Prologue
La lune était très haute, ronde et blafarde au-dessus de la ville aux toits plats. Sa lueur pâle se répandait dans les rues larges et les contre-allées n'en étaient que plus obscures. Des affiches décolorées se décollaient sur les murs en briques rouges typiques de l'architecture franco-canadienne de 1850 : "L'avenir nous attend plein de surprises", "Un esprit sain dans un corps sain", "La famille, c'est quatre personnes", "Le pays compte sur vous". Quelqu'un avait rajouté une petite moustache et des cornes au visage poupin d'Harold Saxon qui levait la main pour saluer les électeurs.
Au fond d'une impasse, un chien décharné fouillait dans une poubelle renversée, éparpillant les détritus. Des bruits de dispute et de vaisselle résonnaient par une fenêtre ouverte dans la zone résidentielle peu reluisante derrière le Stadium. Une porte claqua, un chat poussa un miaulement strident, quelque chose de métallique dégringola dans les escaliers de secours d'un immeuble. Au loin, une alarme de voiture se déclencha.
Dans la ville étrangement déserte, le clocher de l'Eglise du Précieux Sang sonna lentement minuit.
La lune se glissa un instant derrière un voile de nuages gris, puis elle réapparut et allongea sur l'asphalte l'ombre de la femme qui courait au milieu de la rue principale, les pieds nus et écorchés, le visage maculé de larmes, les vêtements déchirés.
La blessure qu'elle avait à l'épaule ruisselait sur son chemisier blanc et des gouttes pourpres luisaient sur la route derrière elle, laissant une piste facile à suivre.
Celui qu'elle fuyait n'était pas très loin, de toute façon.
Il prenait son temps.
Cette odeur chaude, piquante, mêlée de transpiration et de terreur abjecte, l'enivrait. Il s'était élancé sur elle dans un mouvement de rage désespérée alors qu'elle regagnait sa voiture, mais il s'apercevait maintenant qu'il aimait la sensation de puissance que lui donnait la chasse, le sentiment exaltant de justice qui l'accompagnait.
La femme ne faisait plus sa mijaurée à présent. Elle avait hurlé de douleur, d'abord, puis s'était tue brusquement, avec un gémissement étouffé, pétrifiée d'horreur, quand il s'était transformé sous ses yeux.
C'était bien fait pour elle.
Il allait commencer par lui donner une bonne leçon – lui faire toucher du doigt l'impuissance qu'on pouvait ressentir quand on était faible, effrayé, seul, traité avec mépris. Puis il dévorerait son cœur encore tout palpitant et regarderait la lueur s'éteindre dans ses yeux de vache BCBG.
Elle avait vu ce qui se passait – c'était impossible de ne pas le deviner, cela suintait dans la tapisserie sale des quatre pièces misérables – mais elle s'était contentée de prendre des notes. Elle avait souri à ces gens immondes, serré leurs mains, ignoré l'appel à l'aide muet et suppliant qui lui était adressé.
A peine sortie de la maison, elle s'était désinfectée au gel hydro alcoolique, avait allumé son portable, gloussé et roucoulé comme si ce qu'elle laissait derrière elle n'avait aucune espèce d'importance.
Il avait essayé de lui dire que ce serait bientôt trop tard, mais elle l'avait écarté impatiemment.
Elle ne s'intéressait qu'à elle-même, clairement.
Ils étaient tous comme ça. No-maj, sorciers, peu importait. Aucun d'entre eux n'était capable de comprendre.
Personne ne voulait entendre.
Eh bien, il leur montrerait.
Les uns après les autres, à commencer par cette sotte dont les escarpins élégants gisaient maintenant dans une flaque d'huile à peu de distance de sa voiture.
Il allongea sa foulée avec un rire amer qui fit mousser sa salive, respira l'odeur de cette nuit de pleine lune, des poubelles, de la pisse et de la bière, de sa proie qui venait de trébucher et s'était ouvert le genou.
Elle gémissait, se cassait les ongles en rampant, jetant des coups d'œil frénétiques derrière elle, repoussait ses cheveux poisseux en se relevant tant bien que mal, croassait un appel à l'aide.
Mais personne ne viendrait pour elle, comme personne n'était venu pour lui.
En quelques bonds, il fut sur elle, la saisit, la tordit et la jeta dans une ruelle. Les doigts de la femme s'enfoncèrent dans la fourrure sur sa nuque, elle se débattit en criant, mais il était plus fort qu'elle et elle n'avait aucune chance.
La lune étincela brièvement sur ses crocs quand il retroussa ses babines en se penchant sur son visage, le balayant de son souffle lourd et humide. La bouche écrasée par son agresseur, elle le fixait de ses yeux exorbités et, dans l'obscurité blafarde qui les auréolait, il distingua tout au fond de ses orbites la mort tapie, menaçante, prête à les engloutir tous les deux.
Il n'y aurait pas de retour en arrière.
S'il tuait, il ne serait plus qu'une bête déguisée en être humain. C'était le prix à payer pour enfin assouvir le désir de vengeance qui brûlait dans ses veines depuis si longtemps, pour apaiser un instant la souffrance et le désespoir qui le dévoraient comme une fièvre.
La femme ne méritait aucune pitié.
Il avait espéré, jusqu'au dernier moment.
Quelqu'un, quelque part, devait bien se soucier des enfants.
Mais personne n'était venu pour le sauver.
Et c'était trop tard, à présent.
"Mauvais", "le Mauvais".
Le surnom familier résonnait dans ses oreilles.
Mauvais, oui, il l'était.
L'instinct qui dormait en lui avait fini par prendre le dessus.
Avant même qu'il ne puisse s'en rendre compte, ses griffes avaient déjà déchiqueté le chemisier blanc, une mare d'un rouge sombre et brillant s'élargissait sur l'asphalte et, dans son cou trempé de sueur, dégoulinait le sang chaud de l'assistante sociale qui s'était montrée si insouciante en quittant l'appartement des Cacciatori.
Mais au craquement effroyable de ses mâchoires, alors que montait dans la nuit froide d'octobre l'odeur de la mort, se mêlait le son étouffé de ses sanglots.
A SUIVRE...
