Nouvelle année
01/01/05
Par la Halfeline
Le dernier soir de cette année-là devait pour moi conserver un souvenir tout particulier. Ce fut là que je sus que je n'avais besoin que d'une seule compagnie pour goûter les évènements de ma vie. Tout ceci était inconscient, car j'étais alors encore tout jeune et nigaud du haut de mes quinze petites années. Ce qui m'importait surtout, à ce moment-là, était d'aller m'amuser le plus vite possible, afin d'avoir le plus de temps possible pour concocter les meilleures bêtises. Mes parents ne me facilitaient pas la tâche, à tenir mordicus à une présentation irréprochable de leur seul rejeton, héritier d'une Maison dont ils n'étaient pas peu fiers, comme toutes les grandes familles de la Comté. Peut-être me dois-je également de préciser qu'ils avaient cette année pris la responsabilité d'organiser la fête du 31 Décembre, en-bas de la colline de Bouc, près des rives du Brandevin. Bien évidemment, tout le gratin y était convié. Hormis tous les Brandebouc de la famille, on trouvait entre autres bien entendu les Took des Grands Smials, et bon nombre de Sacquets. Aussi semblait-on apparemment déjà compter sur une bonne impression de ma part. Ma mère m'avait revêtu de bleu roi et d'or, dans une veste faite spécialement à ma mesure avec des petites poches à la taille et à la poitrine. Sur le gousset gauche, le nécessaire B était brodé, ainsi que frappé sur la boucle ronde de la ceinture qui retenait mes pantalons assortis. Je n'aimais pas vraiment les ceintures, je trouvais cela bridant pour la course et le gavage… Mais ma mère n'avait aucunement voulu me laisser de bretelles, arguant qu'elle n'allait pas envoyer un petit cul-terreux à notre réception.
- Merry chéri, tiens-toi tranquille, s'il te plait.
- Mais j'ai hâte !
- Je le sais, mon petit, mais la moitié des invités ne doit pas être encore arrivée. Il ne sert à rien d'être excité de la sorte avant même d'avoir aperçu la fête ! Tiens, donne-moi ton jabot, c'est presque fini.
Je lui tendis le morceau d'étoffe dentelée pour qu'elle l'ajuste à mon cou. Elle me recula ensuite un peu pour contempler avec un sourire accompli sa descendance. Une seconde… deux… et n'y tenant plus, je bondissais vers la porte.
- Jeune homme ! Reviens ici un instant !
Retenant un soupir, je m'approchai à nouveau d'elle. Elle sourit, et fourra deux friandises enveloppées de papier coloré dans ma poche pavoisée des armoiries de la famille Brandebouc ; puis elle me fit un clin d'œil. Je me jetai à son cou, et tournai les talons, gratifié d'une petite tape sur le derrière et d'un « Allez, cours t'amuser ! ».
Dans le couloir, j'entendis la voix de ma mère me poursuivre des dernières recommandations.
- Petit loup, n'oublie pas ton manteau, et pas de trop grosse bêtise, surtout !
- T'inquiète pas, Maman ! m'écriai-je en me retournant à peine.
Après avoir attrapé mon long manteau de laine brune, je filai au dehors et commençai à dévaler la colline tout en attachant en hâte la première boutonnière de mon col avec le petit bâtonnet de bois qui faisait office de bouton.
La vision qui accompagnait cette descente était tellement magnifique ! Il faisait noir, mais le ciel était piqué de nombreuses étoiles sous sa voûte de bleus sombres ; la colline de Bouc était parsemée d'une neige hésitante luisant sous elles, et ressemblait à une grande peau de vache noire avec des taches blanches. Tout le chemin que j'empruntais descendait en lacets illuminés tous les vingt pas par des lanternes jaunes pendues aux branches des arbres. Le bac était visible avec les quatre lampes à ses coins, flottant sur les ondes obscures de la rivière. Il était chargé de faire passer les invités. Je voyais se rapprocher les innombrables lampions de toutes les couleurs encadrant toute la fête, qui ne devait pleinement commencer que dans un moment. Des sortes de grandes tentes avaient été montées pour abriter les buffets et la buvette qui promettait d'être déjà bien remplie. Mes parents avaient vu large et deux d'entre elles étaient entièrement consacrées à la boisson. En descendant un peu plus, je commençais à voir les personnes déjà présentes, en riches costumes ou robes colorés. Des familles, des groupes d'enfants. Je me demandais si mes cousins étaient déjà arrivés, et à cette pensée ma course se pressa, bien qu'un vent très frais me rougît la figure.
