Cette histoire est la traduction de la Fanfiction "The Quiet Man" écrite par Ivyblossom. C'est une histoire qui me touche énormément et c'est pour cela que j'ai demandé à Ivy l'autorisation de la traduire. Je la mets en ligne en parallèle sur le site Archive of our own afin de la lier à l'originale. Mais vous pouvez la trouver aussi là-bas sous mon pseudo Story13

Il y a énormément de références à la série originale et de spoilers, je vous conseille donc d'avoir vu les 6 épisodes avant de la lire. Tout est raconté du point de vue de John, en fait, c'est comme si on était dans sa tête. On décode ses pensées et ses sentiments.

Je précise qu'il y est aussi question d'amour entre deux hommes. Si l'homosexualité dérange certains, ce n'est pas la peine de la lire. Enfin, je me permettrai, pour cette histoire, de censurer tout commentaire offensant pour la communauté gay.

Après ces quelques précisions, je vous souhaite une bonne lecture…

– Alors.

Elle pose ses mains par-dessus ses notes, ses doigts à plat contre la page. Ils sont fins et d'un brun chaud. Elle a de beaux ongles, ovales, toujours propres. Ni rongés, ni abîmés. Aucune peau qui dépasse, pas de cuticules visibles. Je dirais qu'elle est méticuleuse. Elle ne travaille pas avec ses mains. Elle ne porte aucun poids lourd, elle ne manipule rien de poussiéreux ou de sale. Si tu étais ici, tu dirais « tu n'as pas vraiment besoin de déduire la profession de ta psychiatre, John ».

Je sais, Sherlock. Je sais.

C'est juste que c'est plus facile d'être ici si je ne regarde que ses mains. Si j'essaie de penser comme tu le fais. Le faisais.

Elle écarte ses doigts comme si elle attend de moi que je les regarde. Et bien sûr, je les regarde.

J'imagine qu'elle ne lave même pas sa vaisselle. Elle a certainement un petit ami qui le fait. Il remplit le lave-vaisselle. Range son contenu dans le placard. Peut-être une petite amie. Je ne sais pas. Je ne peux pas savoir. Jamais. Comment est-ce qu'il faisait pour savoir ? Les vêtements ? Les produits utilisés ? Je ne sais pas. Cela n'a jamais eu de sens pour moi.

Qu'est-ce que je peux dire d'elle ?

Ses ongles sont manucurés, polis, mais toujours avec une couche de vernis clair.

Professionnel, pas tape-à-l'œil. C'est une sorte de position neutre, tu dirais ? Du vernis clair ? Quel est le but ? Ils sont parfaitement vernis, aussi. Pas comme les ongles d'Harry. Pas d'empreintes de doigts, pas de ratage. Jamais. Pas depuis que je suis assis là, en face d'elle, en tout cas. Non pas que j'aie fait spécialement attention. Donc, elle est patiente, non ? Recouvrir ses ongles un à un, attendre que chacun d'entre eux sèche avant de faire le suivant. Elle doit être très patiente. Avec le vernis à ongle, au moins. Peut-être moins avec moi.

Ou alors : je suppose qu'elle se fait vernir les ongles. Quelqu'un d'autre le fait pour elle. C'est la patience de quelqu'un d'autre que je contemple. Oui, c'est sûrement ça, n'est-ce pas Sherlock ? Ne ris pas.

Oui, c'est sûrement ça. Je n'ai pas besoin qu'il le dise lui. Je n'ai pas besoin de voir cet air amusé, et légèrement horrifié sur son visage. Observant le singe qui tente d'enfiler une paire de chaussures, ou quelque chose comme ça. C'est si drôle, n'est-ce pas Sherlock. Ce sourire condescendant qu'il affiche. Non. Je n'ai pas besoin de le revoir.

Oh mon Dieu, si bien sûr que j'en ai besoin. J'ai besoin de le voir. J'en ai envie. Ça fait mal.

Ne pense pas à ça. Seigneur. Arrête. Juste, arrête.

Un plafond parfaitement blanc. Non, il y a une trace d'humidité dans le coin, près de la fenêtre. Elle a été repeinte, mais elle est encore visible. Il y a aussi une tache sur le tapis derrière sa chaise. Une tasse de café a été renversée ici. Peut-être. Ou alors du thé. Difficile à dire. Difficile à dire pour moi, en tout cas.

