Il y a six mois, si quelqu'un m'avait dit que j'allais être sauvée par des cornflakes au gingembre et au sirop d'érable, je lui aurais conseillé d'aller voir un psy. Juste après lui avoir ri au nez. Et pourtant, c'est exactement ce qui s'est passé. Désolée, c'est la fin de l'histoire, ça. J'ai du mal à me concentrer, ces derniers temps. Laissez-moi reprendre depuis le début.

Je m'appelle Émilie. Un prénom normal pour une fille normale. Vous voyez la fille à laquelle on accorde un regard et qu'on oublie aussitôt ? La fille qui se fond dans la masse avec l'aisance d'un caméléon hyperactif ? C'était tout moi. Je n'avais rien de remarquable.

Jusqu'à ce qu'un parasite venu d'une autre planète décide d'élire domicile dans ma tête. Le résultat d'une longue chaîne d'événements dont le premier maillon s'appelait Christopher. Christopher, le beau gosse de la classe. Ai-je vraiment besoin de vous faire un dessin ?

Bref, le jour où tout a commencé, on était en classe en train d'écouter une intervention soporifique d'un mec venu nous présenter son association. Le Partage, ou quelque chose du genre. Je baillais aux corneilles tout en jetant de fréquents coups d'œils par la fenêtre. Encore quelques minutes d'après mon amie la pendule et j'allais pouvoir rentrer chez moi.

La sonnerie a enfin retenti alors que j'allais terminer de compter le nombre exacts de trous dans le plafond, signalant la fin du calvaire. Liberté ! J'avais ramassé mes affaires en vitesse et m'apprêtai à sortir quand quelqu'un m'a interpellée.

- Hé, Émilie !

Je me suis donc retournée. Et me suis figée net. Le mec le plus canon que j'avais jamais vu se tenait face à moi. Vous l'aurez compris, c'était Christopher.

- Beuhghoui ? ai-je balbutié en rougissant comme une tomate trop mûre.

- Tu t'en vas déjà ? Tu sais, le Partage, c'est super comme assoc'. Tu pourrais te faire plein d'amis.

Il m'a fallut un moment avant que mon cerveau ne se remette en route. Christopher me parlait ! À moi !

- J'en suis sûre, me suis-je entendu répondre en mode automatique.

Christopher !

- On organise une soirée découverte pour attirer du monde, jeudi.

Me parlait !

- Ça te dirait de venir ?

Il m'a décoché un sourire avec cette dernière phrase et j'ai frôlé la crise cardiaque.

- V... venir ? Moi ?

Mes joues me brûlaient tellement que je m'attendais à ce que l'alarme incendie se déclenche à tout moment.

- C'est bien à toi que je parle, non ?

J'étais à deux doigts de la syncope.

Respire profondément, c'est ça la clef, je me suis dit.

Hors de question que je m'évanouisse face à Christopher.

- Bien sûr, je viendrai.

Une phrase complète, et sans bégaiement ! Je faisais des progrès.

- Cool. À jeudi, alors.

Nouveau sourire, lequel a changé mes jambes en guimauve.

Et voilà, c'est comme ça que ça c'est passé. J'ai mordu à l'hameçon comme une idiote, et j'ai tout gobé, ver gluant compris.

Jeudi est arrivé très vite. La soirée avait lieu au parc, pas loin de chez moi. Je connaissais bien l'endroit, j'y allais très souvent pour promener Barley, le chien des voisins - je préférais ça au baby-sitting pour se faire de l'argent de poche. Barley, lui, au moins, je savais que quand il me bavait dessus, il ne le faisait pas exprès.

Mais aujourd'hui, le parc était différent de d'habitude. Déjà, il y avait foule. Ensuite, ils avaient installé une grande estrade et un pupitre, ainsi qu'une cinquantaine de chaises, histoire qu'on ne reste pas debout les bras ballants à écouter le discours, mais qu'on puisse roupiller tranquillement les fesses au chaud. La moitié des sièges s'étaient déjà fait colonisés par des gens. J'ai remarqué quelques têtes connues, dont Monsieur Valium, notre prof de maths. Tiens, il faisait partie du Partage ? Comment une association pouvait-elle cumuler le prof le plus soporifique de tout l'univers et le mec le plus canon de toute la galaxie ? Que pouvaient-ils bien avoir en commun ?

Il y avait également des stands qui proposaient de la bouffe et des boissons, et un autre en particulier qui débordait de prospectus et a immédiatement attiré mon regard. Pas à cause des prospectus, hein. C'était juste que Christopher se tenait juste à côté.

Il a souri en m'apercevant. Je me suis sentie flotter sur un nuage.