Enfin, je parvins à la base de la colline, jusqu'à me mêler à la fête. En me voyant arriver, mon oncle Seredic me saisit sans cérémonie sous les aisselles et m'éleva bien haut malgré mon poids grandissant pour proclamer :
- Et voici notre jeune Maître Meriadoc ! Magnifique, magnifique… Il a déjà toute l'allure d'un Seigneur !
Nombre s'étaient retournés vers lui et approuvaient d'un sourire ou d'un acquiescement, quand ce n'était pas un rire bon enfant. Je me sentais fier d'être déjà comparé à un grand dirigeant, et d'être le point de mire d'une telle assemblée. Oncle Seredic finit par me reposer et, tournant la tête de tous côtés, marchant un peu parmi les participants, je finis par apercevoir Frodon assis avec un groupe de garçons et filles à l'une des nombreuses tables, semblant bien s'amuser de ce qui était dit. Il était vêtu de velours amarante, et un petit foulard blanc plastronnait sur sa poitrine.
Je trottinai à lui.
- 'Jour Frodon !
- Ah, cher Merry ! s'exclama mon grand cousin en me donnant l'accolade. Alors, que fais-tu de beau ? Pippin n'est pas encore là ?
- Pas grand chose… Je viens d'arriver, à dire vrai. Je n'ai pas encore eu le temps de fouiner partout mais… j'espère qu'il y aura bientôt plus d'animation !
- Oui, pour que tu puisses encore nous semer la pagaille !
J'ouvris des yeux ronds.
- Moi ? Ce n'est pas moi que Magotte à attrapé dans sa champignonnière il y a quelques jours, je me trompe ?
- Garnement, va… Tu mériterais que je te dénonce !
Je lui adressai un grand sourire avant de tourner les talons, ne me sentant pas spécialement bien au milieu d'une flopée de Hobbits plus âgés.
- Ah, au fait ! me lança-t-il. N'oublie pas de prendre de bonnes résolutions…
Je ricanai en retournant dans la tente à boissons, la plus vivante pour l'instant. On m'autorisa à boire un jus de pomme tandis que je scrutai assidûment la foule grandissante pour tenter d'apercevoir celui que j'attendais avec le plus de ferveur.
Cependant, je n'eus nul besoin de chercher très avant lorsque lui, ses sœurs et ses parents firent leur entrée sous l'immense toile. Une exclamation de ravissement générale accompagna leurs premiers pas, sous les sourires doux et fiers des aînés, émerveillés et gais des filles, et plus absent, légèrement soucieux, du benjamin.
- Paladin, Eglantine ! s'exclama Pivoine Sacquet. Ce sont bien là les plus beaux enfants que j'ai jamais vus !
Les heureux parents eurent le bon goût de marmonner une réponse humble, mais on lisait sur leurs visages que leur entrée avait apparemment eu l'effet escompté. Perle, quoi qu'elle n'ait jamais eu un visage très agréable, resplendissait dans sa robe fourrée vert printemps toute simple, qui tombait sur son corps mince, lui faisant une silhouette très svelte… presque trop, d'ailleurs, pour la majorité des Hobbits qui ne manquaient pas de juger sa maturité naissante. Pimprenelle, la mine plus harmonieuse et sûre d'elle, dégageait un charme qui, s'il laissait encore indifférent les garçons plus vieux, ne manquait pas de chatouiller un petit coin de ma poitrine, tout antipathique que je la trouvais. Ses boucles blondes tranchaient sur une robe bleu marine à liserés gris clair et un gilet assorti qui contribuaient à la poser comme une enfant sérieuse et autoritaire. Pervinca, elle, était habillée d'une épaisse robe rouge bouffant davantage sur ses formes enfantines ; dans sa chevelure, deux couettes se dégageaient, ornées de rubans de la même teinte. Peregrin était vêtu d'une chemise blanche sur laquelle il avait enfilé un tricot beige, puis une veste marron à boutons de manchettes d'or. Sur ses épaules était jetée une cape de mousseline saumon qui exhibait avec discrétion une très luxueuse facture. Plusieurs personnes s'étaient déjà levées pour l'élever dans leurs bras, ainsi que Pervinca, avec plus d'enthousiasme encore que mon oncle Seredic tout à l'heure. Je voyais bien que Pippin se forçait à sourire et à esquisser de légers rires de convenance. Ses yeux verts scrutaient anxieusement les alentours, et seulement lorsqu'il me vit, il répondit sincèrement à mon expression joyeuse. Se dérobant aux compliments et aux mains trop cajoleuses, et brisant par la même occasion l'idyllique tableau de sa petite famille, il courut à moi. Je descendis prudemment de mon tabouret mais il s'arrêta à deux pas de moi, me considérant avec une certaine admiration respectueuse.
