Le barman, les pirates et un coin de paradis
Metal in Arcadia
Disclaimers : le « Metal Bloody Saloon » appartient à Bob, Octodian et barman. L'Arcadia a été conçue et construite par Tochiro qui l'a ensuite donnée à Harlock, lequel s'est empressé de la tester contre une flotte qui passait par là (on est pirate dans l'âme ou on ne l'est pas). Harlock défend fièrement sa liberté (sous son drapeau, blablabla...) mais quoi qu'il puisse dire il appartient tout de même à M. Matsumoto.
Et bien sûr, cela ne l'empêche pas de se retrouver dans des situations saugrenues provoquées par l'auteur et qui, si elles ne sont pas toujours du goût du pirate, permettent au moins au barman de se concocter tout un stock d'anecdotes irremplaçables.
Aux MECO qui ont engendré l'idée du RESEVAC à la sauce « Arcadia ».
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Chapitre 1
Urgent : cherche vaisseau pour évacuation.
Dans un grondement, le dernier vaisseau s'arracha à l'atmosphère artificielle du planétoïde. Le barman leva la tête juste à temps pour apercevoir la nacelle fuselée être happée par le bouclier à injection d'ozone puis disparaître dans le vide spatial. À ses côtés, une femme se mit à gémir. Le barman haussa un sourcil. Ceux qui restaient semblaient s'être tous rassemblés sur la place principale, depuis laquelle on jouissait d'une vue imprenable sur le spatioport. Vide.
Tous les vaisseaux intersidéraux étaient partis. Seules une dizaine de navettes d'assistance étaient encore stationnées sur le tarmac, mais aucune ne serait assez robuste pour emmener les neuf cents et quelques personnes qui se retrouvaient bloquées ici.
Le barman jeta un coup d'œil autour de lui. La plupart des colons étaient prostrés, certains pleuraient, d'autres encore fixaient le ciel comme hypnotisés ou comme si leur regard pouvait suffire à faire revenir les vaisseaux. Seul un groupe d'enfants, indifférents au drame qui s'annonçait, jouait une partie de football improvisée entre les passants hagards.
Le barman grogna. Lorsqu'il avait ouvert un « Metal Bloody Saloon » sur ce planétoïde, il s'était dit que l'ambiance « village en autarcie » d'une petite colonie minière isolée pouvait être une expérience intéressante. Et, effectivement, il s'était rapidement senti comme chez lui. Il avait même noué quelques liens d'amitié avec un patron mineur et son apprenti. Alors que, sur d'autres planètes plus peuplées, les colons faisaient montre d'une méfiance à peine voilée envers les nouveaux arrivants (à plus forte raison lorsqu'il s'agissait d'Octodians grands, larges d'épaules et dotés de plusieurs paires de bras), ceux-ci l'avaient accueilli sans poser de questions.
La colonie était un mélange improbable de toutes les races existantes. De braves gens, qui s'étaient éloignés autant que possible des planètes, de leurs gouvernements et des guerres qui se propageaient inlassablement d'un monde à l'autre. Ils avaient échoué sur une des frontières de ce que les cartes galactiques nommaient « la Mer de Rochers » et exploitaient les minéraux rares du champ d'astéroïdes. Le travail de mineur n'était pas facile tous les jours, loin de là, mais à force de persévérance, avec des matériaux d'occasion et deux ou trois industriels aventureux, ils avaient créé leur coin de paradis sur un gros planétoïde.
C'était une utopie, avec ses hauts et ses bas, mais qui voulait se maintenir malgré les difficultés.
Quand le barman était arrivé, la fin se profilait déjà à l'horizon. L'Octodian n'avait rien d'un technicien, il ne s'y connaissait guère en maintenance de station spatiale et en terraformation, mais après avoir fêté son centième jour de présence, il avait compris que la colonie courait à sa perte.
Trop de dépenses. Manque d'entretien. Toutes les installations atmosphériques, si coûteuses à remplacer, cessaient de fonctionner les unes après les autres.
Sans bouclier d'ozone, les radiations cosmiques bombarderaient la ville. Sans générateur, l'air s'échapperait dans l'espace. Sans air...
