Note : Hello à toutes et à tous ! Je poste aujourd'hui A Fire Inside, un projet qui me tient à cœur, car dans ma tête depuis des mois maintenant : un univers alternatif sur le Western. C'est donc une participation au challenge du CollectifNONAME de ce mois-ci, proposé par Clélia Kerlais. Ce Collectif, (dont vous trouverez toutes les infos sur la page FF, à retrouver dans mes auteurs favoris) est un rassemblement d'auteurs qui encourage l'échange et la solidarité entre auteurs et lecteurs. Vous aussi, rejoignez-nous, participez au Challenge de Juillet et envahissez vos fandoms de prédilection de vos textes et de vos belles reviews qui motivent tant !
Ce texte est dédié à : la merveilleuse et absolument adorable ChocOlive Flamous, artiste de talent et auteure formidable, pour son anniversaire ! Ma belle, je te remercie pour ton soutien et tes reviews toujours si précieuses. J'espère que ce texte te touchera autant que tes mots me touchent :)
Rating : T parce que pas joyeux.
Annexe : Comme pour chacun de mes textes, toutes les villes et personnages mentionnés existent réellement. Cette fois, j'ai fais une petite annexe, parce que pourquoi pas :)
(1) Round pen : Enclos circulaire utilisé pour le dressage de chevaux.
(2) Allan Pinkerton : (1819 - 1884) détective privé américain, célèbre pour avoir fait échouer le complot de Baltimore qui visait à assassiner Abraham Lincoln en 1861.
(3) Hereford : Région montagneuse du Sud de l'Arizona.
Y'a pas de début, y'a pas de fin ; y'a que d'la terre et le ciel. Entre les deux, c'est un peu plus compliqué.
La locomotive grogne et crache. On dirait le Leviathan, sauf que y'a pas d'eau à 300 miles à la ronde. Elle soulève autour d'elle des nuages de poussière qui cachent les lézards et les carcasses trop putrides pour être approchées par les vautours. Le spectacle ne manque pas à John.
Il retire son chapeau et passe sa main dans ses cheveux blonds trempés par la sueur. On a ouvert les fenêtres dans leur wagon, mais il fait quand même une chaleur à crever. Tout ce qu'il a à faire c'est attendre et s'avaler les discussions des gazettes autour de lui. Elles parlent de Cormak, mort d'une balle plantée dans l'oeil droit. Sale mort pour un médecin. John sert plus fort contre lui sa besace avec ses affaires.
On est en 1900, en Arizona, et à Tombstone on n'aime pas les étrangers, on n'aime pas les donneurs de leçons qui préconisent de l'eau fraîche à la place d'un bon whisky quand il fait trop chaud et depuis la fusillade d'O.K Corral, on n'aime pas vraiment les marshalls non plus. À Tombstone, on aime l'or qu'on trouve dans les rivières encore teintées du sang des indiens qu'on a exterminés et le barman du saloon. Tout le monde aime le saloon.
Quand le train s'arrête et que le coup de sifflet retentit, John n'est pas le premier à sortir. Il regarde d'abord par la fenêtre sale ce qui constitue cette ville où il va maintenant officier. Ça pourrait être pire, il le sait, et sans cette solution il se serait probablement trouvé à décharger les bateaux dans un port miteux. Avec sa mauvaise jambe il aurait crevé aussi sec.
Il a le plan dans sa main, mais même sans ça il aurait trouvé l'adresse. Y'a pas grand monde dans cette ville, à peine 700 âmes si on fait confiance aux journaux (ce qu'il ne faut jamais faire, bien sûr). La maison est comme l'avait décrite son camarade Mike : à huit minutes à pied du saloon, verte à un étage, avec des colombages blancs qui ont connus des jours meilleurs. Il y a une vieille femme qui passe le balais sur son perron et John y grimpe avant de la saluer en pinçant le bout de son chapeau.
« M'dame Hudson ? »
« Miss Hudson et sachez que je n'aime pas me faire insulter par un étranger. », rétorque la femme en le jugeant du bout de ses cils couverts de noir.
« Bien sûr, Miss, pardonnez-moi. Je suis John Watson, Mike m'a... »
« Oh, c'est vous le nouveau médecin ! », s'enchante-t-elle soudain et tout son visage devient aussi lumineux que le soleil qui brûle leurs nuques.