- Tu es très beau, fit-il constater avec un naturel tout impressionné.
Je souris plus amplement encore :
- Tu l'es aussi, Pip. Et je ne semble pas être le seul à le penser !
- Oh… fit-il seulement avec un geste un peu évasif et, malgré lui, méprisant.
- Viens-tu avec moi si je te dis que j'ai un plan pour faire connaître à Othon la baignade la plus glacée de sa vie ? lui chuchotai-je à l'oreille.
- Oui ! répondit-il vivement, prenant soins de garder une voix basse.
Une heure plus tard, alors que les festivités commençaient à prendre de l'ampleur parmi les feux et la nourriture, c'était un Pippin affolé qui se précipitait au fils des Sacquet de Besace, qui avait alors à peu près l'âge de Frodon.
- Oncle Othon ! Oncle Othon !
Le jeune Hobbit revêche, malveillant comme une araignée et médisant comme une vipère, avait commencé par trouver cette entrée en matière peu séduisante.
- Où as-tu vu que nous avions une quelconque filiation, jeune hurluberlu de Took ?
Mais Pippin n'avait pas rendu les armes pour autant. Adoucissant un peu plus son grand regard verdoyant, il poursuivit.
- Othon, j'ai laissé tomber ma chaînette en or près du ponton ! C'est pas très profond mais j'arrive pas à me pencher assez, j'ai peur de tomber !
- En or, dis-tu… ?
La crapule avait alors changé son mufle renfrogné contre une expression mielleuse dans laquelle l'avidité couvait.
- Montre-moi ça…
Notre ruse avait marché ! Othon, toujours aussi prompt à amasser et peu scrupuleux de la bonne morale, s'était laissé prendre au piège. Il pouvait peut-être se conduire de manière exécrable avec Frodon, en sa présence ou non, mais ce soir au moins, ce serait à nous que reviendrait le dernier mot, en vengeance pour notre cousin bien trop courtois et patient à notre goût.
Pippin s'approcha du bord du ponton du bac, sage et presque immobile sur les eaux peu agitées.
- C'est ici.
- Où ça, ici ?
Pippin s'agenouilla et se pencha un peu, une main agrippée au bord, et désigna le fond visible mais sombre et vaseux de l'eau.
- Là, regarde. Elle brille. C'était une belle chaîne toute neuve, ça m'ennuie…
Othon, suivant son exemple, se mit à genoux et se pencha vers le fond de l'eau.
Moi qui m'était approché à pas de loup depuis quelques instants déjà, je finis brusquement de combler l'espace qui me séparait encore de lui, et lui allongeai une taloche monumentale juste au moment où il se redressait pour se retourner. Il tomba à l'eau dans un grand cri de surprise. Je n'en attendis pas davantage et saisis vivement la main de Pippin pour l'entraîner sous l'une des tentes. Nos pas éperdus jouèrent un joli roulement sur les planches de bois du ponton, et comme nous sautions sur l'herbe de la berge, les cris d'Othon, de fureur cette fois, s'élevèrent comme de terrifiantes menaces.
Nous nous pressâmes dans l'abri bondé de monde, et allâmes nous cacher à l'autre bout de l'endroit, frissonnant de frayeur et d'excitation à la fois. Nous riions. Au moment où Othon entra à son tour, trempé jusqu'aux os, nous ne pûmes nous empêcher de pouffer puis d'éclater de rire et, malheureusement, le boucan ambiant ne suffit pas à masquer ces sons d'hilarité. Le Sacquet de Besace se dirigea droit dans notre direction, écartant sans gêne les individus qui se trouvaient sur son chemin et éludant leurs questions moqueuses. A la vue de sa figure dégoulinante furibonde, Pippin se pressa contre moi, apeuré. Les idées défilaient à toute vitesse et déjà je me maudissais de ne pas avoir prévu un expédient pour ce moment-là. Je manquais effectivement cruellement de suite dans les idées… Alors, sans tenter de réfléchir plus avant, j'attrapai Peregrin par la taille et l'élevai sur la table d'à-côté en m'écriant :
- UNE CHANSON !
- Quoi ?!
- Mais oui, Pip ! Je suis sûr que tout le monde serait ravi que tu nous charmes une fois de plus avec ta voix d'or !
L'idée fut massivement approuvée, car on connaissait déjà à cette époque les talents de chant du plus jeune de la fratrie Took. Pippin me regarda. Il semblait hésiter entre me remercier et me désapprouver d'être si brutal. Finalement, considérant un instant Othon qui s'était arrêté non loin de moi comme le silence s'était fait, il ferma brièvement les yeux puis se lança sans plus attendre.