- Hé, Émilie ! m'a-t-il interpellé. Je commençais à croire que tu n'allais pas venir !

- J'ai dû négocier avec mes parents, ils n'aiment pas trop que je sorte le soir, ai-je avoué.

Avant de me frapper mentalement. Non mais qu'est-ce qui m'avait pris de lui sortir ça ? Maintenant il allait me voir comme une petite fille qui restait sagement cachée sous l'ombre protectrice de ses géniteurs, trop effrayée pour s'opposer à leurs volontés.

- Ah ouais, les parents, a-t-il répondu. Les miens aussi me souvent chier. Vivement qu'on soit majeurs, hein ?

Le soulagement m'a envahi. Il ne me trouvait pas ringarde !

- Ouais, vivement, ai-je renchéri.

Il a désigné d'un mouvement de tête la personne qui tenait le stand.

- Marc, je te présente Émilie. Émilie, Marc.

On s'est serrés la main. Durant une fraction de seconde, sa poigne m'a écrasée les phalanges, puis il m'a relâchée, comme si de rien n'était. J'ai retenu une grimace. Quoi ? Ma tête ne lui revenait pas ?

- Marc s'occupe des inscriptions à l'association, a expliqué Christopher. Nos effectifs ont explosés récemment, alors il croule sous le boulot. J'espère bien que tu vas le faire bosser encore un peu plus, a-t-il ajouté avec un rire.

J'ai haussé les épaules, évasive.

- Les groupes, c'est pas trop mon truc. Je suis plutôt solitaire.

- Ah, mais le Partage est bien plus qu'un groupe, m'a contredit Christopher. Mais je vais pas me lancer dans ce discours-là le gosier à sec. Viens, on va prendre un verre.

Et c'est ainsi que je me suis retrouvée en tête à tête avec Christopher, à discuter. J'avais l'impression de rêver. Bon, on discutait principalement du Partage et de ce qui allait changer dans ma vie si je devenais membre, mais tout de même. Dire qu'il y a deux jours je n'aurais même pas osé le regarder dans les yeux.

- ...mais tu vois, ce que je préfère dans le Partage, c'est l'esprit de fraternité qui y règne. Il n'y a pas de compétition, on est tous égaux, disait Christopher.

Il s'est interrompu pour boire une longue gorgée de son soda.

- On aide les gens à atteindre leur plein potentiel, a-t-il repris. Qui sait ce que tu pourrais devenir ?

J'ai hoché vaguement la tête. Le mouvement de ses lèvres lorsqu'il parlait m'intéressait beaucoup plus que ce qui sortait de sa bouche.

Des applaudissements ont éclaté autour de nous, détournant mon attention. Un homme était monté sur l'estrade et s'apprêtait visiblement à faire un discours. Christopher s'est levé et m'a adressé un clin d'œil, genre "je te laisse entre de bonnes mains". Le mec a pris la parole pour nous souhaiter la bienvenue. Il a ensuite débité les trucs habituels, comme quoi ensemble on était plus fort, et qu'avec l'esprit d'équipe, on surpassait les faiblesses individuelles de chacun. Il parlait d'une voix mesurée mais pas monotone pour autant, blaguait là où il fallait, et rayonnait d'enthousiasme en général. Mon niveau d'intérêt commençait à grimper malgré moi.

- ...et pour finir, je n'aurai qu'un seul mot d'ordre : amusez-vous ! conclut-il. Le stand des boissons n'attend que vous et on ne va pas tarder à allumer les barbecues. Ne vous inquiétez pas, on fournit les saucisses !

Quelques rires ont salué cette dernière blague un peu naze, suivi d'un tonnerre d'applaudissements auquel je me suis joint. La performance d'orateur du type le valait bien, même si ses idées étaient du remâché.

Je me suis levée pour chercher Christopher du regard, mais il n'était nulle part en vue.

- Hé, regardez qui est là, a fait une voix dans mon dos.

Oh non, pas elles.

Je me suis retournée en affichant le sourire le plus faux cul dont j'étais capable. Évidemment, il fallait que Jessica et ses deux inséparables copines viennent me gâcher la soirée. Déjà que je subissais leur vindicte en cours... À croire que ça ne suffisait pas aux yeux du Destin. Non. Du destin. Ce chieur ne méritait même pas de majuscules.

- Salut Jessica, ai-je dit sur un ton mielleux.

- Ça fait plaisir de te croiser ici, a lancé ma camarade de classe. Le Partage est une assoc' super, t'as bien choisi. Tu comptes t'inscrire ? Ce serait cool que tu deviennes membre, on pourrait partager plein de choses !

