RENCONTRE AVEC UNE OMBRE
Comme tous les matins, Hiroko, ma compagne de chambre, m'a réveillée en fanfare. Il est difficile pour certaines personnes de quitter le pays des rêves. Le temps que j'émerge, ma camarade est déjà partie déjeuner avec ses amies. Je me dépêche donc de me préparer ; il ne faut pas que je sois en retard aujourd'hui pour l'interrogation d'histoire. Un coup d'œil à ma montre m'indique que le premier cours ne commencera pas avant une demi-heure. Pourquoi, diable, Hiroko est-elle allée manger aussi tôt ? Laissant de côté cette question, je mets mon I-Pod sur mes oreilles et vérifie que j'ai mis tout ce dont j'aurai besoin dans mon sac avant d'en passer une bretelle à mon épaule.
Ce n'est que lorsque je sors du bâtiment et que les cris de filles de la Day Class m'explosent à la figure, couvrant la musique, que je réalise que c'est la Saint Valentin. Je monte le son. « Elle pose son doigt sur la lune qui s'allume en un clin d'oeil. Ses prunelles sans pareil éclairent le cœur des noctambules » dit la voix du chanteur pendant que je contemple la foule des fan-girls se presser contre le mur du Pavillon de la Lune. On dirait une vague qui s'écrase sur des récifs. Cela fait bizarre de penser que l'an prochain, je ne serai plus là pour voir ça. Cette marrée humaine est le rituel matinal auquel s'adonnent nombre de fans de la Night Class. Moi, je ne participe qu'à celui du soir. Quelle idiote ! je me dis. Ayant oublier qu'on était le 14 février, j'ai laissé le chocolat au dortoir. Tant pis, j'irai le chercher pendant la pause déjeuner ; j'aurai moins de temps pour lire.
Quelque chose heurte l'arrière de ma tête et on tire sur le fil de mes écouteurs.
— Tu as oublié ça.
Hiroko me tend la petite boîte que j'ai omis de mettre dans mon sac.
— Est-ce qu'il leur arrive de réfléchir ? dit-elle en voyant la cohue. La Night Class a cours le soir ; ils doivent tous dormir à cette heure-ci !
Consternée, elle allume une cigarette. Il paraît difficile de croire que cette petite punkette électrique est une surdouée. Hiroko n'a que quinze ans, et pourtant, elle est déjà en terminale et passe la majorité de son temps libre à réviser. En fait, sous airs rebelles, c'est une adolescente sérieuse et mâture qui est déterminée à entrer à l'université, bien que ses parents souhaitent la voir reprendre l'affaire familiale – un restaurant de râmen.
— Il est interdit de fumer sur le campus, Shiratori-sempai. Tu pourrais le lui rappeler, Sakagami-sempai. Après tout, tu es la plus âgée des deux.
Nous nous retournons pour faire face à deux améthystes qui lancent des éclairs. Sans doute les plus beaux yeux que j'aie jamais vus.
Kiryû-kun, élève de première année est l'un des chargés de discipline. Sa comparse est déjà à son poste, bien que son intervention n'ait que peu d'effet. Ce garçon est une ombre solide. Il est parmi nous, mais fait tout pour garder ses distances et on aurait beau le poursuivre qu'il demeurerait insaisissable. Avec son teint lunaire et ses cheveux de cendres, il ressemble un peu à un fantôme.
De mauvaise grâce, mon amie écrase l'objet du délit sous son pied en faisant la moue.
— Bon sang, dès le matin ! grommelle le préfet en voyant le flot qu'il devra contenir devant le Pavillon de la Lune. Je comprends vraiment pas ce qu'elles leur trouvent.
— C'est pourtant évident, Kiryû-kun.
L'interpelé, qui s'apprêtait à se présenter à son poste, se retourne vers nous. Il ne devait pas s'attendre à ce que Hiroko réponde à sa remarque.
— D'abord, rien qu'en regardant la belle façade qu'ils montrent, tu peux voir qu'il y en a pour tous les goûts, ou presque. Kain-sempai plaît pour ses airs de mauvais garçon, Shiki-sempai pour son mutisme et sa nonchalance.