Les colons les plus fortunés avaient fui à bord de leurs propres navires. Le gouverneur avait minimisé l'importance des dégâts, mais devant l'imminence de la catastrophe, il avait fait face à ses responsabilités (un bon point pour lui, de l'avis du barman) et s'était endetté pour affréter des vaisseaux d'évacuation.
Deux. Des cargos de moyen tonnage. Tout ce que pouvait offrir une trésorerie exsangue.
Et près de six mille habitants à évacuer.
Même en tassant bien, tout le monde n'avait pu obtenir sa place.
Il y avait eu des émeutes.
Il y avait eu des morts ; des civils qui avaient été piétinés, des excités que la centaine de soldats gouvernementaux avait abattu. Des comptes avaient été réglés dans l'ombre, d'autres l'avaient été en plein jour – avec tous les dommages collatéraux que cela impliquait. Et, comme toujours dans les situations de crise, il y avait eu la panique, les pillages et les incendies. Il y avait eu l'état d'urgence, le couvre-feu et les blindés dans la rue.
Puis il y avait eu le tirage au sort, et l'embarquement : il manquait environ mille places à bord des vaisseaux – les grands perdants de cette loterie macabre. Ceux qui étaient partis n'avaient emporté que les vêtements qu'ils portaient pour alléger le chargement au maximum, mais cela n'avait pas été suffisant. L'un des vaisseaux avait même failli ne jamais décoller, à cause de la surcharge...
Le barman avait donné sa place à une mère de famille enceinte.
Il soupira. Il n'avait pas l'intention de finir sur ce planétoïde et, contrairement aux colons, il savait qu'il pouvait profiter d'autres moyens de transport que les vaisseaux du gouvernement. Dès le début des émeutes, il avait donc utilisé un transmetteur à triple cryptage qu'il gardait en réserve pour les coups durs. L'appareil émettait un signal unique préenregistré mais il n'était malheureusement pas conçu pour recevoir quoi que ce soit. Le barman était plutôt confiant quant au devenir de son message (il serait reçu et traité) ; c'était le temps de réponse qui l'inquiétait un peu. D'après les communications officielles, l'atmosphère tiendrait encore quatre à six jours, mais en pratique... Bon sang ! Le timing allait être serré !
Les gens sortaient peu à peu de leur apathie et tentaient sans conviction de reprendre leurs activités habituelles. Au centre de la place, un attroupement s'était formé. Le barman se rapprocha. Le gouverneur essayait d'insuffler un peu de courage à ce qui restait de ses citoyens.
— Nos vaisseaux feront un deuxième voyage dès qu'ils auront débarqué leurs passagers, affirmait-il avec le plus d'optimisme dont il pouvait faire preuve. Et n'oubliez pas que notre station de contrôle émet un message de détresse en continu. N'importe quel navire croisant dans les parages peut l'intercepter et nous porter secours !
Un chic type, ce gouverneur, pensa le barman. Plus intègre que les politiciens des planètes centrales, en tout cas, lesquels se seraient enfuis depuis longtemps dans leurs jets de luxe. Lui avait refusé de partir avant que tous les habitants de son planétoïde ne soient évacués. Le moins que l'on puisse dire, c'était qu'il avait le sens du devoir.
Et celui du sacrifice...
— Personne ne croise jamais dans ce quadrant paumé, maugréa un gars à droite du barman. Et l'atmosphère ne tiendra jamais jusqu'au retour des vaisseaux, contrairement à ce que le gouvernement veut nous faire croire.
— L'espoir fait vivre, répondit un deuxième.
— Ah oui ? J'aimerais bien voir comment il te fera vivre dans le vide spatial ! ricana le premier.
L'Octodian les observa du coin de l'œil. S'ils en venaient aux mains, la situation pouvait dégénérer en un instant – tout le monde avait les nerfs à vifs. Les deux hommes semblaient cependant avoir épuisé leur combativité à travers cet échange.
— Tu me payes un verre, Bob ? demanda un habitué du Metal.
Le barman leva un sourcil.
— Attends... Je suis propriétaire d'un bar. Je vends mes boissons. Depuis quand je dois payer mes clients ?
