YOOOOOOOOOOOOO !

Bonjour à tous ! Je me présente à vous avec un peps de malade et une passion inconsidéré pour le plus petit bonhomme plus grand espoir de l'humanité ! J'ai nommé Rivaï Ackerman.

Cette fiction va retracer son enfance, selon mon imagination. Elle est complètement centrée sur lui, sur ce qu'il a vécu et traversé dans le monde souterrain, donc c'est vraiment pour les gros fans de lui quoi, et ceux qui attendent de voir d'autres personnages de SnK risquent d'être sacrément déçus. Je préfère prévenir, quitte à faire fuir, que je largue du Heichou dimension hippopotame.

D'ailleurs, quelques petites précisions :

Rivaï : je suis navrée, c'pas très joli mais c'est comme ça que j'écrirais le nom de… Heichou. Parce que phonétiquement, c'est « Ribaï », mais entre les Levi/Rivaille (ça fait vieux nom français, j'adore)/Livaï (iik) et autres Ravioli, merci, on trouve pas plus chiant à écrire. Et je déteste ne pas m'exprimer à l'écrit de manière identique qu'à l'oral, donc je reprends la phonétique des noms et prénoms.

Rating M : bon, honnêtement, j'ai l'impression en écrivant cette fiction de prendre un dico de vulgarité et de le secouer au-dessus de mon clavier. Que ce soit pour le vocabulaire, les petites scènes de violence ou les allusions et passages sexuels, je pense que M est justifié.

/!\ : je suis une fana de pavés. Si vous avez l'intention de lire ce premier chapitre en entier (ce que j'espère !), faites des provisions, sortez la tente de camping et dites à vos proches qu'ils ne vous reverront pas avant deux ou trois jours, parce que, je sais, je ponds des trucs trèèèèès longs.

Enfin, j'ai commencé à écrire cette fiction en 2013-2014… Depuis, l'histoire du manga nous en a appris plus sur le passé de Rivaï. J'ai commencé cette histoire en étant vierge de toute information concernant la vie post-Bataillons de Rivaï, et c'est dans la même pureté immaculée que je la finirai. Mon ébauche de semblant de scénario est monté depuis un bail et il n'est pas le moins du monde influencé par le « vrai » passé de Rivaï, celui du manga et d'Isayama. Ceux qui ont vu les OAV 4 et 5 et lu les scans ne s'étonnent pas s'ils ne retrouvent aucun élément semblable.

Donc (SPOIL dans la phrase qui suit) pas de Kushel, pas de Kenny, pas d'Isabel, pas de Farlan.

Voilà, que les choses soient claires.

Yop. Eh bah voilà voilà, j'espère que vous êtes toujours là, et que vous le serez encore tout à la fin de ce chapitre.

Sur ce, comme on dit dans le milieu… Enjoy it !

xXxXxXxXxXxXx

Chapitre 1 : Fils de bourbe

« Notre vie ici-bas, à quoi ressemble-t-elle? À un vol de corbeaux qui, venant à poser leurs pattes sur la neige, parfois y laissent l'empreinte de leurs griffes »

Su-Dong-Po

xXxXx

Un croassement sinistre retentit, résonnant dans l'air glacé de l'aube.

À l'horizon, la perle rougeoyante du soleil commençait à déverser l'encre de couleurs flamboyante dans le ciel encore morose, faisant plisser les yeux des sentinelles postées au haut des trois Murs.

Le corbeau croassa une seconde fois et décolla de son perchoir, survolant Utopia encore profondément endormie.

Remarquant un rongeur trépassé dans un caniveau, le corbeau fondit, frôla le sol pavé de la ruelle avant d'atterrir près du festin. Son atterrissage serré fit voler quelques plumes noires, qui se dispersèrent à terre. L'une d'entre elle, portée par les courants d'air, se faufila par la bouche d'égout que l'oiseau avait survolée.

La plume virevolta dans les profondeurs du cloaque, se jouant des parois graisseuses et puantes, descendant plus, toujours plus bas. Bien plus profondément que n'aurait dû l'être un simple égout.

Elle s'enfonçait dans des catacombes, de plus en plus sombres et glacées.

Elle finit par se poser délicatement dans une flaque douteuse, y flotta tranquillement… quand une bottine foula brusquement la flaque, noyant la plume d'éclaboussures crasseuses.

Une minuscule silhouette, telle une ombre furtive longeant les murs des ruelles obscures, disparut à l'angle d'un bâtiment miteux, les petits pieds trottant à toute vitesse.

La courte personne n'était qu'une forme noire dans le noir du souterrain, sur laquelle seules deux pépites d'acier scintillaient furtivement sur son passage.

Un grand capuchon rabattu sur son visage, il serrait contre lui un paquet. Sa joue gauche le cuisait et il devait régulièrement s'essuyer l'œil pour empêcher le sang d'obstruer sa vue. À sa ceinture, un couteau était pressé contre son flanc, tel le croc d'un fauve immobile mais aux aguets.

Traversant les ruelles précipitamment, évitant les bars nocturnes grouillant de criminels désœuvrés et les points de rendez-vous des factions, le petit être ne diminuait pas sa cadence. Au détour d'une étroite avenue, il fut surpris par un ivrogne vautré au pied d'un mur. Ne se gênant pas pour le piétiner dans sa course, il le réveilla brusquement et fila en ignorant les vociférations du soûlard.

La semelle de ses bottines usées et détrempées par les flaques d'eau croupie, ne faisaient pas plus de bruit que les coussinets d'un chat foulant les pavés crasseux des ruelles, les bottillons se stoppèrent soudain lorsqu'un fin raie de lumière en éclaira le bout. Le garçon, arrêté contre le mur, garda le regard fixé sur cette flaque de lumière pâle qui éclairait ses pieds. Il releva les yeux à la source de la clarté et fixa le rectangle de lumière qui laissait filtrer les rayons.

Il n'y avait pas vraiment d'heure dans les sous-sols. La société y avait développé un sixième sens qui, calqué sur l'horloge biologique, indiquait à chacun l'heure de se lever pour aller trimer, et l'heure de se recoucher en attendant un lendemain non moins fastidieux.

Le gamin savait qu'à cette heure-ci, les gens du dessus dormaient encore. La lumière qui arrivait, chaque jour presque à la même heure pour indiquer aux hommes de se lever, était très pâle encore, mais les rayons qui filtraient jusqu'à lui étaient infiniment lumineux par rapport à l'obscurité omniprésente.

Le garçon tendit l'oreille, se concentra sur ce que ses sens lui faisaient percevoir filtrant par le soupirail.

Une odeur de cuivre, de terre fraîche, de pain chaud. Les bruits de quelque volet s'ouvrant en grinçant, et le silence douillet de l'aurore. Même un peu de chaleur parvenait jusqu'au gosse qui grelottait autant que respirait.

Il fut tenté, un bref instant, de grimper jusqu'à l'ouverture et jeter un petit coup d'œil à travers, comme il avait osé le faire une ou deux fois, mais un bruit le tira hors de ses pensées et, son instinct réagissant plus vite que son esprit, il se plaqua aussitôt contre le mur, le poing déjà refermé sur le manche du couteau, les muscles prêts à la détente.

Une boîte de conserve roula à ses pieds. Il retraça visuellement le chemin du détritus et remarqua quelque chose, tassé au pied du mur, tétanisé par le bruit engendré et qui l'avait fait repérer.

Le garçon plissa les yeux et discerna la silhouette d'une fillette, à peine plus jeune que lui. Un bandage épais recouvrait la partie droite de son visage et elle était douloureusement maigre dans sa robe trop grande.

Il la fixa, tandis qu'elle s'immobilisait, comme une perdrix flairée qui ne comptait que sur son camouflage et son immobilité pour passer inaperçue aux yeux de la menace.

Le garçon renifla et essuya une énième fois le sang qui ne cessait de couler de son front. Sans un mot, il sortit de son paquet un pain à la croûte rocailleuse et en arracha le quignon avant de le lui lancer.

- Prends ça et casse-toi, siffla-t-il en faisant volte-face. La Triple Dague va bientôt venir traîner par ici.

Il ne prêta plus attention à la gamine se jetant sur le quignon sec, et continua son chemin. Il trotta encore de longues minutes avant d'arriver dans une avenue plus large. Il s'approcha d'un large bâtiment, légèrement penché, comme un pâté de briques écrasées entre deux autres bâtisses.

Une enseigne surmontait l'entrée, éclairée d'une lueur rouge et dorée qui éclairait de façon obscène l'allée :

Chez Brak

Maison du Phénix

Salle du fond

Le gamin pénétra naturellement à l'intérieur. La taverne était continuellement peuplée. Des gaillards larges comme des bœufs étaient entassés au fond de la salle, de même que quelques hommes emmitouflés dans de longs manteaux noirs, le col relevé sur la mâchoire. Le coin des affaires. Un type d'une trentaine d'années, plutôt chic (son col était propre), traversa la salle pour disparaître dans le couloir du fond qui menait à la salle du Phénix, le bordel dont les affaires étaient couplées à celle du bar.