Les deux Pots de Colle ont hoché la tête de concert. J'ai cligné des yeux. Hein ? Elles ne m'avaient même pas insultée. Que se passait-il ? On les avait clonés en mode gentille ou quoi ?

- Ouais, c'est pour ça que ça s'appelle le Partage, ai-je répondu prudemment.

Elles ont gloussé. Gloussé. Mais pas le gloussement qui signifie "haha pathétique je rigole de toi", non. Celui qui voulait dire "haha trop drôle tu devrais devenir humoriste". Deux solutions : soit mon détecteur de mensonges se gourait complètement, soit elles étaient vraiment sincères. Et alors là, tout était possible. Des pingouins en après-ski ! Un 20/20 en maths ! Des paquets de chips remplis de chips et non pas d'air !

Si c'était le Destin qui s'excusait, je consentais à lui rendre sa majuscule.

Bien sûr, si j'avais su, je ne lui aurais même pas accordé son d, au destin. Mais ce soir-là, j'étais suffisamment naïve et optimiste pour commettre l'erreur la plus stupide de ma vie. J'ai rempli leur formulaire et j'ai adhéré au Partage, en pensant que ça me permettrait de me rapprocher de Christopher. Les membres avaient l'air sympa, l'ambiance chaleureuse, et si ça ne me plaisait pas, je me suis dit que je pouvais toujours changer d'avis.

Comme j'avais tort.


Quelques semaines se sont écoulées. J'allais régulièrement aux réunions du Partage. L'étonnement m'a saisi lorsque je me suis rendue compte de la diversité des membres, un fait qui m'avait échappé lors de la soirée dans le parc - trop concentrée sur Christopher, je suppose. Jeunes et vieux, gays et hétéros, mères de famille et gamins en âge d'aller à l'école primaire, on trouvait de tout au Partage. Une atmosphère d'entraide et de bienveillance régnait dans leurs locaux, un vieux théâtre désaffecté qu'ils avaient sauvé de la démolition et remis à neuf.

Ils m'ont assigné un guide, quelqu'un chargé de m'aiguiller et de répondre à toutes les questions que j'étais susceptible de me poser. Il s'appelait Seth, et tout comme Christopher, c'était un membre actif.

- Qu'est-ce que ça veut dire, exactement ? lui ai-je demandé une fois, alors qu'il me faisait visiter la bibliothèque privée de l'association.

- Nous autres membres actifs partageons tous un très grand secret... m'a-t-il répondu avec un sourire en coin. Tu comprendras un jour, petit scarabée.

Plus vague que ça, tu meurs. Mais ça n'a fait qu'exciter davantage ma curiosité. Et lorsqu'est venu le moment de choisir, je n'ai pas hésité.

- Tu en es certaine ? m'a demandé Seth. Tu veux vraiment devenir membre actif ?

J'ai hoché la tête avec conviction.

- Oui, j'en suis sûre. Je veux faire quelque chose de ma vie, contribuer à rendre le monde meilleur.

Il a souri.

- Excellent. Il y a juste une toute petite cérémonie d'initiation, et ensuite tu seras des nôtres.

Je me suis retrouvée dans une salle en sous-sol, en compagnie de Seth et de deux autres membres actifs, ainsi que d'une fille dans la même position que moi. La pièce, petite et surchauffée, abritait ce qui ressemblait à un mini jacuzzi. Un liquide de couleur sombre bouillonnait dans le bassin. Même de loin, sa consistance avait l'air bizarre, comme du plomb fondu. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Cette initiation était-elle un bizutage déguisé ? J'espérais bien qu'ils n'allaient pas exiger de nous qu'on boive ce truc...

Seth s'est adressé à l'autre fille :

- Julie, si tu veux bien passer en premier... Approche-toi du bassin et submerge le côté droit de ta tête.

Elle et moi, on a échangé un regard perplexe. Elle s'est mordu la lèvre, a paru hésiter, puis s'est finalement agenouillé en face du bassin. Je l'ai regardée plonger à moitié la tête dans le liquide en me demandant où ils voulaient en venir. On ne nous avait pas prévenu que ça serait comme ça... En fait, personne ne parlait vraiment de l'initiation en soi. En général les membres actifs se contentaient de raconter qu'ils s'étaient sentis beaucoup mieux après, une fois qu'ils faisaient partie intégrante d'un tout plus grand qu'eux.

Tout à coup, Julie a poussé un cri de surprise et a voulu relever la tête. Et c'est là que les choses ont dérapé. Les deux autres sont immédiatement intervenus et l'ont forcée à rester agenouillée, l'oreille submergée dans le liquide. J'ai reculé, partagée entre l'incompréhension et un début de panique.

Seth m'a saisie par le bras.