Elle lui fait signe de la suivre et entre la première dans la maison où la fraîcheur les fait instantanément respirer. Elle referme la porte avec précaution et avance à tous petits pas à travers les pièces. Avec la longueur de sa robe grise, John ne voit pas ses pieds ; on dirait qu'elle flotte et ça le fait sourire. Quand ils arrivent dans la cuisine et qu'elle lui indique du bout de son ongle trop long une carafe où des tranches de citron flotte dans un litre d'eau, son sourire vient cette fois du cœur.
« Je suis ravie que vous soyez là. »
« Je pense bien que vous serez la seule, Miss... »
« Oh, on vous en fera baver comme à tous les petits nouveaux mais lorsque les alcoolos du coin auront compris que vous êtes le seul qui peut recoudre leurs oreilles arrachées, ils vous mangeront dans la main. »
« Vous avez l'habitude de bizuter les étrangers ? », demande John avant de la remercier d'un geste de la tête pour le verre de citronnade qu'elle vient de lui servir.
« Oh, rien de bien méchant, que du traditionnel vous savez. Un peu de goudron et des plumes... »
Miss Hudson se retourne pour chercher dans un de ses placards les biscuits qu'elle a préparés et John ne répond pas. Il regarde par la fenêtre le désert qui s'étend tout autour d'eux et soupire.
Bienvenue en enfer, John Watson.
Il y a un autre locataire qui vit chez Miss Hudson, John le sait parce que Mike lui en a parlé. Il est presque minuit mais John ne l'a toujours pas croisé. Il est assis sur le perron derrière la maison, celui qui donne sur le potager, et boit son whisky tiède qu'il a ramené dans ses affaires. Parfois, il entend les coyotes qui s'arrachent les chairs, mais bien sûr, ce qu'il entend le plus ce sont les échos lointains du piano qu'on écrase (plus qu'on ne joue) au saloon, et les chants, et les cris, et tout ce qui le rend si heureux de ne pas être là-bas, entre la sueur d'un homme ivre et la sueur des cuisses d'une femme à qui il manque une pièce pour qu'elle ne les ouvre un peu plus.
À Tombstone, les étoiles sont plus grosses que là d'où il vient et il ne s'en lasse pas. Il a planté son nez entre la Grande Ourse et la Cassiopée et il y a peut-être une partie de lui qui voudrait mourir comme ça, un jour. C'est le genre de chose à laquelle on pense quand s'est déjà fait tirer dessus.
Il y a des bruits de pas et John baisse le visage. Est arrivé dans le jardin un homme aussi grand que fin, avec une chevelure folle, contenue avec peine sous un chapeau de cowboy. Il porte une selle sans arçon qu'il pose contre la rambarde près du pommier mais il pourrait être en train de porter son cheval que John ne verrait encore qu'une chose : ses yeux. C'est peut-être parce que le médecin a trop regardé les étoiles qu'il y voit la même intensité dans ces iris qui lui tordent les tripes.
« Vous devez être l'autre locataire de Miss Hudson... », salue-t-il en se levant du fauteuil à bascule, sa main déjà tendue vers celui qui pose un pied sur le perron et dévoile à la lumière de la lampe à pétrole les détails de son visage.
John Watson n'est plus vraiment sûr d'être encore un homme à ce moment précis.
« John Watson ? »
« Tout juste. Et vous êtes ? »
« William 'Sherlock' Holmes. Tout le monde m'appelle Sherlock. »
Le blond hoche une fois la tête et reprend place sur son fauteuil en osier, imité par l'autre colocataire qui se laisse tomber en poussant un soupir bruyant, les jambes si grandes écartées que son genou gauche frôle celui de John. Il connait ça lui aussi, la sensation de ne pas pouvoir refermer les cuisses après avoir passé une journée entière sur un cheval.
« Vous êtes cowboy ? », il demande et ça fait froncer les sourcils du brun.
« Miss Hudson vous l'a dit ? »
« Non, non, c'est juste que vous avez l'air d'avoir passé la journée sur une selle et comme vous avez pas un de ces costumes ridicules du Pony Express, et que personne passerait sa journée dehors sous un cagnard pareille sans une bonne raison, je me dis que vous devez avoir des bêtes... »
Les yeux de Sherlock s'ouvrent en grand et John a l'impression qu'il l'a insulté. Il ne pensait pas que les gens de Tombstone seraient susceptibles.