— Bah, qui paye qui, quelle importance ? Pour ce que ça va servir, de toute façon...
— Et puis, 'reste peu de temps pour épuiser tes stocks, pas vrai ? renchérit un autre.
Le barman céda avec un sourire.
— Okay, lâcha-t-il. Tournée générale.
—
La nouvelle s'était répandue en ville presque aussi vite que les annonces officielles sur l'état de l'atmosphère : le patron du Metal Bloody Saloon faisait une distribution gratuite. Résultat, le bar était bondé – en plein après-midi.
Le barman servit un énième verre de whisky. Il était en train de réaliser le meilleur chiffre d'affaire de toute sa carrière... si seulement il avait vendu toutes ces boissons. Ah, bah. Perdu pour perdu...
Entre deux gorgées, le buveur de whisky exposait ses théories « de survie »... que ses voisins s'empressaient de démonter. L'homme ne s'était cependant pas encore découragé.
— Et les scaphandres de la maintenance ? demandait-il à personne en particulier. Il doit en rester des centaines dans les locaux techniques !
— Ouais, génial. Comme ça, tu gagnes un sursis de quatre heures. Peut-être cinq, si tu respires une fois sur deux.
— Bon, okay... Euh... Mais si je rassemble toutes les unités d'air que je peux trouver ? Dès que j'en épuise une, je la change et hop ! C'est reparti pour quatre heures !
— Ah oui, c'est mieux. Tu vas te retrouver tout seul dans ton scaphandre, au beau milieu de ce qui restera de la colonie et avec une ribambelle de bouteilles d'oxygène.
— Et alors ? Pas mal, non ? Je pourrai au moins tenir jusqu'au retour des vaisseaux !
— Et comment tu vas faire pour te nourrir ?
— Euh...
— Ha ! Si tu ne deviens pas fou dans ton scaphandre, tu mourras de soif en quelques jours. Super. Je préfère encore une fin rapide.
Le barman, lui, préférait ne pas intervenir dans la conversation. Bien que, dans son cas, l'idée du scaphandre n'était pas si mauvaise : il était quasi sûr que son « taxi » serait là avant les vaisseaux du gouvernement, et donc avant qu'il ne soit mort de déshydratation...
—
Le bar ne désemplit pas tant que la dernière bouteille d'alcool ne fut pas vidée. Le calme ne revint qu'au petit matin.
Le barman était déjà à pied d'œuvre, balais, seaux et serpillères dans les mains (même si, en l'occurrence, un lance-flammes eût été plus approprié). D'aucuns auraient tout laissé en plan – après tout, ce n'était pas comme si le bar avait de l'avenir sur ce planétoïde – mais l'Octodian avait toujours considéré qu'un plancher rutilant permettait de différencier le Metal Bloody Saloon d'un bouge putride et ne comptait pas renoncer à ses habitudes sous prétexte que la fin du monde approchait.
Il était donc très occupé à balayer à l'extérieur les derniers ivrognes et cadavres de bouteilles lorsqu'il s'aperçut d'un changement subtil dans l'atmosphère. Il mit néanmoins plusieurs minutes à l'identifier.
Un sifflement. Tenace.
Un réacteur.
Une fois que l'attention s'était focalisée dessus, il devenait impossible de ne pas le remarquer. Les colons commençaient d'ailleurs à sortir de chez eux en tendant l'oreille.
— Qui fait fonctionner ce putain de réacteur ? grogna un vieillard. L'heure est aux économies, nom de dieu !
— C'est impossible ! répondit une voix de femme en écho. Toutes les installations ont été stoppées !
De toute façon, le sifflement ne ressemblait en rien au ronronnement habituel des générateurs du planétoïde.
Un vaisseau, pensaient tous les colons, le nez en l'air, scrutant avidement le ciel pour distinguer la moindre traînée de vapeur, le moindre éclat métallique ou n'importe quel signe de présence.
Un bouclier d'invisibilité, pensa le barman en se remémorant les caractéristiques de son « taxi ». C'était la solution la plus logique : le bruit était à présent trop fort pour être confondu avec une installation de la colonie. Il était également trop fort pour que le supposé vaisseau se trouve encore dans les hautes couches de l'atmosphère.
