Chapitre 1

Arianna Sade se précipita dans la soirée grise comme la faim tombant sur le monde. Le pas pressé, elle remonta la Cinquième Avenue, les bottes déjà trempées et la capuche rabattue, ignorant copieusement les trombes d'eau glaciale qui l'inondaient malgré tout.

Ce n'était pas son jour, décidément !

De la même manière qu'elle avait passé outre les signes de fatigue consécutives à sa journée comme serveuse au Starbucks du coin, ce n'était pas une petite pluie qui allait l'arrêter.

Elle sauta dans sa voiture – une vielle Chevrolet Impala qui aurait bien eu besoin d'un coup de peinture blanche - et jura en appuyant sur le contact. Qui ronchonna, comme à son habitude.

La quatre-voies menant à Montauk était anormalement glissante, bien sûr. Arianna conduisit mécaniquement, un peu perdue dans ses pensées, en insultant le ciel de temps à autre. Elle détestait les orages.


Le sable mouillé collait à ses pieds nus, et elle se demanda pour la millième fois pourquoi sa copine du lycée, perdue de vue depuis des lustres, avait choisi un vieux bungalow pourri comme lieu de rendez-vous un soir de novembre. Gamin ou pas, ce lieu lui fichait la trouille, surtout pendant un orage de ce genre. Et bien sûr, chercher – et trouver – le bon bungalow ne fut pas une mince affaire, loin de là.

— Percy viens là ! C'est l'heure de se coucher !

Un petit garçon aux cheveux noirs, d'un ou deux ans à peine, courut vers Arianna, les pieds dans l'eau et riant aux éclats. La jeune femme en eut peur pour lui, bien qu'elle sache la vérité. C'était tout simplement trop déstabilisant. À la place, elle s'accroupit, et prit l'enfant dans ses bras.

— Hey, coucou mon bonhomme ! On va aller retrouver ta maman, d'accord ?

Le bonhomme en question bâilla, puis se mit à se tortiller en regardant quelque chose par-dessus son épaule. Arianna comprit vite de qui il s'agissait, et se retourna malgré les bourrasques.

— Ah, tu es là ! cria Sally Jackson en accourant vers eux, autant pour son fils que pour son invitée. Entre à l'intérieur, Ari, vite !

Les deux femmes s'engouffrèrent aussi vite que possible dans la petite cabane en bois aux volets d'un bleu passé.


— C'est pas vrai, gémit Arianna en essorant tant bien que mal ses cheveux châtains coupés à la garçonne. C'est vraiment pas de veine. Tiens, c'est pour toi.

Elle tendit à Sally un paquet mal emballé de papier Kraft, ainsi qu'une petite boîte.

— Merci !

La brune alla poser le présent sur la table et entreprit de le déballer pendant que son amie s'occupait de coucher le petit Percy à grands renforts de câlins et de remontrances, tour à tour. Une main sur son épaule la fit sursauter alors qu'elle revenait.

— C'est… c'est adorable, dit Sally, les larmes aux yeux, avant de la serrer contre elle.

— Je t'en prie, ce n'est pas… la start-up marche bien, en ce moment, alors…

Arianna était gênée. Sally n'avait pas eu de chance. Elle s'efforça de ne pas penser au fait que son amie galérait cent fois plus qu'elle. Et tout ça pour quoi ? Pour être abandonnée par le père de son fils, tout dieu qu'il puisse être. Elle ne cautionnait pas un tel comportement. Pire encore, cette attitude amenait la question de savoir si oui ou non, une mortelle avait le choix. Les récits ne manquaient pas, et personne n'avait jamais raconté celui d'une humaine qui aurait un jour résisté à un dieu et en serait sortie vivante. Daphné en savait quelque chose. Le pire de tous était Zeus. À croire que le dieu des dieux n'envisageait même pas qu'un tel cas de figure puisse un jour se produire. Ce qui était très probable, d'après ce qu'elle en savait. Il n'en avait jamais eu besoin.