« J'ai dis quelque chose qui fallait pas ? »
« Vous n'avez pas peur de vous faire tirer dessus, docteur ? »
Cette fois ce sont les sourcils blonds qui se froncent et un petit rire intrigué s'échappe de ses lèvres, mais John n'a pas le temps de répliquer que déjà le nouveau venu reprend :
« Non, bien sûr. Vous n'avez pas peur parce que vous vous êtes déjà fait tirer dessus. J'aurais dis à la guerre du Mexique mais vous n'êtes pas si vieux - vous êtes ridés, mais ça m'a l'air seulement aggravé par l'alcool. Bataille avec des indiens ? Non, les indigènes sont plus intelligents que nous et n'utilisent pas d'armes à feu. Et vu la manière dont vos pupilles se dilatent depuis que je parle, je conclue que c'est une histoire personnelle ; un règlement de compte ? Ah, une mise en garde plutôt, ce qui vous a obligé à fuir votre précédente contrée. Une histoire d'argent ? »
« Non. », grogne John et il ne sait pas si c'est l'alcool ou la perspicacité de ce mec (ce n'est pas l'alcool) mais il a envie de vomir.
« Oh. Alors, une histoire de... »
« De femme. », conclut-il en posant son verre avec force sur la table en fer forgé entre eux.
Il se lève, grimace en s'appuyant sur sa jambe dont la douleur s'est réveillée avec le souvenir et disparait derrière la porte de la cuisine qu'il claque derrière lui.
Il la rouvre.
« C'était... Brillant quand même. »
Les yeux de Sherlock s'ouvrent en grand et putain, est-ce qu'il y a quelque chose sur terre de plus étincelant ?
« Vous aussi, c'était pas mal... »
« Moi c'était pas dur. », réplique John en haussant une épaule.
« C'est vrai que je suis meilleur que vous à ça. »
« À quoi ? »
« À déduire. »
Sherlock se lève et s'approche assez près du médecin pour se glisser dans l'embrasure de la porte qu'il tient ouverte et lui sourit, pour la première fois.
« Bienvenue à Tombstone, John Watson. »
« Mais j'en ai rien à foutre, moi ! », beugle le menuisier dont la bave coule jusqu'à ses chaussures.
John recule la seringue qu'il tient dans sa main droite.
« Hoyster, croyez-moi, je préfère soigner une infection plutôt qu'une gangrène, alors donnez-moi votre bras. »
« Hey, Thomas, t'entends ça ? Le p'tit nouveau croit me faire peur ! Mais j'ai déjà perdu deux doigts, moi, mônsieur ! », crache (littéralement) l'homme en imposant face au visage du blond sa main gauche, dont il ne restent que le pouce et l'index et John ne voit même pas l'utilité de le corriger.
« Okay, très bien... »
Il soupire, se met à ranger son matériel dans sa besace en cuir et relève la tête vers Thomas, le barman, qui les regarde avec un oeil mauvais. C'est la fille d'Hoyster qui est venu voir John pour lui demander de soigner son père, un homme qu'elle a qualifié de bourru, ce qui est vrai, mais qu'elle a oublié de précisé comme étant également un gros con, ce qui est encore plus juste. John a dû retrouver le menuisier à 15h au saloon, plus saoul que jamais et même s'il préfère soigner les badauds dans un endroit calme, là, il n'a pas le choix. Il finit de ranger ses affaires, mais garde sur la table la seringue avec la solution qu'il a préparée. Hoyster est maintenant dans un état semi-léthargique où sa bave et son rire semblent danser le French Can-Can et John en profite sans plus attendre : un coup de main en avant et il enfonce la seringue dans le bras du malade.
« Au meuuurtre ! À l'assassiiiiiin ! », se met à hurler l'homme dont les yeux se révulsent.
John n'a bien sûr pas le temps de réagir que déjà on l'encercle de bras musclés qui sentent l'alcool et la sueur et on le traîne avec force à travers les portes à battant, jusqu'au milieu de la place du village où on le balance. Il sent sa mâchoire cogner le sol et son sac balancé contre ses côtes, mais ça aurait pu être pire, alors il n'écoute même pas les menaces du barman et précise encore moins qu'il vient de sauver la vie du seul menuisier de la région et se relève. Un coup d'oeil autour de lui confirme ce qu'il redoutait : tout le monde l'a vu et le voilà la risée de la ville. Si seulement ils pouvaient comprendre qu'il tente de les aider...
« Vous saignez. »
John se retourne et derrière lui il y a Sherlock qui le regarde, les yeux plissés à cause de la luminosité. Bien, il n'aime pas trop les voir de toute façon .
« Où ? »
« À la lèvre. »
Il passe sa main et la regarde : merde, le cowboy a raison.
« J'ai dû me mordre en tombant. »
« C'était bien joué. », concède Sherlock en haussant une épaule.