Petites clochettes, et petites cloches
Sonnent et résonnent aux cous des poneys.
Petite musique, le vent qui t'apporte,
Répète avec nous tous : Nouvelle, nouvelle, nouvelle année !
L'assemblée s'enthousiasma aussitôt, et beaucoup commencèrent déjà à l'accompagner dans sa joyeuse chansonnette, bien connue, qui prenait son essor après cette introduction.
C'est la fête des lumières !
C'est la fête des prés blancs !
Tournent, tournent, le vent, la neige !
Sautent, sautent, les enfants !
C'est la fête des bons mets !
C'est la fête des vins chauds !
Auprès de la cheminée
On s'échange les cadeaux !
Nouvelle, nouvelle année !
Nouvelle, nouvelle année !
Chantons, dansons,
Allons tous à la fête !
Mangeons, buvons
A la santé de cette
Nouvelle année et toutes ses promesses !
Recommençons et puis tout ira bien !
Goûte sans doute cette nuit et son ivresse !
Ne craignons pas d'embrasser le festin !
Un rire généralisé éclata parmi la si nombreuse assemblée tandis que moi-même je me retenais à très grande peine pour souffler à un Pippin étonné :
- C'était « le destin », Pip…
- Oh…
Le garçonnet plaqua vivement ses deux mains sur sa bouche, comme s'il avait pu y faire replonger cette erreur, et rougit.
Cependant tout le monde avait trouvé particulièrement cocasse cette conclusion un peu personnalisée de Pippin, et ceux qui étaient assis se levaient avec les autres pour applaudir. Un grand sourire se dessina derrières les paumes du jeune Took ; il s'inclina et sauta rapidement dans mes bras. Peregrin fut ensuite rapidement pris en main par son public. Mon père lui offrit une pleine chope de jus de pomme avec lequel il se piqua les lèvres et se rinça le gosier jusqu'à étourdissement. Beaucoup de gens continuaient à le complimenter, même en-dehors de ses hauts faits vocaux. Tandis qu'il était ainsi promené d'admirateur en admirateur, moi avec lui la plupart du temps, Othon n'avait aucune possibilité d'action. Il restait en retrait à l'entrée, le regard plein de rancœur. Les danses avaient commencé depuis quelques minutes sur l'herbe, au-dehors, et la grande tente s'était un peu vidée de son trop plein de jambes et de voix, ce qui n'était pas pour nous déplaire.
A un moment, la petite Myrte Fouine qui devait sous peu fêter ses cinq ans, mais était déjà particulièrement vive pour son âge, vint demander une danse à Peregrin. Ce grand timide commença tout d'abord par la considérer comme si elle venait de lui sortir une énormité particulièrement incongrue, puis s'était dérobé peureusement en secouant vivement la tête, reculant de quelques pas, avant de se précipiter dans le refuge de mes bras. Les témoins de la scène sourirent de bons cœur en me voyant hisser Pippin contre mon épaule pour le préserver du terrible danger.
- Je crois que le jeune Monsieur Pippin n'a pas très envie de danser, Myrte, lui lançai-je en souriant. Mais va donc voir le petit Sancho Fierpied, je suis sûr qu'il sera ravi d'être invité par une aussi jolie fillette !
Myrte sourit à son tour en inclinant la tête, puis trottina à nouveau jusqu'au dehors où elle se perdit parmi les silhouettes illuminées.
Pippin posa sa tête contre la mienne d'un petit air ensommeillé qui signifiait clairement qu'il en avait bien assez de tous ces gens, de toutes ces caresses sans saveur et de toutes ces voix étrangères qui résonnaient pour ne plus former qu'un vacarme désagréable. Je m'excusai alors et amenai mon cousin dans le coin le plus calme possible de sous la toile.
- Tu es fatigué, bonhomme ?
- Ca va… répondit le petit Took. C'est plutôt tout ce monde qui me lasse, il sont envahissants…
- Ils nous ont tout de même bien sauver la mise…
- Oui, oui… Mais je veux pouvoir être avec toi, en paix, affirma Peregrin, un sourire dans la voix, tandis qu'il resserrait un peu son étreinte autour de mon cou.
- D'accord, répondis-je doucement. T'inquiète pas, on va filer d'ici.
Tout à cette affirmation, je me creusai anxieusement la tête pour trouver un moyen de nous éclipser sans être harponnés par nos parents ou, pis, Othon Saquet…