Deux clients déjà bien cuits baragouinaient, avachis sur le comptoir, tandis que deux autres hommes y étaient accoudés de l'autre côté. Le gosse n'eut pas le temps de saluer vaguement celui des deux qui était le patron, que l'autre, un trafiquant, hélait déjà :

- Où t'étais encore passé, Rivaï ?

L'enfant laissa tomber sur le comptoir les paquets qu'il tenait dans les bras et se faufila précipitamment entre les chaises tout en lâchant :

- J'étais à l'épicerie noire, comme tu m'as demandé. J'ai le pain et tes clopes, et le vieux Rump m'a aussi filé tes enveloppes, et…

Alors qu'il allait s'éclipser et disparaître dans le couloir au fond de la salle, la large main de l'homme qui l'avait interpellé se referma sur le bras du garçon.

Il l'attira à lui tandis que l'enfant s'obstinait à fuir son regard en se débattant sans grande conviction. Lâchant une insulte à son intention, l'homme massif saisit le visage de Rivaï dans sa main libre et le força à se tourner vers lui l'œil gauche du garçon, dont la paupière était violacée, était surmonté d'une large entaille qui faisait ruisseler un épais filon écarlate sur sa joue.

- Tu t'es encore battu ?

Le gamin ne répondit pas mais le patron du bar intervint :

- Klave, c'est bon. T'as déjà bien la gueule pleine, t'échauffe donc pas pour ça.

- Ils étaient combien ? demanda le dit Klave, ignorant son ami, à l'intention de Rivaï.

-…

- COMBIEN ? s'écria-t-il en affermissant sa poigne sur les joues de l'enfant.

Rivaï émit un grognement inaudible et lâcha sans se démonter :

- Cinq.

Le trafiquant toisa sa poigne sur la mâchoire de Rivaï immobilisait complètement le garçon qui soutint son regard, inflexible. Ne jamais baisser les yeux.

Ici, c'était comme vivre au milieu de bêtes sauvages.

Ne jamais établir le contact visuel en premier, mais une fois cela fait, ne jamais être le premier à baisser les yeux.

Jamais Rivaï n'avait baissé les yeux. Jamais. Ni face aux dealers qui grouillaient dans les ruelles et s'amusaient à impressionner la marmaille ni face aux adolescents qui l'encerclaient pour se sentir impressionnants et oublier le pathétisme de leur existence ni face à Klave. Ni face à personne. Et jamais il ne le ferait.

Derrière lui, Brak, le tenancier, se désintéressa du spectacle si banal pour encaisser un client qui quittait la salle pour se rendre « à côté ».

Les doigts de Klave se délièrent soudain et, du dos de la main, l'homme repoussa brutalement l'enfant qui trébucha et atterrit sur les fesses, heurtant le pied d'une table.

Les clients baragouinaient dans le langage des lieux ombragés, sans s'interrompre mais jetant de petits regards à la scène. Un homme rejetant violemment un gosse. Un acte aussi banal et fréquent que la respiration. Mais personne ne perçut, le temps d'une infime micro-seconde avant que l'enfant ne soit projeté à terre, la pression presque paternelle de la patte de l'homme sur le petit visage. Seul Rivaï la sentit, parce qu'il savait que dans cet acte brusque, il y avait aussi un geste de récompense, pour s'en être tiré. Ce que confirmèrent les mots suivants de Klave :

- Et ils y sont restés, au moins, ces fils de pute ?

- Oi, Klave ! Arrête ça ! Tu te crois malin, de dire ça ici ? intervint Brak en désignant du menton le couloir menant au bordel. Et puis arrête de le pousser à se bagarrer, tu sais très bien qu'il suffit d'un rien pour y rester.

- J'ai pas besoin de le pousser, il y va tout seul. Et Rivaï se laissera pas crever comme ça.

- T'en sais rien.

- Oh que si, j'en sais ! Il a des crocs et sait s'en servir, et il est malin comme deux. Jamais il ne se laissera avoir par un con et s'il doit y passer, ce sera contre un adversaire qui en vaut la peine. Hein, gamin ?

Ce dernier, qui s'était relevé depuis longtemps, ne demandant pas son reste pour s'éclipser, était sur le point de disparaître dans l'ombre du couloir quand il tourna le regard vers Klave. Les hommes qui le regardaient virent un rictus féroce étirer légèrement ses lèvres et l'éclat d'acier de ses yeux scintilla furtivement dans l'obscurité, en réponse à Klave. L'instant d'après, l'enfant avait disparu.

- Fais-y attention, à ce morveux, Klave, reprit Brak. Sérieusement.

- Ça va, t'es pas sa mère.

- Justement, il en n'a pas de mère.

- Et alors ? C'est pas le seul, y a plus d'orphelins ici que de mômes à leur môman. Et c'est pas plus mal, y a rien de pire qu'un giron de bonne femme pour empêcher les gosses de devenir débrouillards.

En disant cela, Klave s'approcha du comptoir et jeta un coup d'œil aux enveloppes ramenées par Rivaï. Il ouvrit la première et Brak vit ses traits se durcir instantanément à la lecture des premiers mots de la lettre.

- Ils demandent des comptes, c'est ça ?

- Ils cherchent vraiment la merde.

- Klave, tu te frottes à plus gros que toi, rétorqua son ami en s'approchant de lui et en chuchotant si bas que seul le concerné put entendre. C'est l'un des plus grands piliers du système de crime organisé que t'as arnaqué, là, avec ton faux espion. La Triple Dague va pas apprécier que tu les baises comme ça. Lui, il va rappliquer te faire payer avant même que tu n'aies le temps de te bouger le cul.

- Entourez-vous d'amis, ils vous réchaufferont le cœur de leur optimisme, cingla Klave avec sarcasme en rangeant la lettre dans son enveloppe et en la fourrant dans son veston.

Son regard s'arrêta sur le pain ramené par le gamin, posé à côté, sur le comptoir.

Les yeux de l'homme se plissèrent en remarquant le quignon arraché, que Rivaï avait essayé de masquer en emballant le pain dans du papier, mais ce qui ne trompa guère Klave.

- Le p'tit con, lâcha-t-il entre ses dents en allumant une cigarette.

Rivaï s'était engouffré à toute vitesse dans le couloir, essayant d'échapper au plus vite au tissu de tensions du bar, et surtout à la présence de Klave.

Il soupira longuement et se dirigea tout droit, suivant la piste musicale d'airs exotiques qui formaient des farandoles de notes s'amplifiant au fil de ses pas. Au détour du couloir, une lumière chaude filtrait à travers un épais rideau de perles et d'étoffes. L'enfant entra dans un petit cabinet précédant l'entrée du bordel.

Se hissant sur la cuvette fermée des toilettes, il se planta devant le minuscule miroir : le visage pâle qui s'y reflétait était semblable à celui d'un esprit brumeux, encadré par des mèches de cheveux noirs éparpillées et où l'acier bleu des prunelles se descellait à peine sur la peau. Il semblait presque translucide. Un enfant en noir et blanc, décoloré par la profonde et impitoyable âpreté de l'existence et de la condition humaine, dans ce sous-sol d'une ville où se terrait les derniers bribes d'une humanité déchue. La seule couleur apparente sur ce reflet était la cuisante flamboyance du sang qui tranchait son visage d'un ruisseau rouge et gouttait à présent de son menton.

Rivaï ouvrit le robinet et se débarbouilla grossièrement.

Sale. Il était toujours sale. Il avait beau s'efforcer de se débarbouiller tous les jours, le sang, la crasse, la poussière, chaque jour, quoi qu'il fasse, salissait son visage, son cou, ses mains. Il en avait l'habitude, mais pourtant, se sentir encrassé de la merde de ces rues, de ces lieux lui soulevait parfois le cœur, le faisant frissonner de dégoût.

Une fois ses joues, son front et ses mains frottées et ses cheveux rincés, l'enfant sauta de son perchoir, tira un peu sur le T-shirt effiloché dans lequel il flottait, tapa le bout de ses bottines sur le seuil de l'entrée pour en décoller la terre, renifla un peu et entra dans le bordel.

Aussitôt, l'ambiance bariolée, chaleureuse mais malsaine des lieux s'engouffra dans ses poumons comme une bouffée d'air salvateur. Un air vicié mais familier.

Les filles dansaient, chantaient, évoluaient comme des panthères. L'atmosphère était chargée de vapeurs, de parfums, de la fumée des cigares que fumaient les clients et des longues pipes issues de l'artisanat factice du marché noir. L'odeur de sueur et de poudre de corps emplit les narines de l'enfant, qui s'en gonfla les poumons. Tout était préférable aux effluves pestilentiels des égouts et de la moisissure des rues du souterrain.

Les bougies et les lustres éclaboussaient les murs de pépites de lumières et la grande salle, toute drapée de tapis, de couffins et de mobilier flamboyants, semblait être un rubis factice dans lequel évoluaient de pitoyables créatures. La majeure partie des malfrats de ce monde se retrouvaient dans ce genre d'endroits. Un bordel est un lieu propice pour un rendez-vous, perdu dans la masse et dans l'ivresse charnelle, un lieu idéal pour conclure des accords, régler des affaires, des échanges, et se féliciter ensuite du travail accompli en montant à l'étage avec une demoiselle.