Ils se mettent à marcher côte à côte jusqu'à la maison verte, d'un commun accord silencieux, et John demande :
« De quoi ? »
« La petite feinte pour piquer Hoyster. »
« Ah, merci. »
« Vous auriez pu le laisser crever. »
« Pourquoi ? »
« Il bat sa fille. »
Sherlock pousse la porte d'entrée et laisse John passer. Il a les sourcils froncés et cherche dans sa mémoire mais il a vu Jolene le matin même.
« Non, elle a l'air d'aller très bien. »
« Il est alcoolique mais pas débile. Il la frappe sur le ventre pour que ça ne se voit pas. »
« Comment vous le savez ? »
« J'ai observé. Citronnade ? »
John hoche la tête et s'installe déjà dans la cuisine, sans quitter de ses yeux le corps fin qui leur prépare deux verres.
« Comme vous m'avez observé le premier soir ? »
« Voilà. »
« Pourquoi vous faites ça ? »
« Parce que j'aime bien tout savoir. »
Les verres servis sont vite engloutis mais John regarde toujours Sherlock, alors, le brun sait qu'il peut être honnête :
« Parce que je peux tout savoir. »
Y'a pas grand monde qui vient chercher le docteur Watson. Surtout des femmes, parce qu'elles ont moins de fierté que les hommes. Il soigne des plaies que personne ne pense à nettoyer, rien qu'avec un peu d'eau. Il recoud des peaux tannées par un soleil injuste et revend quelques solutions qu'il a ramenées dans ses affaires pour les plus esquintés, mais il en est bientôt à cours et le croque-mort lui a déjà promis de lui péter les jambes dans son sommeil s'il continue à « lui piquer son travail », alors, bon.
Heureusement y'a Miss Hudson et elle n'hésite pas à lui demander de l'aide avec sa maison qui tombe en ruine. Quelques heures par jours, il peint, retape, cloue et sue, et ça l'occupe, contre une petite ristourne sur le loyer. Ça pourrait être pire.
Il doit en être à son troisième verre de citronnade lorsqu'elle lui dit, en étendant le linge sur la corde devant elle :
« Un cheval de Sherlock s'est encore échappé pendant qu'il le changeait d'enclos. »
« Où est son ranch ? »
« À trois miles au Nord. Vous devriez l'y aider. Je vous retirais 10$ sur votre loyer. »
« Sherlock ne vous paye pas de loyer ? »
« Je ne vous demande pas pourquoi mon neveu Mike m'a supplié à demi-mots de vous héberger ici, ne posez pas de question en retour. »
John finit son verre et va chercher son chapeau.
Dans les plaines de l'Arizona, la terre a la couleur du feu et tout brûle, jusqu'à l'air qui grille les poumons des cowboys. Il est vingt-heure à peine et le soleil se couche mais il laisse sur la terre un manteau de chaleur qui étouffe encore les créatures de Dieu.
Il y a quelques étoiles qui percent le ciel et John les imagine, comme il l'a toujours fait, couvertes de glace et de neige. Il se demande s'il verra de la neige, une fois. Ou même s'il posera le pied sur une étoile, pourquoi pas.
Il avance dans le désert où grouillent des grillons qui chantent une mélodie qu'il connait déjà par cœur. Mais il ne s'en lasse pas, comme il ne se lasse pas de la violence des monts sans herbe, aussi secs que l'avenir. Le ciel n'est plus bleu, il couche ses paupières las et tout se colorie d'un orange dense et enfin, la terre et le ciel fusionne. John, au milieu, se sent plus seul que jamais.
Il arrive face au ranch et met pied à terre avant de se diriger vers le round pen (1) où il reconnait Sherlock, en train de monter un jeune cheval qui ne semble pas vraiment vouloir porter un homme sur son dos. Il appuie ses coudes contre la barrière en bois et regarde sans un mot.
Sherlock a d'épaisses chaps en cuir sombre et une chemise en flanelle aussi rouge que le ciel qui s'endort paresseusement. Son chapeau est tellement en arrière sur son crâne qu'il semble prêt à tomber à tout instant, mais le cowboy se tient si droit et digne qu'il le maintient. Il a vu John mais ne se déconcentre pas. Les mains autours des rênes, il en écarte une à l'extrême droite et même si le mors presse la mâchoire du canasson, l'animal recule.
Sherlock ne réagit pas et ne bouge toujours pas sa main. Les naseaux du cheval ont beau cracher un air plein de mauvais présages, il presse à peine ses talons dans les flancs de l'animal. Il le monte à crû et John compatit. Ça dure une minute, peut-être deux. Les grillons se taisent un à un. Sans lumière, plus la peine qu'ils chantent pour charmer les femelles.
