C'était un instrument en os. Pas une flûte ou une baguette de tambour, mais un instrument à cordes, une vraie œuvre d'art avec un manche solide et une caisse de résonance que Sunji devait caler entre ses genoux lorsqu'elle en jouait. La jeune femme n'avait rien dit lorsqu'on lui avait offert. Elle avait remplacé les cordes manquantes par ses propres cheveux, s'était abstenue de poser la moindre question, et encore moins pourquoi. Elle en jouait lorsqu'on lui demandait. Ses doigts la faisaient souffrir, les marques sur ses poignets guérissaient difficilement, mais elle ne s'en plaignait pas, son travail à elle était plutôt facile comparé aux tâches des autres.

Tout compte fait, ce violon avait été une bénédiction, et Sunji caresse sa surface avec émotion. Il est intact, suffisamment solide pour avoir résisté. Elle le pose à côté d'elle avec délicatesse. Au fond de la boite en métal, il y a une dague, gravée avec ses noms. Sunji effleure la première série de caractères. C'était un cadeau d'Eben, celui qui l'a rebaptisée... Pas son père, mais comme si.

-Un problème? s'enquit la belle gamilon blonde qui se promène parmi elles.

-Non.

Sunji se défait sans gêne de son uniforme et renfile ses vêtements d'avant : une tunique bleue foncée, un pantalon noir, une cape gris et bleue. Elle attache à sa taille le lien de cuir qui retient son couteau, y coince également son pistolet, et sous les yeux de la femme, parvient à y glisser le manche de son instrument. Elle ramène avec précaution le rebord plus long de sa tunique sous sa ceinture et s'assure qu'il restera en place.

La gamilon la regarde un peu bizarrement, mais elle sourit. Elle se penche pour regarder le nom sur la case.

-Sunji Eben? C'est...

-C'est gatlantéen.

Les yeux de la femme blonde s'écarquillent.

-Tu es de Gatlantis?

Sunji ravale. Doit-elle mentir, comme d'habitude? Mais les yeux de la femme sont doux.

-J'y étais prisonnière.

-Oh.

-Mais je n'étais pas maltraitée, je… Je jouais de la musique, je n'étais pas des leurs mais je n'étais plus une esclave.

Elle tire la dague de sa ceinture, fait glisser le fourreau juste assez pour montrer son nom actuel à la gamilon. Celle-ci ne peut sans doute même pas le lire, mais elle doit pouvoir reconnaître les caractères.

-D'où vient ce nom? s'enquit celle-ci avec douceur. Étais-tu mariée?

-Non.

La gamilon hésite, elle semble perturbée.

-Ah bon? Personne ne t'a touchée?

Sunji a un bref sursaut. Elle peut se rappeler, très brièvement, des mains sur son corps. Impossible de se souvenir à qui elles appartiennent, cependant.

-J'ai été adoptée.

-Ah, fait simplement la gamilon. Elisa Domel.

Sunji dévisage un instant Elisa. Peut-on parler d'amitié? Elle serre finalement sa main.

La première nuit, Sunji n'arrive pas à dormir. Elle a une chambre avec la gamilon, Elisa, sur un des navires de Leptapoda. Son amie n'y est pas, pas encore. Elle ressasse ses maigres souvenirs, autre chose que l'éternité qu'elle a passé à glisser son archet sur les cordes de son instrument. Il n'y a rien, rien que des murs de métal gris et des hommes au teint vert qui criaient et riaient fort et des esclaves apeurés et muets. Petit à petit, fatalement, elle en vient à repenser à avant. À essayer, du moins.

Elisa ne revient qu'au petit matin. La gamilon a échangé sa robe bourgogne contre une jupe et un haut noir dont elle se débarrasse vite fait avant de se glisser sous les draps.

-J'étais sur le navire terron, se justifie-t-elle. Pour négocier une trêve.

Ah. Sunji émet machinalement un petit bruit d'approbation. Elisa est à présent couchée sur le lit du bas, mais elle a dû apercevoir ses yeux ouverts avant de s'étendre.

-Tu savais qu'ils vous ressemblaient beaucoup? relance la gamilon. Ils ont des teintes de peau brunes ou dorées, exactement comme vous. J'ai vu un homme de Saltz hier, il aurait facilement pu passer pour terron.

Sunji renifle, d'abord amusée. Elle n'a jamais vu de terrons. Des saltzis, si, en quelques occasions, des hommes et des femmes comme décrits par Elisa, mais personne qui ne lui ressemblait assez.

-Je ne suis pas saltzi.

-Pour quelle raison le crois-tu?

-Je suis trop pâle et ma peau et mes cheveux ont une texture étrange. Mes mains et mes pieds sont trop longs. Je dégage un parfum sucré peu importe le savon utilisé, et mes yeux semblaient déjà bizarres, avant.

-Avant? relève Elisa.

Après un instant d'hésitation, Sunji rouvre la bouche.

-J'ai entendu parler de votre système de première et seconde classe. La société de Gatlantis a… un ordre qui y ressemble un peu. Les esclaves se font tatouer à leur arrivée de la date qu'il est. Si… S'ils survivent six ans, ils deviennent alors des ''deuxième classe'' comme moi. Pour les différencier, on les marque.

C'est au tour de la gamilon de marquer un moment de silence.

-On les marque? …Aux yeux?

Sunji acquiesce d'un mouvement de la tête machinal, même si Elisa ne peut la voir.

-Oui. On injecte un produit dans les yeux pour qu'ils deviennent de ce vert, révèle-t-elle, se rappelant son réveil, la première fois qu'elle a vu des iris de ce vert luisant au milieu de son visage. Si la personne ne développe pas de problèmes de vue, on enlève la peau où se trouvait son tatouage pour marquer pour de bon la fin de sa condition d'esclave.

La gamilon garde un silence teinté d'effroi.

-Je suis désolée.

Sunji se recroqueville sous le tissu familier de sa cape, tentant de garder son esprit vide. Rien à faire, comme d'habitude : la nuit ne sera pas plus belle parce qu'elle a parlé. Mais cette fois, son sommeil est dépourvu de cauchemars.