Allez, sois attentif. Elle essaie de lancer la conversation, elle va dire quelque chose, elle va poser une question. Comment je vais. Ce que j'ai fait. Elle va poser des questions à ton sujet, mais il n'y a plus rien à dire. Reste normal. Reste neutre. Souris une seconde, fais comme si tu essayais. Regarde son visage pour donner l'illusion. Juste une seconde. Il n'y a pas de sang, pas de crâne brisé. Pas de regard vide et mort.

Stop.

Arrête.

Parfois, tout ce que je peux entendre, c'est ma propre respiration.

Ses yeux me fixent encore. Ils me jugent. Elle remarque chaque signe d'impatience chez moi, alors je n'en montre aucun. Je ne veux pas être lisible. Je suis assez transparent comme ça, sans avoir besoin d'en rajouter. Je ne veux pas rendre les choses trop faciles pour elle.

Seigneur. Ce n'est pas un jeu. J'oublie que ce n'en est pas un. Ce n'est plus un jeu quoi qu'il en soit. C'est une blague, mais qui n'a pas de chute. Non. Il n'y a rien.

Il ne s'agit que de cela : parler. De rien. Parler pour ne rien dire. Sa peau cache le dernier mot noté sur sa page, mais je sais ce qu'elle a écrit : progrès. Ecrit à l'encre bleue. En cursives

Donc, elle a remarqué que c'était plus difficile pour moi de lire à l'envers quand elle écrivait en petit, en cursives. A-t-elle remarqué ? Ou alors c'est juste une coïncidence ? Je n'en sais rien. Progrès. Comme dans : n'en fait aucun.

Il n'y avait jamais de coïncidences, avec lui. Tout avait un sens. Tout.

Ça sent la lavande, ici, comme une vieille dame. Est-ce que c'est supposé me calmer, le parfum d'une vieille dame ? Je me donne trop d'importance. Je ne suis pas son seul client. Je veux dire : pas son seul patient. Est-ce que la lavande rappelle à ses autres patients le parfum d'une grand-mère, du réconfort ? De larges poitrines et des mains enfarinées ? Ma grand-mère sentait le gin et la pisse de chat.

Ella est plutôt jeune. Donc, le parfum doit être intentionnel. Tout est intentionnel et si ça ne l'est pas, c'est une erreur. Cela n'a pas de sens. Est-ce une tendance rétro-fashion ? Est-ce que c'est supposé être un truc super à la mode ? Je n'y connais rien en parfums. Ou en bougies parfumées, ou quoi que ce soit. Rien du tout. Il doit y avoir des centaines de parfums différents. Peut-être même des millions.

Il aurait un inventaire de tous ces parfums. Dans sa tête, ou alors caché quelque part dans un carnet, ou un fichier dans son ordinateur. Un index de toutes les déclinaisons possibles. Il y a une marque sur son visage, près de son œil droit. Une traînée de quelque chose. De l'eyeliner. Noir. Ou alors marron, je ne sais pas. Sherlock saurait déjà de quelle teinte il s'agit. Il saurait pourquoi elle traîne sur son visage. Toute l'histoire. Il saurait.

Je ne peux faire que des suppositions.

Elle est jolie. Elle sait qu'elle l'est. Devrais-je l'inviter ? À dîner, voir un film ? Dans mon appartement ? Il doit y avoir un lit à l'étage, quelque part. Ses jambes autour de mes hanches ? Non. Je ne peux pas sauter ma psychiatre. Ce serait trop bizarre. Elle garderait certainement des notes. Je ne peux même pas la regarder dans les yeux.

Peu importe. Elle a un petit ami, n'est-ce pas ? Une petite amie ? Peut-être devrais-je demander.

– Comment ça va, John ?

Comment. Je ne sais pas comment. Il y a une réponse toute faite, celle que tout le monde donne. Par défaut.

– Bien.

C'est comme la ponctuation. Cela ne veut rien dire. Ou plutôt, ça veut dire « fous moi la paix, ne demande pas ». Ça veut dire « Ça ne te regarde vraiment pas ».

– Je veux dire, vous savez… Aussi bien que… possible…

C'est ridicule.

– …Vu les circonstances.