Et puis, sans raison et sans prévenir, le cheval que monte Sherlock fait un pas, puis deux et rue avec force avant que l'homme ne resserre ses jambes avec des réflexes qui ne tiennent qu'à la survie. Tout son corps se contorsionne, il devient une seule et même boule d'énergie qui fusionne avec l'animal qu'il ne lâchera pas, pas maintenant. Les sabots réveillent des nuages de poussière qui brouillent la scène et John ne parle pas, ne respire pas et regarde juste. C'est une danse, dangereuse et belle, et le nombre de morts qu'il a vu parce que victimes d'une mauvaise chute de cheval n'est pas triste finalement, car pour ces gens, c'est la plus belle façon de quitter cette terre.
Mais Sherlock ne lâche rien et sa main droite se pose sur la crinière du cheval à laquelle il s'accroche comme un marin à une bouée de sauvetage. Il crie des choses, des commandes, mais chaque cowboy a son langage et John ne connait pas celui-ci. Quand le dernier sabot fou s'abat sur la terre et que le corps imposant de l'animal se fige, ils sont trois à respirer.
Sherlock met pied à terre et tapote le flanc du canasson avant de le guider par les rênes jusqu'à l'entrée, près de John. La tête blonde se hoche et les voilà tous deux qui marchent jusqu'aux écuries sans un mot.
Au milieu du round pen, Sherlock a installé deux chaises où ils ont pris place et c'est John qui a servi le whisky apporté dans sa besace. Il fait nuit maintenant et sans les deux lampes à pétrole qu'ils ont approchées, ils ne verraient même pas le bout de leurs santiags. Mais John sait qu'il pourra quand même continuer à voir les yeux de Sherlock.
« Vous travaillez seul ici ? »
« Ouais. », répond le cowboy, la main serrée autour du verre du whisky qu'il n'a toujours pas touché.
« C'est pas trop dur ? »
« Ça passe le temps. »
« Vous avez pas besoin d'aide ? »
« Si vous voulez proposer votre aide, faites-le directement. », sourit-il, amusé.
« C'est pas ce pour quoi je suis fait, mais si ça peut m'occuper... »
« Moi aussi, c'est pas ce pour quoi je suis fait. »
« Et vous êtes fait pour quoi ? », demande John et cette fois la satané lumière qui se cache dans les yeux de Sherlock revient et avale tout sur son passage.
Sherlock sourit et ce sourire, ce n'est pas le sourire d'un habitant de Tombstone. C'est le sourire d'un mec qu'a trouvé l'Eldorado, qu'a plongé ses mains sales dans une rivière à San Francisco et qu'en a ressorti une pépite grosse comme son poing. John n'a jamais rencontré un mec comme ça.
« Vous savez ce pour quoi je suis fait. »
« Ouais, » rit John en secouant la tête, « Mais être observateur et déduire, c'est pas un métier. Sauf si vous voulez être shérif ou marshall, mais vous me paraissez être un mec bien. »
« J'ai travaillé pour Allan Pinkerton (2), y'a une quinzaine d'année. », répond le cowboy en haussant une épaule et ça fait ouvrir les yeux de John en grand.
« Non ? Vraiment ? Et vous avez réussi à pas vous faire buter ? »
« J'ai appris ce qu'il y avait à apprendre et je suis parti. »
« Ouais, comme moi, vous v'nez pas d'ici. Personne ne vient d'ici de toute façon, j'ai l'impression. »
« C'est vrai. Mais l'important c'est pas d'où les gens viennent, mais pourquoi ils sont partis de là où ils étaient avant. »
John ne répond pas en mot mais en geste en finissant son verre de whisky. Il ignore comme il peut le regard perçant de Sherlock et attrape la bouteille qui dépasse de sa besace, pour la trouver vide.
« Merde, on l'a bien descendue celle-là. »
« C'est toujours mon premier verre. », répond Sherlock, et c'est vrai, et c'est triste.
John Watson ne prétend pas être heureux de toute façon.
Il prend dans ses mains le verre du cowboy, touche ses doigts sans être assez sobre pour s'en préoccuper et le finit d'une traite.
« Vous arrivez à faire votre trou ici, finalement ? », demande Jolene en sortant de son porte-monnaie la pièce qu'elle doit au médecin.
« Du moment que c'est pas le croque-mort qui s'en occupe. », sourit-il en retour avant de ranger la pièce dans la poche de son veston et de raccompagner la femme au rez-de-chaussée de la maison verte.
