brume, robe noire couverte d'une cote de maille, épée au flanc, bouclier sur le dos.
De son visage, masqué par son casque, ils ne pouvaient voir que ses yeux brillants et ses lèvres roses. Quand elle leur ordonna de prendre le départ, ils n'hésitèrent pas une seconde et saisirent leurs rames.

* Hufflepuff ~ Poufsouffle