- C'est juste une formalité, m'a-t-il assuré. Ce sera terminé dans un instant.

Bon sang, dans quoi m'étais-je embarquée ? Julie s'est débattue, les jointures de ses doigts blanchissant alors qu'elle agrippait le bord métallique du bassin. Elle a crié à nouveau, mais ils lui ont mis la tête sous l'eau, étouffant son hurlement de protestation.

- J'ai... j'ai changé d'avis, ai-je déclaré d'une voix blanche. Laissez-moi partir.

Loin de me lâcher, Seth a renforcé sa prise sur mon bras.

- Un peu trop tard pour ça, a-t-il soufflé à mon oreille.

Julie a soudain cessé toute résistance. J'ai d'abord cru qu'elle avait perdu connaissance, mais lorsque les deux brutes se sont écartées, elle s'est relevée d'elle-même. Puis elle s'est calmement tournée vers Seth et moi. Nous a souri.

- Ne t'inquiète pas, Émilie. Ça ne fait pas si mal que ça et ensuite tu te sentiras... beaucoup plus en phase avec le monde.

Mon cœur battait la chamade. J'ai dégluti péniblement.

- Laisse tomber, a dit Seth. On perd du temps, elle ne sera jamais volontaire de toute façon.

L'entendre parler d'une façon aussi clinique et froide a fait exploser le barrage qui contenait ma peur. L'adrénaline a déferlé dans mes veines. Je me suis mise à crier et à donner des coups dans tous les sens. J'ai voulu me ruer vers la sortie mais ils se sont jetés sur moi. Je me suis débattue comme une furie. De rage, j'ai même mordu une main qui passait à portée.

Rien à faire. Ils m'ont maîtrisée - trois hommes adultes contre une ado, je n'avais aucune chance -, et ma tête a atterri dans le liquide bouillonnant. D'instinct, j'ai bloqué ma respiration et fermé les yeux. La substance était tiède, étrangement visqueuse contre ma peau. Désagréable.

Un instant plus tard, j'ai senti quelque chose toucher mon oreille. La panique a explosé au creux de mon ventre, se répandant telle une vague de feu dans le reste de mon corps. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Oh mon dieu, mais qu'est-ce qu'il... Impuissante, je n'ai rien pu faire alors que la chose s'est enfoncée dans mon conduit auditif. Brûlure intense. J'en aurais crié si je n'avais pas eu la tête sous l'eau.

Soudain, contact d'un esprit contre le mien. Mes yeux se sont ouverts tant la surprise était grande. Comment... ? J'ai voulu les refermer, n'y suis pas parvenu. Mon corps qui était tendu à l'extrême s'est soudain relâché. Sans que je le veuille. Lentement, j'ai sorti la tête du liquide et ai pris une grande inspiration. Toussé un peu.

Sauf que ce n'était pas moi qui accomplissait ces gestes. C'était comme si j'étais soudain passé dans le siège passager et que quelqu'un d'autre conduisait mon corps. Il y avait une présence dans ma tête, et elle contrôlait tout. Impossible ! Je devais être en train de rêver.

Ma bouche a bougé sans mon accord :

- Vous auriez pu éviter de malmener ce corps, me suis-je entendu dire. L'épaule est douloureuse, et il va sans doute y avoir des bleus.

- Plains-toi à ton hôte, a répliqué Seth. Y aurait pas eu de problème si elle avait été volontaire.

J'ai essayé de bouger. N'importe quel mouvement m'aurait convenu. Un tressaillement de mon petit doigt. Un clignement d'œil. N'importe quoi. J'ai insisté, forcé, mais il ne s'est rien produit. Rien. Même mon état de panique ne se reflétait plus physiquement : mon cœur avait repris un rythme normal et l'adrénaline s'était évanouie.

Qui êtes-vous ? Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi je ne contrôle plus rien ? ai-je demandé, au bord de l'hystérie.

La chose dans ma tête a ri.

Moi ? Je suis Valkesh 227, et tu es mon esclave.


Cette fic me trottait dans la tête depuis un certain temps. Juste une fille normale, qui se fait embobiner par le Partage et se retrouve avec un Yirk dans la tête. Et sa vie après ça. Je sais pas exactement combien de chapitres elle va comporter, probablement encore trois ou quatre.

Truc qui n'a rien à voir : Je me suis toujours demandé pourquoi les traducteurs avaient choisi le passé composé comme temps de narration principal. Parce que ça fait plus djeunz ? Ou pour coller au principe du « Je suis en train de te raconter ma vie » ? Bref, tout ça pour dire que j'aime pas ce temps, et que j'ai dû me forcer pour ne pas retomber au passé simple quasiment une fois toutes les deux phrases. xD