Rivaï n'avait pas six ans mais savait déjà tout ça.

Il avait déjà entendu les membres d'un gang planifier sombrement l'assassinat d'un homme encombrant, alors que trois prostituées étaient langoureusement installées sur leurs genoux à faire la sourde oreille. Il avait été témoin des délires fumeux d'un client ivre, un ancien soldat du bataillon d'exploration qui divaguait en serrant une des filles jusqu'à lui briser les côtes, dans une étreinte terrorisée face à un Titan qui n'existait pas. Il avait vu le corps des filles, somptueux dans les costumes scintillants, mais une fois dénudés, couverts de bleus, de meurtrissures, de suçons sales, les peaux diaphanes laissant apparaître les côtes sous les seins gonflés.

Rivaï était un gosse, mais il connaissait tout de cet environnement. Il paraissait qu'il n'était pas né dans ce genre de lieu (c'est ce que Klave lui avait dit, un soir, bourré), mais il ne connaissait que cela. Le danger constant, la faim, l'harassement, les débordements de luxure, d'alcool, de violence. Ses yeux d'enfant ne s'écarquillaient plus face au sang ou à l'obscénité. La froideur mordante des ruelles sombres et la chaleur lourde du bordel n'étaient pour lui que des sensations habituelles. Familières. Elles étaient les seules qu'il connaissait.

- Coucou, Rivaï !

Les salutations fleurissaient furtivement sur son passage, les filles lui adressant de grands sourires et de petits signes de la main. Les clients réguliers et les péripatéticiennes du Phénix avaient l'habitude de le voir ici : lorsqu'il ne traînait pas dans les rues ou n'aidait pas Klave dans ses affaires, il venait toujours rechercher la chaleur des lieux, et était presque la petite mascotte du bordel.

Quelques mains taquines ébouriffèrent ses cheveux sans qu'il n'y prenne garde, cherchant du regard une personne précise.

Son regard s'éclaira en la voyant, apparaissant entre les essaims de populace agglutinés.

Une jeune hétaïre, longue comme un chat, aux cheveux blonds teints de mèches roses grossières et tressés à des plumes et des perles, en une superbe coiffure. Les éclats de noisette de ses yeux pétillaient sous les lumières indécentes, et le feu des couleurs de la tenue de la jeune femme se reflétèrent sur les prunelles polaires de Rivaï tandis qu'elle le saluait en s'avançant.

- Hey heeeey ! chantonna-t-elle d'une voix suave. Regardez qui voilà ! C'est mon homme qui rentre de vadrouille !

- Salut Ikki.

Elle se pencha vers lui, les plumes de sa coiffe effleurant le visage de Rivaï qui rosit légèrement.

- Quoi de neuf aujourd'hui, chef ?

- Et toi ? Tu as déjà dû faire passer le temps aux clodos les plus chiants de la journée ou le pire est à venir ?

- Ssssshhh ! siffla Ikki en dissimulant son expression d'amusement. Tu vas vraiment finir par me faire virer avec ta langue bien pendue ! Je t'offre un verre, pour te remplir la bouche et t'empêcher de menacer ma carrière ?

Rivaï se trouva perché sur un tabouret plus haut que lui, accoudé à un petit comptoir bordé de froufrous écarlates, un verre de limonade fade entre les mains.

À côté de lui, Ikki s'installait pour siroter un whiskey, après avoir ondulé des hanches une dernière fois pour les messieurs qui la pressait. Regardant le petit garçon qui buvait goulûment son premier breuvage de la journée, elle fronça un sourcil, passa un doigt sur l'arcade sourcilière du gamin et le retira teinté de rouge.

- Tu veux un pansement ?

Rivaï se renfrogna : un pansement… Ce genre de luxe, il n'en avait pas besoin, pas pour une éraflure aussi bénigne, et il se sentait légèrement offusqué que la péripatéticienne le juge nécessaire pour une telle broutille. Cependant, il était reconnaissant à Ikki de ne pas relever ce détail outre-mesure, ni poser la moindre question. Elle le connaissait trop bien pour savoir que pour Rivaï, l'origine du combat n'avait strictement aucune importance comparée à son issue. Il était là, vivant et entier, alors inutile d'en faire des caisses ou même d'aborder le sujet. Lui faire la morale, encore moins.

De toute façon, le sens même du mot « morale » était un vrai aberration ici.

Se rappelant de quelque chose qui le détourna de son humeur ronchon, Rivaï reposa son verre et se tourna vers Ikki.

- J'ai quelque chose pour toi, fit-il, les yeux pétillants.

- Ah ? Un cadeau de fiançailles ? sourit la jeune femme.

Elle s'interrompit soudain, avisant un homme à la carrure imposante qui entrait dans le bordel, par là où Rivaille s'était faufilé quelques minutes auparavant.

- Ah…, fit-elle en se levant. Je dois y aller, Rivaï. Mon pépère est arrivé. Tu… Et si tu allais voir la mère, là-haut ? Elle doit avoir besoin de toi pour ses chiffres.

- Ouais.

- Tu reviens me voir après ? Vu le bonhomme… Ça devrait pas durer bien longtemps, fit-elle avec un sourire taquin, en désignant le client, en faisant un petit clin d'œil à l'enfant.

Rivaï le lui rendit et, esquivant les sofas où se vautraient les vénaux clients et les danseuses qui secouaient des plumes rouges en tous sens, il atteint l'escalier en colimaçon caché derrière une étoffe au fond de la pièce.

Morose, il grimpa les marches interminables, la musique chaude et brouillonne et la salle se fit plus feutrée lorsqu'il atteint l'étage supérieur et frappa à la porte qui se dressait devant lui.

Une voix grasse lui indiqua d'entrer et il s'exécuta.

Une énorme femme aux grands yeux verts en amende et au gargantuesque chignon poivre et sel, avachie sur un divan au milieu de monticules de paperasses, le saluant sans le regarder. La patronne du Phénix, la vieille Mara.

- Eh ben bonhomme ? T'es de mauvais poil ? devina-t-elle, comme voyant l'air renfrogné du gamin sans avoir à le voir.

Elle posa son encrier et tourna un visage buriné et orné d'énormes grains de beauté vers l'enfant, remarquant la couleur violacée autour de son œil.

- On t'a encore cherché des noises ? Ils y ont perdu combien de dents ?

- Autant qu'ils ont dit qu'il me manquait de centimètres.

- Arrête donc de démarrer au quart de tour dès qu'on te titille, gamin. C'est un coup à finir enculé dans un coin de rue si tu te jettes sur la mauvaise personne.

- Celui qui tente, je lui écrase les…

- J'en doute pas, coupa la femme. Mais arrête tes gamineries j'te dis. Faut pas que ça t'atteigne ce genre de r'marques Tu verras qu'la taille, c'est pas ce qui compte le plus pour un gars. Enfin, tu comprendras plus tard.

- J'ai compris.

Mara haussa un sourcil et ravala l'expression de surprise qui commençait à modeler son vaste faciès. Elle avait beau s'adresser elle-même à Rivaï comme un à un adulte et jurer comme un charretier, elle oubliait que cet enfant vivait dans une vraie porcherie où les contextes lubriques et les langages crus proliférait, aussi le môme n'avait aucun mal saisir le sens des sous-entendus salasses. Elle détourna le regard et reprit :

- Et puis c'est ça, les hommes : ça met du temps à pousser et une fois lancés, pfiouuuu ! Tu verras que dans douze ans, tu seras si grand que tu pourras attraper les couilles des bourgeois de la surface en gardant les pieds ici.

Rivaï éclata d'un léger rire en cascade, se déridant complètement.

- Allez, bonhomme, oublie ces couillons et amène-toi par ici, j'ai pas mes lunettes et je peine à décrypter ces chiffres-là.

L'enfant approcha et s'installa sur le divan, s'emparant de la feuille que lui tendait la mère.

- Huit… cent quarante… trois, déchiffra-t-il petit à petit. Et dans la deuxième ligne, c'est… Neuf cent vingt.

- Neuf cent vingt quoi, bonhomme ? Ça correspond à quoi, cette deuxième ligne ?

- J'arrive pas à le lire.

- Essaie quand même.

- Liv…raison… hed… Non, heb… domaire. Ça veut dire quoi ?

- C'est ce que je dois casquer pour le ravitaillement de picrate cette semaine.

L'enfant hocha la tête et épela le contenu de la seconde feuille.

La vieille Mara était de ces rares personnes qui savaient lire, écrire, et habilement calculer dans la cité, et c'était elle qui s'occupait des comptes du bar de Brak et du Phénix. Klave étant un illettré complaisant, Rivaï n'était absolument pas destiné à savoir un jour lire et écrire, et d'ailleurs le « tuteur » du gamin ne plaidait pas en faveur de l'enseignement. Savoir lire ne mettait pas le pain dans la bouche. Mais Rivaï, pour avoir souvent assisté à des trafics, avait vite compris que ceux qui connaissaient le langage des lettres étaient avantagés, se faisaient bien moins arnaquer, et dominaient la situation. Alors, malgré le désaccord de Klave, Mara lui apprenait discrètement les rudiments de la lecture et du calcul.