« Il est en phase finale d'atterrissage », comprit soudain le barman en même temps que toutes les implications de la manœuvre. Il jura, à la grande surprise des colons à portée d'oreilles. Il devait trouver le gouverneur.
La ville était heureusement petite et le palais gouvernemental ne se situait qu'à deux blocs d'immeubles du Metal Bloody Saloon. Le barman arriva hors d'haleine au pied des marches du palais au moment où le gouverneur, alerté par le bruit, sortait voir de quoi il en retournait. Et à l'instant précis où le vaisseau stoppait son dispositif de camouflage – un chronométrage quasi surnaturel, mais il y avait longtemps que le barman ne s'étonnait plus de rien.
— Oh mon dieu, gémit une jeune femme.
Le barman ignora la secrétaire effarouchée et se planta devant le gouverneur. Il avait fait venir ce vaisseau, il se devait maintenant de gérer la crise. Question d'honneur.
— Voici notre salut, monsieur, déclara-t-il tout de go.
Le gouverneur haussa un sourcil sceptique.
— Vous êtes... ? demanda-t-il.
— C'est le patron du bar de la place Principale, lui souffla un des bureaucrates qui l'accompagnaient. Un Octodian, ajouta-t-il comme si ce n'était pas évident.
L'information n'impressionna pas le gouverneur, lequel était remonté de quelques marches afin d'avoir une meilleure vue sur le spatioport, et semblait beaucoup plus intéressé par le vaisseau qui finissait de s'y poser que par les antécédents génétiques du barman.
— Que la garde se tienne parée à intervenir, ordonna le gouverneur à ses sbires.
Mmh. S'il comptait décourager le barman en l'ignorant, il se trompait. L'Octodian fit les gros yeux aux assistants, écarta poliment (mais fermement) les gardes du corps et reprit sa place devant le champ de vision du gouverneur.
— Monsieur, vous ne m'avez pas écouté, protesta-t-il.
Le gouverneur écarta l'objection d'un geste agacé.
— Ma priorité actuelle est de m'assurer de la sécurité de mes administrés. Je me préoccuperai de vos élucubrations plus tard...
— Vous ne m'écoutez pas ! insista le barman. Il faut que vous rassembliez tout le monde et que vous vous prépariez à embarquer ! Ce vaisseau vient pour nous !
« Enfin, surtout pour moi », songea-t-il, mais il traiterait ce détail plus tard. Un problème à la fois, telle était sa devise.
Il envisagea de secouer le gouverneur de la même manière qu'il martyrisait son shaker à cocktails afin que l'information lui entre bien dans le crâne, mais les gardes du corps pourraient mal le prendre.
Le gouverneur eut une moue dubitative tandis qu'il reportait son attention sur le vaisseau. C'était un vaisseau connu, célèbre même, qui n'avait pas à proprement parler la réputation de venir évacuer les colons en détresse sur les planétoïdes. Son équipage s'adonnait à diverses activités de piraterie avec enthousiasme d'un bout à l'autre des territoires explorés, voire plus loin si l'on en croyait les légendes de comptoir.
Son capitaine faisait partie des criminels les plus recherchés. Les offres de récompense se retrouvaient partout – et il y avait longtemps que le montant était devenu franchement indécent.
Le barman le considérait comme un de ses meilleurs amis.
— Vous plaisantez ? finit par lâcher le gouverneur.
Le barman hésita quelques secondes.
— C'est moi qui l'ai appelé, avoua-t-il.
Il était des lieux où il fallait être prudent lorsque l'on admettait ce genre d'accointances. Cependant, les forces de l'ordre d'ici ressemblaient peu aux fédéraux, lesquels sévissaient surtout sur les planètes centrales. Le barman estimait par conséquent que le risque de se faire descendre sans sommation sous prétexte qu'il « connaissait le pirate le plus dangereux de l'époque » était assez faible.
Les gens autour de lui se raidirent néanmoins comme s'ils s'attendaient à ce qu'il se métamorphose en quelque chose de méchant, couteau entre les dents, et qu'il égorge l'un d'entre eux en ricanant.
Bien évidemment, il ne se passa rien et le gouverneur se décida à reprendre la parole.