Elle déglutit. Je vois le mouvement que ça provoque dans sa gorge et cela me paraît bien trop intime. Je sens mon visage devenir chaud. Cela me gêne. Cela me gêne. Pourquoi ? Pour rien. Etre assis ici à regarder ses mains. Pour ne rien dire. Parler pour ne rien dire. Nos chaises me paraissent bien trop proches, subitement. Si elle tend la main pour me toucher, je pourrais faire un bond en arrière. Ou alors enrouler mes doigts autour de sa gorge. Non. Je ne ferais pas ça. Je déglutis moi aussi. Ma langue me semble trop épaisse. Il faut que je lui dise quelque chose. Allez, dis quelque chose. Les ongles. Le vernis. Des doigts de femme. Je me souviens.

– Les femmes, à la télé, on tendance à préférer ce que nous pourrions considérer comme une nuance outrancière de rose, avez-vous remarqué ?

Un manteau rose, des chaussures roses, du vernis rose. Une valise rose. Ses ongles déchiquetés qui avaient laissé un mot de passe. « Cela avait dû être douloureux ». C'était un élément à prendre en compte. Elle savait qu'elle allait mourir, qu'il n'y avait plus d'espoir. Cela avait dû la mettre en colère, cette injustice. Alors elle nous avait laissé quelque chose. Avant qu'il ait un « nous ». Je n'avais jamais entendu parler de lui. Il parlait si vite, je pouvais à peine donner un sens à ses paroles. Et pourtant le sens, c'est exactement ce qu'il faisait naître. C'était comme l'amour au premier regard.

L'amour au premier regard ? Rien que ça… L'amour. Quoi ? Je ne peux pas dire ça à voix haute. Dieu sait si Ella n'attend que ça, que je dise quelque chose dans ce genre. Tout le monde attend ça. Mais ils ne comprennent pas. Ce n'est pas comme ça, mais ça ne veut pas dire que ça n'est pas de l'amour. Enfin, je veux dire…

Je ne sais pas ce que je veux dire.

Je peux presque sentir son regard méprisant sur moi. Presque. Et je peux presque l'entendre me dire « Arrête d'être ennuyeux, John ». Ella doit penser que j'ai complètement perdu la tête. Je souris comme un malade mental. C'est tellement bon de l'entendre presque. Mais alors, je le perds à nouveau, et il est parti. Il n'est pas assis près de moi, il n'est pas à la maison, à me parler, même quand je ne suis pas là. Il est mort. Mes pieds pèsent si lourds sur le tapis que j'ai l'impression que je ne pourrais plus jamais bouger.

Je le retrouve et le perds une centaine de fois par jour. Et chaque fois est aussi douloureuse que la précédente. C'est à ça que l'enfer doit ressembler.

– Pardon ?

Ella ne comprend pas. Elle ne se rappelle pas de la femme en rose. Elle lisait mon blog, je sais qu'elle le lisait. Avant. Elle ne se souvient pas, à présent. J'ai besoin de me racler la gorge avant de continuer.

– Les femmes, à la télé, vous savez. Les présentatrices ? Elles sont très souvent en rose. Un rose bien pétant. Vous n'avez jamais remarqué ?

– Non, répond-elle.

Son visage ne donne rien. Elle doit penser que je parle en code ou alors que je perds la boule. J'imagine que c'est le cas. Avant, je ne les remarquais pas non plus, ces femmes en rose, ces présentatrices aux infos. Jamais. Je ne voyais jamais rien. Je vivais dans le brouillard. Maintenant, je ne peux plus m'arrêter de remarquer. J'allume la télé : des femmes en rose. Tu m'as appris à les remarquer, Sherlock. Maintenant, je les remarque, mais je n'arrive pas à donner un sens à tout ça.

Peut-être que je parle en code, finalement.

Jennifer Wilson nous avait donné un mot de passe. Elle avait occupé les dernières secondes de sa vie à nous communiquer ce mot. Juste ce mot. Et qu'est-ce que Sherlock m'a donné ?

Une marre de sang baignant sa tête, cette image marquée au fer rouge dans mon esprit ? Plus de pouls. Son poignet était encore chaud, bien sûr qu'il l'était. Sa peau chaude, et du sang partout. Il a fait de moi le témoin de quelque chose que je ne pourrais jamais nier avoir vu. Et un message d'adieux. Ce n'était pas un message d'adieux, Sherlock. C'était un mensonge.

Non. Ne pense pas à ça.

Souris, regarde-la dans les yeux, pour une fois, même si c'est inconfortable.

– Rien… Ce n'est rien…

Plus que quarante-trois minutes à tenir…

La suite très vite. J'espère que ça vous a plu… :-)