Pour justifier ces séances d'apprentissage, la vieille mère prétendait que sa vue baissait et avait besoin d'yeux jeunes pour décoder la paperasse et les chiffres d'affaire du commerce.

- Eh ben voilà, bonhomme ! s'exclama la grosse femme une fois les comptes épluchés. Tiens, va te servir une orange sur le guéridon, là-bas.

L'enfant ne se fit pas prier et trotta jusqu'à la coupe de fruits lourds de jus qui trônaient sur le meuble.

- Où tu les as eues, ces oranges ? demanda l'enfant en y mordant à pleines dents, sans se soucier d'ôter la peau épaisse.

- C'est un lascar qui a un filon avec le commerce du dessus. Ton paternel a dû dégoter un sacré réseau, parce qu'il nous revient avec les poches gonflées ces derniers temps.

- Mh mmh, marmonna Rivaï, le menton dégoulinant de jus.

Lui, évidemment, savait tout. Il n'y avait rien de tel qu'un petit gamin aux yeux grands ouverts, aux oreilles affûtées et à la curiosité traînante pour connaître les moindres détails des affaires du quartier. Et Rivaï savait que Klave avait il y a peu réussi à « faire affaire » avec un gars de la Triple Dague, un des plus importants réseaux criminels des souterrains. Enfin, faire affaire… Le trafiquant se vantait silencieusement d'avoir trouvé un moyen de plumer son type, par des moyens incompréhensibles pour Rivaï.

- 'Fin bref, reprit Mara. Klave a eu la « générosité » de filer une part de l'oseille à Brak et on a pu se payer quelques petits plaisirs. Allez, gobe-moi cette orange-là avant que ton paternel ne débarque en braillant au gaspillage.

- C'est pas mon père.

Le gamin avait sifflé ces mots avec agressivité. Cela faisait la seconde fois que Mara désignait ainsi Klave et horripilait l'enfant. Sans remercier pour l'orange, Rivaï recala sa besace sur son épaule et sortit en adressant un bref regard à la patronne du bordel, sur la chambre de laquelle il referma la porte. Redescendant dans la salle, il constata qu'Ikki n'était toujours pas revenue. Les sourcils froncés, contrarié, le garçon sortit dans la rue en raclant avec agacement ses semelles sur les pavés.

Il en avait assez d'entendre Mara désigner Klave comme son père. Ce n'était strictement pas le cas.

Rivaï avait toujours vécu ainsi, par débrouilles et astuces mais ayant un foyer où rentrer le soir, dans la cahute du vieux Klave, qui lui assurait aussi de le nourrir lorsqu'il en avait besoin. C'était presque de la coopération, de la cohabitation plutôt qu'un lien de pur altruisme.

Il paraissait que l'homme connaissait vaguement la mère de l'enfant, qui aurait été prostituée et lui avait confié le garçon avant de disparaître. Rivaï savait que Klave s'était vaguement attaché à lui et veillait à ce qu'il comprenne et suive les règles du souterrain sans jamais se faire avoir, mais, lorsque l'alcool rougissait le front de l'homme, son poing s'abattait aussi facilement sur lui.

Sans comprendre exactement ce qui l'hérissait exactement dans le fait qu'on les associe père et fils, Rivaï se mettait en colère chaque fois que ça arrivait.

Il n'avait pas de père, n'en avait jamais eu besoin, et en avoir un signifiait avoir une longueur de retard dans ce monde : être couvert par le chaperon parental, être protégé, chéri. Cela rendait faible, peu méfiant, et peu débrouillard. Rivaï n'avait besoin de personne… même si c'était quand même drôlement rassurant de ne pas dormir le soir dans le caniveau, et d'avoir toujours de quoi manger un peu.

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Un cri de fille accompagné d'un fracas métallique, à plusieurs rues d'ici, vibra dans l'air glacé de la cité noire, parvenant jusqu'aux oreilles de Rivaï, allongé sur le dos, les yeux grands ouverts dans l'obscurité.

Insomnies. Encore. Il préférait encore rester éveillé à entendre les bruits terrifiants de la nuit plutôt que d'avoir à les retrouver. Ce n'est pas comme s'il avait le choix : même s'il le voulait, le sommeil ne viendrait pas, l'effroi crispant le corps de l'enfant était trop intense pour laisser filtrer l'épuisement.

Cela arrivait, parfois. Ce cauchemar.

La première fois, il s'était réveillé si brusquement qu'il avait cru mourir sur le coup. Il était resté pétrifié, les yeux brillants d'épouvante dans le noir, la pelisse lui servant de couverture se déchirant presque sous la pression de ses poings verrouillés de terreur.

La vision d'un visage, immense, disproportionné, aux yeux inexpressifs et à la mâchoire monstrueuse, tourné vers lui. Voilà ce qui, de temps en temps, de manière irrégulière, le hantait dans son sommeil.

La première fois, il n'avait pas identifié cette apparition, mais la peur ancrée dans les entrailles de l'Humain, comme gravée dans son empreinte génétique depuis le grand massacre d'il y a plusieurs ancestrales décennies, lui avait soufflé le nom de cette abomination.

Un Titan.

Une de ces ignobles et absurdes créatures, qu'il n'avait jamais vues. De ce cauchemar, il avait parlé une fois à Mara, qui lui avait alors imposé de se taire. Un simple cauchemar, à force d'entendre des baragouins sur ces monstres…

Oui, sauf que le sujet Titan était aboli dans la cité souterraine. C'était le problème principal des gens de la surface, qui en parlaient avec l'excitation et l'appréhension de victimes en sursis se sachant intouchables au fond d'elles. Mais cette populace de surface, la « première exposée » aux Titans, vivait prospère. Dans les sous-sols, la notion de vie n'était pas remise en question par ces géants contenus à l'extérieur des enceintes fortifiées. Elle n'est pas menacée quotidiennement par un danger extérieur, lointain, abstrait presque pour le citoyen standard.

L'habitant des souterrains, lui, luttait chaque jour, non pas contre l'espèce répugnante des Titans mais contre celle, pernicieuse et obscure, de l'humanité elle-même. Ses travers, ses pêchés, ses vices engendraient les pires retors entre congénères.

Le truand, le meurtrier ou le clochard de la cité sombre a déjà suffisamment à faire avec ou contre ses semblables pour survivre, plutôt que de se soucier en plus de la menace de la surface. Il était inutile de mentionner les Titans, et au fil du temps, l'inutilité de la chose s'était muée en interdiction muette. Un sujet tabou qui faisait se retourner avec désapprobation les passants, se resservir avec aplomb les buveurs, et parfois s'échauffer le sang des bagarreurs.

Alors, non, Rivaï n'avait jamais entendu parler des Titans autre que dans les basses rumeurs du soir et la bouche des saoulards. Assez pour s'exercer de temps à autre à se visualiser ces créatures, mais pas assez pour en cauchemarder.

Mara s'était inquiétée de savoir comment pareil rêve pouvait polluer l'esprit de l'enfant et cela l'avait effrayée, lui demandant de faire comme si de rien n'était et de ne plus en parler.

La nuit précédente, Rivaï l'avait revu. Il s'était s'éveillé, tétanisé, le cœur si crispé qu'il semblait s'arrêter de fonctionner pendant les longues minutes durant lesquelles Rivaï peinait à réaliser qu'il était encore vivant. Il n'avait pas envie de le retrouver. Il se répétait des provocations dans sa tête sans jamais s'en convaincre. Il était terrifié par cette vision qu'il ne comprenait pas.

Non, décidément, il ne fermerait pas l'œil ce soir.

À quelques mètres de lui, les ronflements monstrueux de Klave résonnaient dans toute la cahute, faisant trembler les chambranles de bois.

Rivaï s'enfouit la tête dans sa besace, dont le contenu moelleux lui servait d'oreiller. Ce contact fit remonter à la surface une pensée qui l'avait hanté toute la matinée et, soudainement envahi d'énergie, il se releva brusquement et s'extirpa sans bruit de sa paillasse.

Il se faufila vers la fenêtre, et disparut à l'extérieur.

Il ne lui fallut pas plus de quarante minutes pour traverser à l'aveuglette la cité, chemin qu'il faisait presque tous les jours, qu'il avait traversé le matin-même, et dont il connaissait les moindres détails.

Il arriva sans encombre au Phénix. La taverne et le bordel étaient ouverts, comme d'habitude, mais Rivaï savait que toutes les filles ne travaillaient pas de nuit.

La petite ombre s'arrêta au pied du mur, avisa la fenêtre ouverte semblable à un carré de lumière sur la façade noire du mur du bordel, et, réajustant sa besace sur son épaule, escalada un empilement de tonneaux, agrippa une poutre dépassant de la charpente éventrée du bâtiment et, agile, grimpa le long du mur sans un bruit. Il atteignit la fenêtre sans mal, enjamba la balustrade et y resta assis, scrutant l'intérieur de la pièce.

Le seul mobilier était composé d'un grand lit croulant sous les couvertures, et d'un petit secrétaire surmonté d'un miroir.

Et, au centre de la pièce, superbe dans sa quasi-nudité, Ikki chantonnait en se déhanchant doucement, démêlant ses cheveux.

À sa vue, Rivaï sentit son cœur devenir tout chaud dans sa poitrine.