— Aidô-sempai, avec les jeux auxquels il s'adonne avec ses fans, a un côté petit chat hyperactif, je continue à la place de ma camarade de chambre. Le sourire serein d'Ichijô-sempai a quelque chose d'attendrissant.
— A côté de ça, certaines filles craquent pour la calme autorité de Kuran-sempai. Et les garçons peuvent rêver devant les airs de princesse de contes de fées de Sôen-sempai ou les airs de poupée gothique de Tôya-sempai. Pourtant, si on regarde derrière tout ça, il y a de quoi se poser pas mal de questions.
Le chargé de discipline fronce les sourcils, visiblement intrigué.
— Eh bien, pour commencer, pourquoi fait-on tout pour que les deux classes aient le moins de contacts possibles ? répond Hiroko à la question silencieuse.
Devant le mutisme de notre interlocuteur, elle continue.
— Ensuite, il y a un truc encore plus étrange. Les élèves de la Night Class sont tous censés être des petits génies. Alors, comment se fait-il qu'ils sont toujours au lycée ? Je suis en terminale, et ils étaient déjà là quand Chigusa et moi sommes entrées en première année.
— Au fait, pourquoi Hiroko n'est pas dans la Night Class ? je demande. Elle aussi, c'est une surdouée.
Kiryû-kun nous regarde comme si étions suspectes.
— Et bien sûr, vous cherchez des réponses à ces questions, dit-il.
— Évidemment. Mais ce n'est pas toi qui nous les donneras, n'est-ce pas ? rétorque la punkette électrique.
— Je ne suis pas sûre de vouloir savoir.
Seule Hiroko ne semble pas étonnée de ma réplique. L'ombre solide me regarde comme si je venais de lui dire que j'étais une martienne. Alors, je m'explique.
— Je sais que la plupart des gens pensent que je suis folle ou idiote. Mais, je sais aussi que les quelques rêves qu'il me restent sont condamnés à partir en fumée ; comme ça arrive à tout le monde. Quand je regarde les adultes qui m'entourent, j'ai l'impression qu'ils évoluent dans un monde terne, sans fantaisie. Un jour, je devrai y entrer, et ça me fait peur.
Je crois voir un éclair de compréhension dans les améthystes.
— J'ignore tout de la Night Class. Pourtant, il y a un je-ne-sais-quoi qui me fait penser qu'ils voguent sur d'autres sphères que nous. Et, comme je ne sais rien d'eux, je peux imaginer ce que je veux sur le monde dans lequel ils vivent.
— Tu fuis la réalité pour te réfugier dans les rêves. N'est-ce pas un peu lâche? demande Kiryû-kun.
— Je ne prétends pas être courageuse. Bien sûr, une partie de moi voudrait connaître la vérité. Pourtant, tant que le rêve que fait naître la Night Class subsistera, je sais que quoi qu'il arrive, je pourrai continuer à avancer.
Si un regard pouvait tuer, Hiroko et le préfet auraient un cadavre sur les bras. Je baisse les yeux.
— Je n'ai jamais rien entendu d'aussi absurde, dit l'ombre solide avant de se diriger vers la marée humaine.
Mon amie allume une autre cigarette et m'attrape le bras.
— Fais pas attention à lui, Chigusa. Si tu veux, je t'accompagnerai ce soir.
Hiroko sait que je suis mal à l'aise au milieu de la foule. Je crois que personne ne me connaît aussi bien qu'elle. Elle comprend pourquoi je tiens à donner le chocolat à Aidô-sempai : pour dire « merci ». Cependant, elle n'en a jamais offert à Kain-sempai « parce qu'elle n'a pas le temps pour ces âneries ».
Nous nous dirigeons vers les salles de classe. Elle écrase sa cigarette avant d'entrer. C'est à cet instant que je remarque le petit paquet qui dépasse de sa poche. Un sourire décore mes lèvres quand je la suis dans le bâtiment.