Elle est venue pour douleurs d'estomac, mais vu les bleus qui ornent son ventre, John n'a pas eu à lui prescrire les petites fioles du Dr. Klant qu'il a commandées la semaine dernière. De la crème, du repos, et trouver un autre endroit que la maison de son père pour dormir suffira. Bien sûr, il n'a pas préconisé ce dernier point.
« Miss Hudson est une femme avec un fort caractère, mais je pense qu'elle est une bonne propriétaire. »
« Oui, je ne m'en plains pas. »
« Je ne connais pas bien votre colocataire par contre. »
« Moi non plus. », sourit John en la guidant jusqu'à la porte d'entrée qu'il n'ouvre pas encore.
« Je connaissais surtout son frère. », semble réaliser la jeune femme, en fronçant légèrement ses sourcils blonds.
« Son frère ? », demande John et il est persuadé que dans ces deux mots ne transpire pas la curiosité qui le bouffe de l'intérieur.
« C'était le maire de la ville il y a quelques années. Il s'est fait tuer sur la place principale. »
« En duel ? »
« Oh non, il s'est fait tirer dans le dos. »
« Pas très loyal... », rit amèrement le docteur mais ça ne fait pas réagir sa patiente.
« Loyal ou pas, personne ne cherchera à trouver qui c'est de toute façon. Et puis Sherlock Holmes hérite d'un beau ranch, il doit en être très heureux. »
C'est peut-être parce que le frère de John aussi se fait bouffer par les vers, qu'il garde sa bouche aussi fermée que le reste de son visage.
Les semaines passent et amènent avec elles leur lot de vagabonds venant de l'Est, à la conquête d'un or qu'on dit se compter par tonne dans les rivières de la région. Ça fait un peu tourner les commerces, entre le saloon qui ne désempli pas, l'armurier du coin qui fournit les plus téméraires et Sherlock qui vend maintenant quotidiennement un cheval ou deux. Tout le monde se fout du médecin par contre.
John passe ses journées au ranch. Parfois il passe un coup de balais, parfois il répare ce qu'il lui tombe sous la main mais la plupart du temps, il récupère les chevaux dressés dans la journée par Sherlock, pour curer leurs sabots, peigner leur crinière et remplir les abreuvoirs. Ils ne se croisent que pour glisser les rênes dans la main de l'autre et n'échangent pas beaucoup de mots. John en a dans sa bouche, mais ils semblent avoir tous le goût de l'alcool et John n'est pas prêt pour parler de ça.
Les journées, écrasées par un soleil de plomb, passent aussi vite que les locomotives qu'ils croisent lorsqu'ils font le chemin du ranch au village. C'est pas passionnant. Pourtant, quand tombe la nuit, la chaleur et l'ennui laissent place à quelque chose qui n'a pas de nom, mais qui donne à John l'envie de revivre une journée, au moins pour vivre une autre soirée comme celle-ci.
Ça devient un rituel, lentement, pernicieusement : Miss Hudson se met à donner les restes du dîner qu'elle a préparé pour Sherlock et elle à John, puis elle le convie à table un soir, avant qu'il n'ait sa chaise attitrée et qu'elle leur demande ce qu'ils veulent manger le soir-même. C'est peut-être parce que s'ils sont si seuls qu'ils sont si bien ensemble.
John a proposé à Sherlock d'amener une bouteille de whisky, un soir, pour remercier leur propriétaire mais Sherlock a juste secoué la tête et a dit « Le mari de Miss Hudson est mort d'avoir trop bu, si elle vous voit avec un verre à la main, elle vous tuera elle-même ». Toutes les bouteilles de John restent maintenant au ranch.
Il est tard ce soir-là, lorsque Miss Hudson leur sert une dernière tasse de café et les trois sur le perron, à regarder les étoiles, se complaisent dans un silence où semblent s'endormir leurs souvenirs.
« Alors, Sherlock, qu'est-ce que ça fait d'avoir un peu d'aide au ranch ? », demande la vieille femme en sirotant bruyamment le liquide tiède.
« Ça pourrait être pire. », sourit-il à destination du blond qui secoue légèrement la tête.