Une fois, il avait trouvé une bille, par terre, près d'un égout (sans doute un enfant du dessus l'ayant fait tomber). Il ignorait de quoi il s'agissait, mais cette petite bulle de verre poli translucide, chamarrée et si jolie, avait exercé sur lui une telle attraction qu'il s'en était emparé sans hésitation. Elle ne lui servait à rien – ce qui n'aide pas à survivre dans le souterrain n'est d'aucune utilité – mais sa beauté et la pureté de sa surface avaient fait résonner en lui le désir de serrer cet objet de toutes ses forces et ne jamais le lâcher.

Finalement, il l'avait perdue dans une bagarre. Dans la cité souterraine, la beauté se perdait trop vite.

La beauté était rare. Presque inexistante. Et Ikki était belle. Mais être belle, ici, c'était triste, et éphémère. Les femmes belles avaient pour néfaste destin de finir, au mieux, dans ce genre de maison close, et étaient vouées à y faner leur splendeur dans les bras brutaux des hommes.

Pourtant, malgré les années passées à faire la prostituée, Ikki était encore jeune, et incroyablement resplendissante aux yeux de Rivaï. Il aimait le velouté de sa peau, la courbe des flancs qui jouaient avec la lumière pour, par l'usage d'illusions d'optique, dissimuler les côtes saillantes. Et il aimait par-dessus tout ces incroyables cheveux blonds, fascinants, si différents des banales chevelures brunes caractéristiques du type du souterrain.

Il aimait sa voix, qui chantait pour elle-même.

Au bout de longues minutes, tournoyant lentement sur elle-même, Ikki aperçut l'enfant, perché à sa fenêtre. Elle ne sursauta pas, ni ne dissimula son corps, mais s'interrompit brusquement et demanda :

- Qu'est-ce que tu fiches ici ? T'as fugué ?

- Klave est complètement bourré et j'arrivais pas à dormir.

- Je te signale qu'en plus d'arriver à l'improviste, au moins on toque pour demander à entrer !

Le petit garçon tapota son poing contre le battant de la fenêtre et demanda avec une candeur non feinte :

- Je peux entrer ?

- Je t'en prie, répondit Ikki en riant.

Une étincelle ravie dans le regard, Rivaï sauta sur le plancher avec la souplesse d'un petit chat, ôta sa petite cape et trottina jusqu'au lit pour s'y asseoir, sa besace sur les genoux.

Ikki, bras croisés, le regarda s'installer avec amusement. Elle soupira avec un sourire, finit de se déshabiller et, seulement vêtue d'un bas usé, vint s'asseoir aux côtés du gamin.

- Allez, pas de chichis, dis-moi franchement : pourquoi t'es là ?

- J'ai dit que j'avais un cadeau pour toi, ce matin, avoua Rivaï en ouvrant sa besace.

- Oh, oui ! Qu'est-ce que c…

Ses yeux s'écarquillèrent en voyant l'objet, déplié entre les petits bras tendus de Rivaï. Une grande cape de coton robuste, teintée de vert, apparut à la vue de la jeune femme.

- Où as-tu eu ça ?

- On me l'a donné.

- Menteur ! s'exclama la jeune femme en agrippant l'enfant et en lui passant une main sévère dans les cheveux, l'ébouriffant avec insistance. Espèce de petit menteur, et voleur ! Tu as chipé ça !

- Arrête ! Ikki, lâche-moi ! fit le gamin en se débattant.

- Tais-toi, tu risques en plus d'avertir la mère de présence !

Elle finit par le lâcher, tout échevelé, et le laissa reprendre son souffle. Sérieuse, elle le prit par les épaules et déclara :

- Tu sais que c'est mal de voler.

Le gamin se renfrogna.

- Je voulais que tu aies un truc pour te couvrir, si un jour ton seul manteau tombe en pièce. C'tout.

Le sourire d'Ikki se figea et son visage afficha une expression inidentifiable. Rivaï n'aurait su dire si elle était fâchée, contrariée ou dubitative, mais il se sentit plonger dans une profonde perplexité quand il remarqua la force et la brillance du regard posé sur lui.

- Moi aussi j'ai un cadeau pour toi, annonça-t-elle. Tu fermes les yeux ?

L'enfant porta aussitôt les mains à son visage pour s'y cacher les yeux avec une petite moue excitée.

Le lit grinça, indiquant à l'enfant qu'Ikki se penchait vers lui, et il sentit son souffle s'éparpiller sur son visage.

- Rivaï.

La voix d'Ikki frissonnait en prononçant ce nom, avec une solennité surprenante. Le garçon se redressa, les mains toujours plaquées sur les yeux, figé par le ton étrange de la jeune femme et le cœur battant soudain plus vite, en écho à l'intensité avec laquelle son prénom avait été formulé.

- Écoute bien ce que je vais te dire, fit-elle en approchant son visage du sien. Tu es gentil. Tu es intelligent. Tu es quelqu'un d'attentionné. Et tu es quelqu'un d'important.

Ce dernier mot résonna dans l'esprit de l'enfant avec la même intensité que l'écho de son prénom prononcé par Ikki quelques secondes auparavant, tandis que la jeune femme reprenait :

- Quelle que soit ta taille. Quel que soit ton âge. Quel que soit l'endroit où tu vis et d'où tu viens. Tu es une belle personne, et il faut que tu le restes. Ne laisse pas la saloperie et la gadoue de cet endroit t'atteindre.

Elle posa sa main sur la poitrine du garçon, à l'endroit du cœur, et y referma doucement le poing en appuyant plus fermement.

- Là. Ce cœur qui bat dans ta poitrine n'appartient qu'à toi, tu entends ? Il est à toi, il n'y a que toi qui puisses choisir de quels objectifs le charger. Tu n'as pas à te fondre dans la masse de brutes et de criminels de ce souterrain, Rivaï. Tu as beaucoup de force et de belles valeurs en toi.

Rivaï sentit une main écarter les mèches retombant sur son front et les lèvres douces d'Ikki s'y poser avec tendresse. Sa conscience primaire d'enfant ne lui permettait pas de comprendre que ces mots qu'il n'avait jamais entendus étaient suscités par la sincérité et l'émotion engendrée par le cadeau qu'il venait d'offrir à Ikki. Il ôta ses mains de son visage et vit Ikki enrouler la cape autour de ses épaules en souriant un « merci » silencieux.

Elle se glissa dans les draps et Rivaï n'attendit pas d'invitation pour s'y réfugier aussitôt, se pelotonnant aux côtés de la jeune femme.

Le visage plongé dans l'oreiller, un œil tourné vers le visage d'Ikki, l'observa. Ils se regardèrent longuement avant d'éclater d'un petit rire étouffé, Rivaï se blottissant contre le corps tiède de la jeune femme.

- Tu sais ce que c'est que cette cape que tu m'as rapportée ? demanda-t-elle.

- Bah… Un vieux drap vert.

- Pas vraiment, rit Ikki. Il s'agit d'une pièce d'uniforme militaire appartenant aux bataillons d'exploration. Elle n'est pas finie, mais ça ne fait pas de doute, c'est bien l'une d'elles. Sans doute une livraison d'uniformes en cours de finition. Ils y cousent deux grandes ailes : une noire, et une blanche. On les appelle les « ailes de la liberté », il paraît. Et ceux qui les portent ont le droit et le pouvoir d'aller au-delà des Murs.

- …Pourquoi ils font ça ? demanda Rivaï après une hésitation. Sortir des Murs… C'est dangereux.

- Oui, très. Beaucoup perdent la vie.

L'image du Titan de ses cauchemars fit tressaillir l'enfant.

- Alors pourquoi ?

- Je ne sais pas si des gens comme nous pouvons le comprendre. Comme eux ne comprennent pas beaucoup de nos agissements.

Elle caressa longuement la tignasse noire du gamin, qui retint un sourire de bien-être. Les cheveux sombres, ébouriffés, étaient collés de sueur et de poussière, mais Ikki n'en avait que faire.

Elle ouvrit les lèvres, inspira et se mit à chanter.

Ces mots étaient prononcés dans une langue étrangère, ronde, aux accents pleins et aux syllabes roulant sur sa langue comme des galets dans le courant de la rivière.

Rivaï ferma les yeux et se laissa bercer par cette mélodie qu'Ikki chantait souvent sans qu'il l'ait jamais comprise.

Ikki sentit, contre son cou, les lèvres de l'enfant s'étirer en un léger sourire, son souffle devenir petit à petit plus régulier, sa tête s'appesantir, encadrée des plis de la cape verte. Elle chanta encore de longues minutes, des heures peut-être. Dans les souterrains, le temps n'est jamais considérable, et les moments d'apaisement et de sécurité trop précieux pour être mesurés.

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La salle du bar était semblable à un trognon de pomme agrémenté de quelques mouches à viande. La petite douzaine de sombres clients qui chuchotaient par groupes restreints créaient un bourdonnement rauque, que les bruits de la rue et les musiques du bordel agrémentaient.

Une soirée ordinaire, encore une insignifiante journée passée, préparant la tout aussi insignifiante suivante.