— Vous avez des relations avec... eux ? demanda-t-il sèchement.
— En effet. Et il me semble que vous êtes assez mal placé pour faire la fine bouche. Vous avez besoin d'un vaisseau pour quitter cet endroit, asséna le barman. Et bien, le voilà.
Le barman agita négligemment un bras.
— Notez que vous avez le choix : vous pouvez dire à vos citoyens « ne vous inquiétez pas, je vais vous défendre contre ce pirate, personne ne pourra nous empêcher de mourir ici » ou « je comprends que vous puissiez avoir peur, mais je vais discuter avec lui et voir s'il ne peut pas nous emmener ».
— Évidemment, vu sous cet angle... soupira le gouverneur.
Le politicien scruta les traits de l'Octodian, un reste de méfiance dans le regard.
— Mais qu'est-ce qui me dit que nous ne serons pas vendus comme esclaves sur une planète autonome ?
— Mmm... Pas leur genre, rétorqua le barman.
— Bon, très bien, céda le gouverneur.
Il descendit les marches en entraînant le barman et prit résolument la direction du spatioport.
— Préparez une annonce pour demander à tous de se regrouper sur la place Principale, lança-t-il à l'assistant le plus proche.
— Euh... Bien, monsieur, mais vous...
— Je vais tenter de négocier un ticket de départ, répondit le gouverneur. Au moindre problème, déployez la garde.
Il agrippa un bras du barman.
— Parce que, pour être tout à fait franc avec vous, souffla-t-il à l'Octodian, je ne crois pas une seule seconde que ce pirate se soit déplacé pour sauver un wagon de colons...
—
Le barman avait certes eu la chance de monter à bord du vaisseau pirate (et d'en ressortir, ce qui n'était pas le cas de tout le monde), il avait même rencontré son capitaine plusieurs fois sans aucun dommages, mais il ne s'était jamais approché de la coque d'aussi près depuis l'extérieur. C'était moins impressionnant lorsqu'on entrait par un sas d'abordage.
— J'espère que vous êtes sûr de ce que vous faites, murmura le gouverneur.
« Oui, moi aussi », pensa le barman. La porte du hangar latéral était ouverte – et à dix mètres du sol ; si on ne lui envoyait pas une rampe d'accès, il allait avoir des difficultés à monter.
— Il y a quelqu'un ? cria le barman.
Ça bougeait, là-haut. Il y eu un grincement horrible, puis la rampe se déplia – de l'avis du barman, l'installation méritait un peu d'huile dans ses articulations ; les pirates ne devaient pas s'en servir souvent.
— On ferait mieux de partir, fit le gouverneur d'une voix blanche.
— Ne me dites pas que vous avez peur d'une porte qui grince ! Nous ne sommes pas dans un château hanté !
Le gouverneur grimaça, peu rassuré.
— Je crois qu'on vient, ajouta-t-il.
En effet.
Celui qui faisait trembler l'armée, les polices planétaires et les gens normalement constitués en général s'avança lentement vers eux. Le barman le considéra d'un œil critique tandis que le gouverneur semblait se liquéfier à côté de lui. Ce qui était sûr, c'était que le capitaine pirate n'était pas prêt de renoncer à ses entrées en scène théâtrales, je fais résonner mes éperons sur le sol métallique, j'ai l'air méchant, et tu as vu comme ma cape prend bien le vent ?
Le barman avait toujours trouvé cela totalement puéril, mais bon, ça impressionnait le commun des mortels, alors...
Le pirate s'arrêta à deux mètres d'eux, légèrement en surplomb (toujours ses effets de style, pff...), jeta un regard froidement méprisant au gouverneur, puis interrogea le barman d'un simple mouvement de sourcil.
Harlock... Il n'avait guère changé depuis la dernière fois. Peut-être ses traits étaient-ils un peu plus durs, mais pour qui le connaissait il restait ce jeune homme parti en quête d'aventures et de liberté, des années plus tôt.
Le barman sourit. Il pouvait commencer leur immuable rituel de retrouvailles.
— Salut, gamin. Content de voir que tu n'arrives pas en retard.