Contrairement à la plupart de ses contemporains, bien ancrés dans le vingt-et-unième siècle, Arianna avait toujours été attirée par les sciences occultes. Plus encore, en digne hippie de la première heure, la jeune entrepreneuse était une paganiste fervente et ne s'en cachait pas. Son caractère ambivalent et déterminé avait attiré Sally dès le lycée, malgré sa propre nature, plus réservée. Quand elle s'était retrouvée enceinte de Percy, plus d'un an auparavant, la vérité n'avait pu que jaillir. Arianna avait été là pour le test de grossesse, pour tenir les cheveux de celle qu'elle considérait déjà comme sa meilleure amie. Il en avait été de même pour l'accouchement et le reste. Celui qui était devenu son filleul n'avait fait que la conforter dans une connaissance déjà acquise, celle d'un monde où la pensée et l'athéisme modernes n'avaient – ô ironie ! – plus droit de cité. Cela avait eu lieu naturellement pour Arianna, qui n'en gardait qu'une rancune tenace envers les immortels. Voir Sally dans le dénuement et la peine après avoir attiré l'attention de l'un des plus puissants d'entre eux, voilà qui la mettait en rage ! Elle tentait pourtant de dissimuler au mieux ces sentiments, qui, bien que légitimes, ne mèneraient à rien de constructif. Mais c'était plus fort qu'elle.

Elle refusait de plier devant l'injustice, fusse-t-elle celle des dieux. Voilà pourquoi elle venait d'offrir à Sally des billets d'avion pour le sud de la France. Partir seule, sans son fils, c'était ce dont elle avait besoin. Arianna n'ignorait pas que le risque que le père du petit ne trouve le moyen de se manifester était loin d'être nul, mais elle voulait donner l'opportunité de ces vacances à Sally, qui ne s'économisait plus depuis qu'elle avait une seconde bouche à nourrir.

Refoulant ses larmes, elle aida son hôtesse à dresser une table pour deux, malgré la brise frisquette en ce soir d'automne. Son amie ne manqua pas de le remarquer.

— Quelque chose ne va pas, Ari ?

— Rien, rien.

Sally haussa les sourcils, peu convaincue. Puis, après une seconde d'hésitation et parce qu'elle la connaissait bien, la serra contre elle un bref instant, réconfortante.

— Tu es trop souvent en colère. C'est ça ton problème.

Arianna plissa la bouche, dégoûtée.

— Tu as sans doute raison.

Puis ses yeux noirs se firent accusateurs. Suppliants, aussi. Presque.

— Je t'en prie, Sally… Viens vivre avec moi au penthouse. Et prends Percy avec toi. Ce ne sera pas un problème.

— Ton père risque de ne pas apprécier d'avoir une fille-mère chez lui.

— Je m'en moque. Tu es plus digne que toutes ces pimbêches qu'il côtoie, et de loin.

— Parce que tu m'aimes ?

Silence. Les yeux multicolores de Sally ressemblaient à deux puits sans fond, en quête d'une réponse. Arianna déglutit discrètement. L'attirance était indéniable.

— Pas de ça, s'il te plaît… je t'aime justement beaucoup trop pour réduire notre relation à cela. Sally… je… je suis seulement assez lucide pour savoir d'avance que ça ne nous rendra pas heureuses. Tu n'es pas lesbienne.

Son interlocutrice cilla, comme revenue à la raison.

— Tu as raison, Ari. Allez, bonne nuit.

Sitôt qu'elle fut partie, Arianna en profita pour aller dehors fumer une dernière cigarette, regardant sans les voir les veloutes de fumée s'envoler dans l'air nocturne. L'orage s'était dissipé. Une rage sourde habitait son cœur.

Non, elle n'était pas amoureuse de Sally Jackson. L'attirance physique existait bel et bien, néanmoins, elle n'était qu'un facteur parmi tant d'autres, dans un fragile équilibre qu'elle s'interdisait de rompre. Sally était si fragile, même quand elle faisait tout pour apparaître forte et assurer sur tous les fronts avec un bébé dans les bagages. Il était hors de question de la faire souffrir encore.

Arianna exhala longuement et rentra se coucher.