Le retour
Revenir c'est toujours le moment le plus difficile.
On ne s'y attend pas, et voilà qu'on reçoit une lettre. Comme ça. Sans prévenir.
Et on se retrouve invité à une célébration officielle, ça fait dix ans, et au sujet de la guerre il ne reste presque plus rien de neuf à dire.
Et pourtant on dit oui, même si cela fait très longtemps qu'on n'a pas pensé à ses anciens amis et que ce qu'il reste de cette époque est extrêmement fragile.
Le jour indiqué, le 2 mai, on est là, dans une robe noire comme si l'on espérait au fond passer inaperçue.
Cela semble marcher, les regards sont braqués sur des grands noms, il y a assez de monde pour n'être au final rien de plus qu'un simple figurant.
Tout semble lointain et étranger, comme venant d'un autre âge. Il faut se rendre à l'évidence, rien ne sera jamais plus comme avant.
Il y a peu de larmes, mais peu de sourires aussi, seulement les fantômes d'un intérêt qui s'est effacé quand on a essayé de passer à autre chose, de dépasser ce qu'on a vu.
Un grand homme, un homme puissant, qui n'était pas là à cette époque-là mais a été élu depuis, nous appelle à tous nous assoir.
On évite les silhouettes familières, on s'enfuit vers le fond et on disparaît derrière tous ces gens plus hauts.
Le siège de droite est terriblement, doucement vide, mais aujourd'hui la solitude n'est jamais de trop.
Quand le discours commence, on sent une présence à sa droite et on se sent étouffer, mais l'on ne peut résister à l'envie de voir.
Il est là lui aussi, il a tellement changé que l'on ne l'aurait presque pas reconnu.
Il rend le regard comme l'on rend un cadeau, et il fait un commentaire innocent avec une grimace.
On sent qu'il ne sait pas ce qu'il fait ici, qu'il ne se sent aucunement à sa place.
On voudrait demander pourquoi mais on se contente d'un sourire, qui sort tout seul, alors que l'on ne l'avait pas vraiment voulu.
Ses yeux s'illuminent de ce sourire, comme s'ils n'en avaient pas vus depuis une éternité.
On ne peut s'en empêcher, le sourire a grandi et envahi le visage.
Il chuchote quelques mots et s'en est fait, on a tout oublié, l'oubli est un refuge comme dit l'adage.
Et aucun mot du discours n'arrive jusqu'à nous, parce qu'on est trop captivée par notre propre conversation pour écouter.
Il parle de nouvelles vies, comme celle qui crie dans mon cœur, et de dernières fois, comme ce que pourrait être ce moment.
On répond d'affirmations, d'approbations et quand on voudrait se fermer, on a oublié que l'on avait appris comment faire.
Les mots sortent avant qu'on puisse s'obliger à se taire.
C'est une immense tache de mille couleurs dans un monde en noir et blanc.
Et lui, on n'avait jamais remarqué combien ses yeux comptaient de nuances.
Le son de sa voix, venue d'un autre monde, plus lointain, moins familier.
Combien il était grand, imposant, mais quelle chaleur on pouvait sentir contre son genou, et toute l'électricité.
C'est un tourbillon, c'est une tempête, c'est une transe.
Quand le discours finit, on se lève dans le même geste.
On se regarde, sans arrêter de parler ou de sourire, et quand on passe à une autre pièce, nos coudes se touchent.
Le frisson qui nous agite est une étincelle, son regard n'est plus le même et le mien tombe sur sa bouche.
On est là pour lui, on a oublié le reste.
La soirée se poursuit, verre après verre, danse après danse, mot après mot.
On n'est habité que par un souhait, par un désir.
Quelque chose qui manque et qui a manqué et sans lequel on se sent mourir.
Et nos mains s'attrapent ensemble, comme mues par le même instinct, on se sent vibrer mais comme c'est beau !
On cours dehors, l'air envahit nos poumons comme la peur tétanise le corps.
Revenir, après dix ans, c'est comme fuir, c'est comme tourner son dos au futur pour ressasser un passé dont on a appris toutes les leçons.
Mais la porte est ouverte derrière nous et il suffirait juste de se retourner, de vouloir voir, de laisser entrer quelque chose de différent, différent comme un oiseau et un lion.
Alors s'il te plait, ma lumière, entre, entre, et serre-moi dans tes bras, plus fort.
J'ai besoin de quitter le nid, de prendre la direction opposée, de plonger dans un nouveau gouffre sans savoir ce qui m'attend en bas.
Alors ferme le cahier de ces vingt dernières années et apprends-moi de nouvelles leçons sur cette page blanche.
Et quand le jour se lève, à l'heure de l'au revoir, je veux que tout change.
Se sourire une nouvelle fois en sachant que ce n'est qu'un début, oui, on a tout à tenter et l'on se reverra.
Tu disparais au loin et pourtant, moi, je souris.
Revenir c'est toujours extrêmement facile.
Partir, se libérer, c'est plus difficile.
Mais aujourd'hui de t'avoir vu, je sais que je suis prête pour cette nouvelle vie.