Le barman observa le gouverneur prendre une teinte verte fascinante et Harlock pincer les lèvres d'un air agacé. Aha ! Il l'avait coincé, ce pirate ! Soit le capitaine prononçait la réponse traditionnelle et par conséquent risquait de décrédibiliser son aura « je suis froid et méchant » auprès du gouverneur, soit... euh... En fin de compte ce n'était peut-être pas une bonne idée.
Finalement – heureusement –, Harlock décida d'ignorer le gouverneur.
— Bob. Ne m'appelle pas « gamin ».
— Bah, tu sais que ça me fait plaisir. Tu devrais avoir l'habitude.
Le pirate grommela une phrase indistincte dans laquelle il devait probablement maudire les Octodians, puis traita le problème avec l'efficacité qui le caractérisait – à savoir, il passa sans transition au sujet suivant.
— Monte. On redécolle tout de suite.
Apparemment, Harlock avait jugé inutile de se renseigner sur l'envie qu'aurait pu avoir le barman d'emporter ses affaires, fermer son bar ou peut-être dire au revoir à quelques amis. Il semblait aussi avoir décrété que le gouverneur n'existait pas. Ce qui était embêtant, somme toute, car le barman savait combien il pouvait être difficile de faire changer ce gamin d'avis une fois qu'il s'était mis une idée en tête (qu'elle soit stupide ou pas, d'ailleurs).
Le gouverneur, quant à lui, inspira profondément pour se donner le courage de signaler sa présence au pirate. Lorsqu'il se jeta à l'eau, sa voix était presque ferme.
— Monsieur... Euh... Capitaine, commença le gouverneur. Au nom des colons que j'ai l'honneur de représenter, je tiens à vous remercier d'avoir répondu à notre message de détresse.
À bien y réfléchir, c'était probablement la meilleure approche que l'on pouvait choisir. Harlock détestait qu'on lui force la main ; considérer que sa venue était volontaire et non pas réclamer son aide était une bonne stratégie.
— Mes forces militaires se tiennent à votre disposition afin que vous puissiez assurer la sécurité des personnels pendant l'embarquement et le transfert, continua le gouverneur.
Le barman ne dit mot et nota l'infime hésitation dans le regard du capitaine pirate comme il assimilait l'information. Il y avait de fortes chances qu'Harlock n'ait aucune idée de ce que le gouverneur pouvait être en train de raconter : le signal préenregistré envoyé par le barman mentionnait simplement « urgence, venir me chercher » ainsi que les coordonnées de l'émission, mais il n'avait été prévu nulle part de préciser le « pourquoi ». En outre, étant donné le mode opératoire habituel de l'Arcadia, le vaisseau avait dû quitter le warp au dernier moment et n'avait probablement pas été capable de réceptionner le message de détresse gouvernemental avant d'entrer dans l'atmosphère.
S'ensuivirent une bonne dizaine de secondes de silence, pénibles pour le gouverneur qui transpirait à grosses gouttes, inconfortables pour Harlock qui se rendait bien compte qu'une donnée lui avait échappé (mais qui ne se mettrait pas en position de faiblesse en l'avouant), et plutôt amusantes pour le barman qui faisait durer le plaisir.
Enfin bref. Ils n'allaient pas non plus y passer la journée.
— L'installation atmosphérique va lâcher dans peu de temps, expliqua le barman au pirate. Puisque tu es là, tu vas pouvoir dépanner tous les gens bloqués ici.
— Vous ne pouviez pas utiliser des cargos civils ? répliqua Harlock.
— Déjà partis. Pas assez de places. Trop tard pour en affréter d'autres, répondit le barman, laconique.
Harlock laissa passer une nouvelle poignée de secondes avant de reprendre la parole.
— Je ne prends pas de passagers, trancha-t-il sèchement.
Le barman entendit nettement le gouverneur réprimer un hoquet de terreur pure : le cheminement de ses pensées devait avoir complété la phrase par quelque chose se rapprochant de « et je viens pour piller la ville et tout brûler ». Le politicien allait passer en mode « supplications désespérées » d'un instant à l'autre ; aussi étrange que cela puisse paraître, le barman souhaitait éviter d'en arriver là. Le gouverneur s'était battu vaillamment pour cette colonie et ne méritait pas de s'abaisser à ramper devant un pirate, fût-il renommé.