C'est ce que pensait Brak, essuyant un verre, quand soudain la porte d'entrée vola en éclats. Trois hommes au visage balafré entrèrent, la main portée à leur flanc sous leur ample manteau de cuir. Tous les clients, ainsi que Brak, se figèrent en reconnaissant la déchirure du vêtement au niveau du cœur. Le signe de reconnaissance des membres de la Triple Dague.

- KLAVE !

Le braillement de l'homme de tête ébranla toute la salle.

- Espèce de merde de cafard, ramène ton sale cul ici qu'on te l'épluche !

L'interpellé s'approcha, feintant l'ignorance avec un calme frôlant l'insolence.

- Qu'est-ce qu'il vous arrive, les mecs ?

- C'est ça, fais le malin. Tu croyais nous tromper longtemps ?

- Tromper ? Je n'ai tr…

Le premier des hommes cracha dédaigneusement son cigare et dégaina brutalement un revolver, qu'il braqua sur Klave.

- Oh là, on se calme, les gars ! s'écria ce dernier en tendant les mains, maîtrisant le frisson qui secouait son échine.

- Si vous voulez vous battre, c'est dehors ! intervint Brak.

- Merci, vieux, tu m'aides là ! siffla Klave.

- On va pas se gêner pour foutre une plumée à cet enfoiré dans le lieu qui lui convient le mieux : cette taverne miteuse !

À ces mots, l'homme et un de ses acolytes donnèrent un violent coup de pied dans une table, qui se brisa sur le sol. Ils ravagèrent la salle, violentant les clients qui ne s'étaient pas encore enfuis.

Rivaï, qui trottinait en tous sens et faisait le pigeon voyageur dans le quartier, entra à ce moment-là.

Le troisième des lascars qui étaient entrés Chez Brak et se trouvait encore près de l'entrée n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait lorsqu'il sentit une brûlure intense lacérer le bas de son dos.

Il poussa un hurlement de surprise et, faisant un bond de côté, découvrit le gosse qui tenait fermement une des torches éclairant habituellement l'entrée du bâtiment, et dont il s'était emparé sans hésiter ni chercher à comprendre la situation, en voyant ces hommes foutre le bordel dans la salle.

- OUARG ! brailla l'homme. Le p'tit con, il m'a brûlé !

Rivaï évita le coup que tenta de lui porta son adversaire, que le premier homme rappela à l'ordre avant de lancer à l'intention de l'enfant :

- Déguerpis d'ici, gamin.

- Rivaï, barre-toi, cingla Klave.

- C'est à eux de se barrer. Ils ont rien à foutre ici.

- Oh que si, ricana le premier de la Triple Dague, un sourire mauvais sur le visage. Klave, rends-nous notre blé, immédiatement, et peut-être qu'on partira sans trop te fumer ni abîmer la déco.

- Comment je l'aurais votre argent ? fit le trafiquant, avec de moins en moins d'assurance.

- Ok, rétorqua l'homme en pointant son revolver sur Klave.

- Attendez ! Prenez la caisse de Brak !

- Quoi ? s'étrangla le patron de la taverne.

Le leader du trio hocha la tête et les deux autres empoignèrent Klave, le fouillant avec brutalité et lui retirant les moindres pièces fourrés dans chacune de ses poches.

- Autant récupérer tout ce qu'on peut sur ta carcasse avant de te buter. Et comme tu nous en as soufflé la si bonne idée, nous allons aussi prélever quelques intérêts dans la caisse, en dédommagement de cet accueil déplorable que vous nous faîtes, fit l'homme en fourrant le contenu du petit coffre du comptoir dans un sac.

Le temps d'apercevoir l'éclat d'une lame et d'avoir le réflex de faire un saut de côté pour éviter le coup de couteau, le second de la Triple Dague entrevit le gosse qui s'était jeté sur lui, le couteau au poing.

- Ne fais pas l'imbécile, Rivaï ! beugla Klave. Range ça ! Tu…

Le gosse n'eut pas le temps de désobéir.

Le poing massif de la Triple Dague s'abattit sur lui, le projetant à terre, heurtant le comptoir.

Klave eut un rictus en voyant l'enfant gémir mais rester immobile au milieu des débris.

Il empoigna le criminel et lui envoya une droite discutable, avant qu'un phénoménal coup ne lui fasse regretter son audace, lui faisant traverser la salle en brisant les tables.

Brak retint son camarade en l'aidant à se relever, quand Klave cracha avec gravité :

- Brak, fais évacuer le bordel.

- Personne ne bouge ! répéta l'homme du réseau.

- Brak, qu'est-ce qu…

Les regards se tournèrent vers la petite voix venant du couloir menant au bordel : Ikki se tenait dans l'entrée, pétrifiée.

- Ikki ! hurla Brak. Rentre dans la salle !

- Personne ne bouge j'ai dit ! brailla l'un des mercenaires de la Triple Dague. Toi ! fit-il à l'intention de Klave. Dernière fois. Tu me dis comment tu comptes nous refiler notre blé, ou je conclus notre brève coopération avec une balle dans ta misérable cervelle.

Klave secoua misérablement la tête. Ce fut son dernier mouvement.

Le plomb de la balle perfora le front du trafiquant. Une autre pénétra son abdomen, avant qu'un coup de poing inutile ne vienne fracasser son crâne, propulsant Klave hors de la salle et atterrir dans le caniveau de la rue, faisant hurler les derniers passants qui finirent de déserter les lieux. Tous s'étaient tus dans le bâtiment. Le hurlement d'Ikki s'était étranglé dans sa gorge.

Le tireur rangea son arme et déclara tranquillement :

- On a fini, les gars. Je me tire.

- On arrange un peu ce foutoir et on te rejoint, ricana son acolyte. On fait du zèle.

Le premier homme quitta le champ de bataille tandis que ses deux comparses restaient à ravager le reste des lieux et violenter les personnes encore présentes.

Rivaï, sonné à terre, avait entendu les deux coups de feu mais n'avait pas réussi à rassembler ses bribes de conscience. Il devinait plus que ne voyait le capharnaüm de la salle, les clients les plus hardis (ou ivres) ripostant, se débattant face aux criminels d'élite, Brak se faisant massacrer contre un mur, un des hommes renversant un chandelier sur le rideau couvrant le couloir menant au bordel, y mettant le feu.

Le gosse sentit une main se refermer sur son bras et le soulever et il vit Ikki, les yeux effarés et luisants de larmes d'effroi, l'entraîner vers l'extérieur. Ils ne l'atteignirent pas une patte énorme se referma sur la gorge de Rivaï et il vit un des criminels, le tenant à bout de bras, agripper de l'autre main la chevelure de la jeune femme.

L'homme ne les regardait même pas. Il était animé par le simple désir d'empoigner tout ce qui était encore intact – aussi bien mobilier que personnes – pour finir de le briser correctement et asseoir ainsi la terreur engendré par la Triple Dague.

Rivaï se sentit plaquer contre le mur, son crâne heurtant une étagère d'alcools. Il entrevit le regard glacé du criminel quand la voix d'Ikki transperça le vacarme des ravages causés par son acolyte.

- Non, laissez-l… !

Un coup de poing la cueillit en plein visage, coupant net sa supplication.

Rivaï sentit une onde foudroyante parcourir ses nerfs, diluant instantanément toute confusion. Il poussa un grondement qui resta bloqué dans sa gorge et, gesticulant en tous sens, il donna un coup de pied violent dans l'étagère le juxtaposant elle qui céda sur le coup. Tous les alcools qui y étaient posés se déversèrent sur Rivaï et le brigand, qui sursauta, crachota, brailla tous les jurons du langage humain avant de resserrer sa poigne sur Rivaï, le fusillant du regard, furieux comme un taureau piqué. La vue brouillée par la rage et l'alcool gouttant devant ses yeux, il ne vit pas que l'enfant, lui aussi couvert de liquide, avait dans la chute des produits gonflé ses joues d'alcool.

Le brigand, mis hors de lui, sentit ses pieds s'empêtrer dans les débris de bois et de verre jonchant le sol. Il recula de quelques mètres, trébuchant, sans lâcher le gamin qu'il assaillait de tous les noms.

- Espèce de petit con de bâtard de mes deux, tu vas...

Il n'eut pas le temps de finir sa vocifération. Rivaï, dégoulinant de liquide et la bouche pleine d'alcool, cracha brutalement le liquide sur le visage de son adversaire. Du moins ce dernier cru que son visage était la cible. Il n'avait pas remarqué, s'élevant dans son dos, la flamme du chandelier sur le comptoir, dont il s'était approché à reculons. L'alcool craché par Rivaï entra en contact avec la puissante flamme et, comme une bouffée draconienne, une gerbe de feu jaillit.

L'homme, couvert d'alcool, s'enflamma aussitôt.

Un hurlement bestial retentit dans la taverne dévastée. Les vêtements de l'homme, embrasés, diffusaient une odeur nauséabonde et sous la douleur et la surprise, il lâcha Rivaï que les flammes avaient déjà atteint.