« Je ne sais sincèrement pas comment vous faites pour faire ça seul, toute l'année. »
« C'est ce que je me tue à lui dire, John, mais Sherlock est plus têtu que ses mules... »
« Je n'ai pas de mules. »
« ... Façon de parler et ne m'interromps plus, insolent. J'ai bien dis à Sherlock d'essayer de se trouver une petite femme qui pourrait l'aider mais il n'en voit pas l'intérêt. Bien sûr, il faudrait aller plus à l'Est pour en trouver une de bonne moeurs, parce que si vous en chopez une dans le coin, soyez sûr que vous choperez une saloperie avec. C'est valable pour vous aussi, John. Si vous voulez je vous paye le voyage pour vous rendre au bordel de San Paneras mais je vous interdis de coucher avec les catins du saloon d'ici. »
Le langage de la femme est si direct que John manque de s'étouffer avec son café. Il passe sa main sur son menton où le liquide brun a un peu coulé et rit de bon cœur en secouant énergiquement la tête.
« Vous inquiétez pas avec ça... »
« Bien. Je vous fais confiance, parce que la dernière chose que je veux dans cette maison c'est la syphilis - j'ai déjà du mal à me débarrasser des souris... »
Dans son lit, John est assis, le dos soutenu par l'oreiller qu'il a roulé en boule contre le mur. Il regarde la pièce bleutée par la nuit et ignore avec peine les tremblements de ses mains. Il n'a pas bu depuis qu'ils ont quitté le ranch - il y a cinq heures de ça environ - alors, s'il se met à trembler, c'est qu'il est grand temps de faire quelque chose. N'importe quoi, mais quelque chose.
Il passe une main sur son menton - couvert d'une barbe qu'il laisse pousser depuis quelques semaines - puis sur son torse et sent contre sa paume les poils blonds qu'il distingue à peine. Il y a quelques cicatrices qui murmurent contre ses doigts des combats qu'il aurait préféré oublier. Il ne descend pas sa main plus bas, parce qu'il ne se touche plus, depuis longtemps. Il n'y a plus rien qui semble valoir la peine de se dresser.
Il s'apprête à se rallonger quand il entend frapper à la porte. C'est Sherlock, avec un verre et une bougie dans les mains.
« Ouais ? »
« Je t'ai apporté un verre d'eau. »
« On se tutoie maintenant ? »
« Pourquoi pas ? »
C'est vrai, pourquoi pas finalement puisque Sherlock est le seul homme avec qui John peut parler sans se faire frapper ou sans avoir envie de frapper en retour. John déglutit et fait signe de la tête que Sherlock peut entrer. Le cowboy ne referme pas totalement derrière lui et s'approche, pose la bougie sur la table basse, avant de tendre le verre au médecin. La main de John tremble. Pas celle de Sherlock.
Puis il attrape une chaise qu'il approche du lit et se penche en avant jusqu'à poser ses coudes sur ses genoux et se frotte lentement les mains en regardant John.
« Je sais qu'il faut que je boive moins. »
« Alors, fais-le. »
« Je suis médecin, je sais comment ces choses fonctionnent. »
« Ah, oui, on a tendance à oublier. »
Les sourcils de John se froncent et sa bouche s'ouvre, prête à répliquer, mais il croise le regard amusé de Sherlock et finit par rire. Ils restent silencieux encore quelques secondes, mais ce n'est pas gênant, parce que John en profite pour se concentrer sur sa respiration et ses mains qu'il arrive presque complètement à immobiliser.
« Pourquoi est-ce que tu ne travailles pas dans une grande ville ? C'est pas la mode des médecins à Chicago ? »
« J'aime pas les grandes villes. Trop de monde. »
« T'aimes pas les gens, hein ? »
« C'est un reproche ? »
« Venant de moi ? Oh non. », sourit Sherlock avant de se lever.
Il prend des mains le verre vide de John et cette fois aussi leurs doigts se touchent mais ce n'est pas pareil : ça ôte aux poumons de John un souffle qui ne semblait pas si vital finalement. Sherlock a presque fermé la porte derrière lui, lorsque la voix de John murmure :
« Je suis désolé pour ton frère, Sherlock. »
Parfois, John rêve d'un bûcher énorme qu'il regarde de loin, avant de comprendre qu'il est lui-même en train de prendre feu.
Il se rassure comme il peut en dormant dans des draps moins épais.
La première fois que ça arrive, il vient de recoudre la main de Luis. Le jeune homme a à peine bougé, ce qui veut dire que John a pu faire son travail à peu près correctement et que la cicatrice ne sera pas trop voyante. Ce n'est pas une blessure très profonde mais assez pour l'empêcher de continuer à travailler avec son père et son oncle à la forgerie.
John et le père parlent devant la devanture. Luis Sr. est un homme plutôt gras, avec une épaisse moustache et des grands yeux presque entièrement exorbités (une histoire de chute de cheval quand sa mère était encore enceinte de lui, que John n'a pas bien compris). Il mâche du tabac dès qu'il sort prendre une pause et en propose toujours à John lorsqu'il le croise. Pas beaucoup de personnes offrent quelque chose gratuitement dans le coin, alors même si John ne chique pas, l'attention le touche.