Et tant pis pour l'ego d'Harlock.
C'était le moment de mettre en place sa stratégie « moi, j'demande rien, mais je te fais bien comprendre que moralement, tu vas être obligé de prendre une décision qui est exactement l'inverse de ce que tu viens de dire ».
— Tout ce que je souhaite, c'est que tu m'acceptes moi, déclara négligemment le barman. Fais ce que tu veux avec cette ville, mais j'espère que tu ne me forceras pas à regarder ses habitants s'asphyxier quand l'atmosphère se fera la malle. J'connais pas mal de gens bien, ici...
Le pirate eut une moue peinée.
— C'est mesquin d'attaquer sur ce terrain...
— D'autant plus que les codes de navigation spatiale sont très clairs sur le comportement qu'il convient d'adopter en cas d'appels de détresse, continua le barman.
Le truc, c'était de laisser croire au capitaine pirate qu'il gardait la liberté du choix final. Ça fonctionnait à tous les coups : Harlock restait très attaché à son idéal de sacro-sainte liberté – à une époque, le barman pouvait lui faire avaler n'importe quoi à condition de commencer son argumentaire par « tu es libre de... ».
Ce n'était plus le cas, évidemment (l'expérience était passée par là). En conséquence, Harlock croisa les bras et prit l'expression butée de celui qui ne changera pas d'avis même s'il vient de s'apercevoir qu'il a tort. Et il adressa au passage un regard du genre « que faites-vous encore ici » au gouverneur, lequel ne s'y trompa pas et commença un mouvement de repli.
Si le barman avait été certain de disposer du temps nécessaire, il serait retourné à son bar et aurait laissé décanter toute l'affaire quelques jours – jusqu'à ce qu'Harlock ait trouvé un compromis honorable pour changer d'avis sans perdre la face – mais en l'occurrence ils étaient un peu pressés.
— Okay... soupira l'Octodian. Nous savons tous les deux comment cela va se terminer, alors je propose de laisser tomber les discussions préliminaires et de commencer à embarquer les colons.
— Je n'ai pas accepté d'embarquer qui que ce soit, il me semble, rétorqua froidement le pirate. Si j'avais su que tu voudrais partir avec tes petits camarades, je t'aurais laissé moisir sur ton foutu planétoïde plutôt que de traverser la moitié de la galaxie pour venir te chercher.
— Oh, ça va, hein ? Tu sais très bien ce que tu as à faire, alors mets ta fierté de côté et embarque-moi ces gens. J'ose espérer qu'il te reste quand même un peu de sens moral.
— Hmpf.
— Tu t'en remettras, finit le barman.
Harlock agita un bras nerveusement tandis que l'idée d'éliminer le problème à coups de canon lui traversait clairement l'esprit.
— D'accord ! concéda-t-il avec un regard appuyé au barman qui signifiait « tu me paieras ça ». D'accord. Va chercher tes bagages et tes amis, pendant ce temps je fais préparer des cabines passagers.
Sur ces mots, le pirate fit volte-face et remonta sur la rampe d'accès de son vaisseau. Ledit vaisseau avait encore tous ses systèmes propulsifs sous tension et devait pouvoir décoller dans la minute. Le gouverneur jeta un coup d'œil inquiet au barman. Il semblait qu'il restait un dernier détail à régler.
Trois fois rien.
— J'pense que tu peux commencer par éteindre tes moteurs, reprit Bob. Ça va prendre un peu de temps que pour tout le monde s'installe chez toi...
Harlock se retourna et haussa un sourcil.
— Je croyais que vous étiez pressés ? Vous vous installerez quand on aura décollé !
Le gouverneur s'éclaircit la gorge, conscient qu'il allait transmettre une information douloureuse.
— Nous devons répartir correctement l'embarquement des neuf cent soixante-trois personnes répertoriées sur nos listes, fit-il. Si nous agissons dans la précipitation, nous augmentons le risque d'accidents.
— Je ne vois pas l'intérêt de... commença Harlock pendant que son cerveau enregistrait le chiffre que le gouverneur lui avait donné. Combien ?