Tandis que l'homme hurlait comme un porc que l'on égorge, gesticulant comme un diable et se heurtant, hystérique dans son effroyable agonie, à tous les débris jonchant la pièce, le gosse roula à terre. Il ôta précipitamment son T-shirt enflammé, étouffa fébrilement les flammes rongeant son pantalon et léchant sa peau dans un grésillement avide. Il ne prêta aucunement attention aux profondes marques qui cuisaient sa peau et se tourna vers l'endroit où se trouvait Ikki.

La jeune femme, couteau à la main, avait essayé de porter un coup à un des hommes, dans le dos. Ce dernier grogna et se retourna, la lame n'ayant pas pénétré la masse musculaire et graisseuse et ne lui ayant porté presque aucun dommage. Ikki, constatant l'échec de sa manœuvre et se décomposant face au regard terrible de l'homme, bondit sur le côté pour éviter le coup de feu qui avait essayé de l'atteindre et s'enfuit à toute vitesse hors du bâtiment, l'homme sur ses talons.

Percutant les passants, elle s'engouffra dans une ruelle qu'elle savait aboutissant à un immeuble blindé.

Titubant de terreur, elle fonça vers la porte, et la percuta de plein fouet. Fermée. Hermétiquement close. Ikki se retrouva piégée.

Elle fit volte-face et vit le criminel débarquer dans la ruelle et s'abattre sur elle comme un vautour.

Il lui attrapa les cheveux, la projeta contre le mur et ne lui laissa pas le temps de retomber au sol avant de se mettre à la rouer de coups, déversant sur elle la colère absurde d'un homme qui ne trouvait sa raison d'être que dans la brutalité gratuite.

- Espèce de sale petite pute ! Crève donc dans la merde, là dont tu n'aurais jamais dû sortir !

- Lâche-la ! rugit Rivaï, débarquant du coin de la rue, en se jetant sur lui alors que l'homme dégainait son revolver, pointé sur Ikki, et qu'un coup de feu retentissait.

Il se cramponna à lui, cognant de toutes ses forces, mordant, se démenant comme un chien fou sur la menace. Il entendit un coup de feu mais, ivre d'adrénaline et ne se sentant pas glisser au sol, il en déduisit inconsciemment qu'il n'était pas touché et redoubla de hargne.

L'homme manqua de se débarrasser de lui maintes fois mais jamais il ne parvenait à détacher ce petit condensé de ténacité bouillonnante.

Les mâchoires de l'enfant se refermèrent sur la gorge de l'homme et, cramponné à lui, Rivaï serra les dents, de toutes ses forces.

Il sentit la peau se craquer, se distendre comme un tissu, et céder. La chair chaude du cou éclata comme celle d'un fruit et, sous la pression des crocs de Rivaï, les vaisseaux crevaient et emplissait la bouche du gamin de sang.

L'homme mugissait comme du bétail acculé, qu'une hyène aurait pris à la gorge. Le son du revolver tombant à terre parvint à ses oreilles.

Un coup de poing magistral cueillit le gamin en pleine tempe, lui faisant lâcher prise instantanément. Sous le coup, Rivaï sentit son esprit vibrer dans son crâne. Il fut projeté à terre et dérapa sur le sol gluant d'eau sale.

La tempe cuisante, la vue complètement brouillée et l'oreille gauche vrombissante, l'enfant haleta et se releva sur un coude, dodelinant de la tête.

Il vit, à travers le brouillard du choc, l'homme se dresser entre lui et Ikki. Il n'était qu'une vague silhouette pour le gosse, sonné, mais pour qui il paraissait trop grand.

Immense. Inhumain. L'incarnation immédiate de la menace de la vie.

Rivaï se releva d'un bond, s'empara du revolver inerte, à un mètre de lui. L'arme pesait incroyablement lourd au bout de ses petits bras.

Il entendit une détonation qui résonna longuement dans sa tête, et vit distinctement une fleur sanglante éclater sur la nuque de l'homme et un ruisseau de sang teinter son dos.

L'enfant resta immobile, le regard ancré à la vision de l'homme s'écroulant. Il resta ainsi jusqu'à ce qu'il aperçoive Ikki, baignant dans son sang, haletait des mots inintelligibles. Rivaï allait se précipiter vers elle quand un bruissement le fit sursauter il fit volte-face, la main toujours verrouillée sur l'arme.

Celui qui avait tiré et abattu le Triple Dague se tenait au bout de la rue déserte. Un homme, emmitouflé dans un grand manteau de cuir noir, le visage camouflé par une large capuche, abaissait tranquillement son arme.

Les neurones de Rivaï, affolés, parvinrent cependant à lui retransmettre une information lorsqu'il reconnut le foulard blanc noué au cou de l'inconnu.

Il reconnaissait le type de cet homme, il en avait déjà vu.

On les appelait « les choucas » de la cité. Les nettoyeurs des rues, ceux qui mettaient fin aux conflits causant trop de ravages dans la ville. Ils n'étaient pas officiels, n'avaient aucunement le titre de flics, mais débarquaient parfois d'on ne savait où lorsqu'une lutte violente entre trafiquants ou gangs dégénérait, et ils intervenaient de manière radicale, souvent en éliminant simplement le problème. Seuls ces hommes empêchaient la cité souterraine de devenir un véritable Enfer.

Et un de ces choucas venait d'abattre le ressortissant de la Triple Dague, sans doute n'ayant aucune idée de la source du conflit, mais empêchant l'homme de massacrer ce gosse et cette femme. Femme qu'il semblait toiser, jaugeant son état de loin. Rivaï l'entendit soupirer et le vit s'approcher d'un pas calme, l'arme au poing.

Il savait que les choucas étaient là pour « régler » les conflits et ne laisser aucun trouble derrière. Pas de blessés graves. Pas d'agonie. Juste une mort bien propre et nette, pour faire table rase du différend en achevant les mourants.

L'homme avançait toujours vers eux. Vers Ikki. Un « clic », indiqua à Rivaï que le pouce de l'homme avait appuyé sur le chien.

Il eut l'impression que la pompe de son cœur se remettait soudainement à fonctionner, un battement puissant dans sa poitrine le secouant et le faisant bouger de sa tétanie alors qu'il voyait le canon de l'arme se lever lentement vers la femme blessée.

- Arrête !

Il se rua au devant du choucas et s'interposa entre lui et sa cible, braquant farouchement son arme sur lui.

Le choucas fixa l'enfant, qui ne voyait pas ses yeux mais sentait son regard le transpercer de part en part.

L'homme toisa longuement la demi-portion d'enfant qui se dressait devant lui, le torse marqué de brûlures, le visage ensanglanté, une flamboyance bouillonnante animant l'acier de ses yeux.

Il finit par baisser calmement son arme et la ranger dans son étui, à la grande surprise de Rivaï qui resta cependant campé dans sa position, prêt à tout.

- T'as du feu dans les yeux, toi.

Le choucas lâcha ces mots en rangeant son arme. Rivaï ne les intégra pas immédiatement, le cerveau chahuté. Il continua de foudroyer l'homme, le mettant au défi de faire le moindre geste déplacé.

Ce dernier soupira de nouveau et tourna les talons. Un acte de pitié inutile. Ou un acte de respect, peut-être, pour ce petit rien d'homme qui semblait prêt à s'élever contre le monde.

Rivaï, déboussolé, regarda l'homme s'éloigner. Quand il eut disparut et que le silence et l'obscurité de la ruelle se refermèrent sur lui et Ikki, il lâcha l'arme qui avait appartenu à la Triple Dague et, le cœur au bord des lèvres, se précipita vers la prostituée, étalée au pied du mur.

- Ikki !

La jeune femme, le dos appuyé contre l'angle du bâtiment, était écroulée au milieu des détritus.

Elle suffoquait, les cheveux éparses, et Rivaï sentit un gouffre déchirer son esprit quand il sentit l'image d'une tache vermeil, située sur l'abdomen d'Ikki, se graver à jamais dans sa mémoire d'enfant.

La plaie de la balle laissait fuir le sang par gros bouillons chauds. Rivaï aurait pu appeler au secours, mais une présence d'esprit glaciale lui indiquait que cela ne ferait qu'ameuter de la populace autour de son amie perdue.

Il ignorait ses genoux tremblants, le sang battant à ses temps. Il s'agenouilla en frissonnant près d'elle et leva les mains, essayant désespérément d'en faire quelque chose pour aider la blessée. Il finit par les poser sur la plaie, pressant maladroitement le flanc meurtri qui ne cessait de laisser échapper le sang par ruissellements.

- Riv-v…

Elle leva péniblement les bras et pris le visage de l'enfant dans ses mains, pressant avec fébrilité ses paumes sur ses joues poisseuses de sang.

- Je suis pas une pute, Rivaille !...

Ce dernier resta tétanisé, fixant le regard éperdu et embué d'Ikki, dont les paroles semblaient être un démenti pathétique des derniers mots violents du criminel à son égard.

- J'en suis p-pas une… Je… Je veux juste…

Ses mots se perdirent dans sa gorge et elle se mit à pleurer, le corps secoué de sanglots qui ressemblaient plus à des convulsions. Les larmes coulaient en cascade de ses grands yeux, toujours écarquillés et plongés dans ceux du petit garçon.