Ils en sont à parler des nouvelles lignes de fer qui s'étendent petit à petit jusqu'au nord lorsque Sherlock passe à cheval dans la rue. Il est au pas, car il lit une lettre en même temps et il faut que John siffle en collant son pouce et son index contre sa langue pour que le cowboy le remarque. Il sourit (Eldorado, or, etc.) et s'approche pour les saluer en pinçant le bout de son chapeau.
« Pourquoi est-ce que t'as un sac ? », demande John en indiquant d'un coup de tête le baluchon attaché à l'arrière de la selle.
« Y a un troupeau de chevaux sauvages qui arrive de l'Ouest. L'année dernière, j'en ai capturé une p'tite dizaine à la même période. »
« Ils s'approchent aussi près de la ville ? »
« Non, je vais au ranch que j'ai en hauteur, à Hereford (3). »
« Tu rentres quand ? »
« Dans cinq jours. Peut-être six. »
John hoche la tête pour faire signe qu'il a compris et sourit une dernière fois avant de saluer d'une main son colocataire qui repart au pas. Le médecin s'apprête à dire au revoir au forgeron à son tour, mais il remarque les yeux globuleux plissés, comme s'ils essayaient de cracher du venin.
« Un problème ? »
« C'est votre colocataire, c'est ça ? »
« On loue chacun une chambre à Miss Hudson, ouais, pourquoi ? »
L'épaule grasse de Luis Sr. se hausse et John a envie d'un verre, là, maintenant.
« Vous devriez faire gaffe. Y'a des rumeurs. »
« Sur lui ? »
« Ouais. »
« Quel genre ? »
« Le genre dangereux. Le genre qu'ont pas leur place dans une putain d'église, si vous voulez mon avis. »
John hoche la tête et ne dit plus rien.
La prochaine fois qu'il ouvre les lèvres ce soir-là, c'est pour y poser le goulot de la gourde remplie de whisky achetée au petit commerce de la gare, caché derrière la porte de sa chambre.
C'est peut-être parce que John passe ses journées sur le perron, assis sur le rocking chair, qu'il trouve la chaleur plus chiante que jamais. Il pourrait, encore et toujours, faire un peu de travaux pour sa propriétaire et pourrait faire un tour à l'école à deux miles de là pour proposer de jeter un oeil aux enfants de plus faible constitution, mais il ne peut pas parce que tout l'ennuie. La ville est plus remplie que jamais, avec la fête du village qui se prépare et pourtant il n'y a personne à qui il veut parler. Y'a Miss Hudson, mais aussi adorable soit-elle, ce n'est pas la même chose. Elle n'a pas un regard qui donne à John de savoir tout ce que le cerveau qui y est relié cache. Elle n'a pas compris non plus qu'Hoyster bat sa fille, alors qu'elle le connait depuis dix-sept ans. Tout est si ennuyeux quand Sherlock n'est pas là.
« John, il faudra des hommes forts pour aider à monter la piste de danse pour la fête, est-ce que vous pourrez y passer ? »
« Je ne sais pas, Miss Hudson. », grommelle-t-il en crachant aussi loin que possible le noyau de la cerise qu'il suçotait.
« John. », appelle la femme en venant se poser devant lui, les mains sur les hanches et le regard insistant. « Ça va faire des mois que vous êtes là et vous êtes jamais allé rien qu'une fois au saloon. Oui, d'accord, je sais ce que vous allez me dire, que vous y allez toutes les semaines mais pour soigner les gens, ça ne sert à rien. Allez parler aux gens d'ici. Je sais qu'ils ne sont pas tendres avec les étrangers mais vous ne devriez plus être un étranger depuis tout ce temps ; mettez-y du vôtre, nom de Dieu. »
« Je n'peux pas. J'ai promis à Sherlock de l'aider. », ment le médecin, plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu.
« À Hereford ? Mais il déteste qu'on l'accompagne là-bas. J'ai essayé une fois et il m'a envoyé me faire... »
« Il a trop de travail, Miss Hudson. »
La propriétaire pince ses lèvres grossièrement peintes de rouge et ne dit plus rien. Il la salue d'un signe de la tête et rentre dans la maison à la recherche de son sac et de quelques affaires, avant de s'en aller.
Quand après une heure de cheval, les barrières en bois du ranch d'Hereford se dessinent à l'horizon, John respire.
Sherlock, lui, l'attend sur le perron.