Alors qu'il était resté figé, Rivaille, sans quitter Ikki du regard, ôta ses paumes de la plaie et posa à son tour sa petite main tiède sur la joue de la prostituée plongeant ses grands yeux polaires dans les prunelles dorées de la jeune femme, il chuchota :

- T'en es pas une, Ikki ! T'es mon amie.

Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent davantage tandis que les traits de son visage, congestionnés en une expression d'abandon à la douleur, semblèrent se figer en ce masque de souffrance. Secouée de spasmes nauséeux, elle appuya sa joue contre la paume de l'enfant.

Dans un geste d'épuisement, elle l'attira à lui la tête de Rivaï se posa contre la poitrine de la jeune femme.

Le gosse tira à sur eux un pan de tissu poisseux étendu à terre.

Il faisait froid, l'humidité de la cité souterraine faisant perler des gouttes de sueur glacée sur la peau hérissée de Rivaï la pelisse était inutile, mais même s'ils avaient eu à disposition le plus épais et fourni des édredons, les deux corps serrés auraient eu tout aussi froid. Ils étaient deux résidus humains brisés, fermement enlacés, tels deux animaux agonisants.

Rivaï, la tempe collée au sternum d'Ikki, la serrait doucement contre lui. La blessure de la balle bavait le sang à gros bouillons et trempait le petit corps de Rivaï d'encre rouge. Dans la cage thoracique ensanglantée, telle la caisse d'un tambour, un gong mat et lointain résonnait.

Il se sentit emporté par le rythme de ce cœur et s'y mêla peu à peu la mélodie de la chanson qu'Ikki chantait lorsque Rivaï la retrouvait, la nuit. L'enfant ne sut pas si c'était lui qui, cette fois, fredonnait la berceuse. L'ariette résonnait dans l'air, se confondait avec le vrombissement sourd du silence, créait un brouillard confus dans l'esprit de Rivaille. Seule Ikki entendait clairement cette petite voix fredonner la berceuse contre son cœur.

Rivaï sentit précisément à quel moment la mort jeta son voile sur le corps de la jeune prostituée. L'oreille collée contre sa poitrine, les yeux mi-clos, il les ouvrit peu à peu en entendant le rythme du tambour ralentir, irrémédiablement. Il ne dit rien, ne bougea pas, ne releva pas les yeux. Il eut l'impression de cesser de respirer, pourtant, sans s'en rendre compte, il continuait de fredonner.

Les battements s'espacèrent de plus en plus, devinrent plus graves, plus lointains, imprégnant l'âme de Rivaï d'impacts profonds.

Boum.

Il sut que c'était le dernier, pourtant il attendit la suite. Peut-être qu'un autre battement surviendrait à la suite… Mais il n'en fut rien. Les notes de la mélodie se perdirent dans la gorge de Rivaï.

Il resta ainsi quelques secondes avant de décoller sa tête du corps d'Ikki et de la regarder longuement.

Il ne lui ferma pas les yeux. Personne ne lui avait appris à le faire. Il avait déjà vu des personnes mourir. Des dealers, sous la balle. Des clochards, sous le froid et la faim. Des vieillards, sous la fatigue de l'existence. Et même, un jour, un bébé, mort dans les bras d'une femme habitant à côté du bordel – Rivaï se souvenait des hurlements de douleur de la mère, pleurant son enfant qui, certainement refusant de s'aventurer dans ce monde putréfié qui ne lui offrait que la possibilité d'une existence gangrénée, avait préféré redonner le plus vite possible sa vie.

Il avait vu de nombreux cadavres, des meurtres, des accidents mortels… Mais jamais n'avait eu à regarder droit dans les yeux le cadavre d'un être cher. Jamais il n'avait eu à contempler le reflet vitrifié d'yeux éteints qui avaient autrefois pétillé en le regardant. Jamais il n'avait eu à porter un deuil. Mais après tout, aussi petit et ignorant soit-il, si Rivaï avait déjà compris une chose, c'est que l'apprentissage de la vie dans les souterrains ne se faisait jamais sans souffrance.

Le gosse sentait un plomb peser dans sa poitrine. Ses paupières étaient lourdes.

Il se pencha vers Ikki, et posa doucement ses lèvres sur celles de la jeune femme. Les yeux mi-clos, il sentit la tiédeur de la bouche d'Ikki se disperser contre la sienne, les lèvres charnues perdre de leur souplesse et, horriblement vite, Rivaï sentit la froideur du corps de la fille du Phénix les auréoler tous deux d'une bulle de silence et de lourdeur. Il finit par se détacher d'elle.

Ses yeux recherchèrent instinctivement, une dernière fois, le regard de la femme, mais seul le voile embué de l'inconscience éternelle lui répondit.

Il se releva et, après avoir fixé une dernière fois le cadavre, sans plus de cérémonie, fit volte-face et s'éloigna.

Il ne pensait pas aux silhouettes traumatisées qui apparaissaient le soir et qui, en découvrant le corps superbe, le profanerait sans scrupule. Il ne pensait pas aux chiens errants, aux chats maigres, aux rats qui dévoreraient la chair tendre. Il ne pensait pas au temps et aux charognards qui transformerait Ikki en simple amas d'os et de pulpe noircie par la pourriture.

Il passa devant l'homme qu'il avait abattu, inconsciemment, d'une balle en pleine nuque sans y jeter le moindre regard, et reprit le chemin menant au Phénix il le retrouva réduit en cendres. La salle de la taverne n'était plus qu'un amas de briques et de poutres dévorées par les flammes, et il ne restait rien de la charpente. Au fond, le bordel n'était pas en meilleur état. L'étage s'était écrasé sur le rez-de-chaussée, ravageant tout. Il ne restait que l'escalier, élément s'élevant absurdement sur deux mètres de hauteur vers un étage qui n'existait plus.

Au milieu du champ de décombres, Rivaï distingua un bras, fin et pâle, dont le poignet était ceint de multiples bracelets scintillants et qui dépassait des blocs de roche. Les survivants du massacre étaient inexistants. Le Phénix n'était plus qu'un amas de déchets de plâtre et de chair.

Le regard dans le vide, les flammes se reflétant sur l'acier de ses yeux et la pâleur de sa peau, Rivaï finit par se détacher de ce spectacle. Autour de lui, certains commerçants et passants s'évertuaient à éteindre les dernières flammes pour éviter qu'elles ne se propagent aux boutiques voisines et que la fumée ne sature les étroites allées. Quand les lieux seraient sécurisés, certains extirperaient les cadavres pour les brûler proprement et éviter qu'une épidémie ne sévisse. Et ce serait fini. Les hommes du quartier devraient aller assouvir leurs désirs d'alcool et de sexe plus loin, les trafiquants régler leurs magouilles ailleurs, et la vie continuerait.

Rivaï se dirigea vers le cadavre de Klave, sanguinolent dans le caniveau, s'accroupit et fouilla ses poches avec un sang-froid terrifiant. Ses mains ne tremblaient pas. Elles trouvèrent le canif de l'homme, fixé à son ceinturon, ainsi qu'un paquet d'allumettes. Il ôta aussi la veste tâchée de rouge de l'homme et s'en vêtit, son seul habit ayant brûlé.

Klave n'aurait plus besoin de tout ça, mais lui, si.

Rivaï se releva, et sans jeter le moindre regard en arrière, à la carcasse de ce qui avait été le nid de ses journées, de ses habitudes, disparut dans un boyau obscur du labyrinthe de rues de la cité.

L'adrénaline bouillonnante des dernières minutes s'était glacée dans ses veines. Son cœur battait de façon effroyablement calme. L'affolement, la fébrilité, la terreur ne parvenaient pas à l'atteindre, cognant aux portes de sa conscience sans parvenir à passer la muraille froide que l'esprit avait érigée autour de Rivaï. Il avait un contrôle parfait de son corps et de ses pensées.

Il était tout seul. Mais cela ne serait pas une excuse pour se laisser crever trop vite dans ce monde englué. Dans sa poitrine, un cœur battait. Un cœur qu'il pouvait charger des objectifs qu'il choisissait, lui-même.

Et portant la main à son cœur et y crispant ses doigts, Rivaï se fixa pour seul objectif de survivre.

xXxXxXxXxXxXx

Com de fin :

Moshi moshi ? Vous êtes encore là ? Vivants ? Vous avez mon respect.

Eh bien, je suis sacrément contente d'avoir publié ce premier chapitre en tout cas, et j'espère qu'il vous reste un peu de punch pour un petit commentaire. Dieu sait que mon style manque cruellement de… tout un tas de choses, et je vous serais bien reconnaissante de me filer quelques conseils, des astuces d'écritures, des remarques, que ce soit dans la syntaxe ou même pour améliorer la fluidité de l'histoire. N'hésitez pas à causer du contenu de ce premier chapitre, j'adore parler, même et surtout avec ceux qui voient pas les choses de la même façon (genre « mais n'importenawak, genre Rivaï il a fait ça, mais elle est ouf c'te meuf, va te recoucher »). Je reçois avec beaucoup d'objectivité et d'attention les remarques constructives. Et dans tout ça… Si vous avez apprécié, n'hésitez diablement pas non plus à le dire !

Ouf. Sur ce, très bonne année à vous au fait, et que la Heichou attitude soit avec vous !

Cha cha !