The Assassin who loved me

Oser prétendre qu'on ne le remarque pas immédiatement, isolé ou dans la foule, serait mentir. On ne voit que lui ; son masque, quelle que soit sa forme ou son allure, tranche sur le commun des mortels.

A prime abord, on pourrait penser qu'il a subi une blessure de guerre qui l'aurait défiguré à tout jamais... et il y a de cela ; il a payé un lourd tribu au nom de la science, pour faire avancer son savoir, prédisposé qu'il l'était à expérimenter sur lui-même les dernières tendances chirurgicales.

Le premier coup de bistouri fut décisif et sans appel ; il a signé le début d'une longue croisade, menant son corps aux confins de sa résistance. Il n'en avait jamais assez ! sitôt sorti d'une opération, il se ruait sur une autre, compulsivement. Pris du désir frénétique de faire céder les frontières qui séparent l'être humain de la tant redoutée souffrance, il était devenu son propre cobaye.

Lorsque son corps fut en passe d'expirer, il eut recours à autant de magie noire qu'il fallait pour assécher ses veines du sang qui y coulait, trouvant dans le sable une bien meilleure alternative.

Fort doué en horlogerie mécanique, il en était arrivé à se confectionner un coeur en métal, dont les découpes rappelaient fort les mouvements internes répétitifs d'une pendule, mouture du coeur humain.

La main perdue fut elle aussi remplacée par un alliage poli qui cachait de savants rouages actionnant chaque doigt à la manière de l'humaine.

Oui, l'histoire de Karl Ruprecht Kroenen n'a vraiment rien d'ordinaire !...


Le Führer tolère mal les erreurs, surtout de cette envergure. La réussite d'une telle entreprise aurait pu changer le cours de l'histoire ainsi que le déroulement de la guerre !...

Karl Ruprecht Kroenen n'avait pas seulement perdu une main dans l'affaire. Il avait perdu la confiance de son chef suprême.

Et dire que l'opération avait si bien commencé... jusqu'à ce que ces foutus Alliés débarquent !

Il ne servait à rien de s'aplatir devant le Führer, il fallait venir avec un nouveau projet, plus audacieux encore que le précédent, plus fiable aussi. Et Karl avait déjà son idée sur la question. Avec ou sans Raspoutine pour allié, Karl offrirait la victoire aux troupes allemandes !...


Une fois de plus, une ultime fois, bien entendu, Kroenen avait carte blanche pour changer le cours des choses. C'était sa dernière chance.

L'idée du portail n'était pas mauvaise mais il fallait autre chose... une arme absolue. Un canon quantique !...


Kroenen avait à sa disposition quelques troupes et un réseau d'informateurs bien rodé.

Un beau matin, un subordonné posa une photographie sur la table : "La voici, Herr Obersturmbannführer. Nous avons déjà repéré son domicile dans le pays de Bade. Nous n'attendons que vos ordres pour intervenir."

Kroenen attrape le cliché de sa main valide, le regarde un instant puis le place à l'intérieur d'une des poches de poitrine de son uniforme.

Il se lève de son bureau, enfile son manteau de cuir, pose sa casquette à tête de mort sur son crâne et quitte le bureau pour rassembler ses troupes. Il n'y a, en effet, aucun temps à perdre !


Les aboiements du chien se soldent par un cri strident lorsque la balle atteint l'animal en pleine poitrine.

La demeure est prise d'assaut.

On ramène le propriétaire devant Kroenen qui demeure là, immobile et dominateur, mains derrière la dos, pans du manteau ramenés sur l'arrière.

Sans un mot, il récupère la photographie de sa poche et la montre à l'homme.

"Où est ta fille, Von Kreutzberg ?" questionne un subordonné avec violence, fusil menaçant.

"On vient de fouiller la demeure, Herr Obersturmbannführer. Il n'y a personne d'autre." annonce un autre qui vient de rejoindre le groupe.

"Où est ta fille ?" hurle encore le même homme.

"En Irlande." répond le propriétaire des lieux.

"Ach, Scheisse ! tu vas la faire revenir ici. On te donne deux jours." ordonne le subordonné.

Kroenen frappe de la main la poitrine de cet officier et lève l'index.

"Un jour ! on te donne un jour, Von Kreutzberg." rectifie le subordonné.


Kroenen avait ordonné que cinq hommes restent à proximité de la demeure des Von Kreutzberg pour dissuader le propriétaire du même nom de prendre la poudre d'escampette.


Le lendemain, à la même heure, il débarque devant ses hommes, exigeant d'eux un rapport détaillé :

"Pas de fuite, Herr Obersturmbannführer. On n'a pas non plus vu la fille."

Kroenen dirige alors son pas vers la demeure, suivi par ses hommes.

Le propriétaire se lance à leur rencontre.

"Où est ta fille ?" questionne le subordonné de Kroenen.

"Oh mais elle est derrière vous." dit calmement ce dernier.

Effectivement, une silhouette arrive, à pieds, fermement encadrée par le restant de la troupe demeurée en arrière.

"Permettez que j'accueille ma fille ?" demande Richard Von Kreutzberg.

Kroenen a un simple mouvement de la tête mais qu'ils fassent vite !...

"Schätzchen..." en prenant sa fille dans ses bras.

"Fräulein ! voici l'Obersturmbannführer Kroenen. Nous avons ordre de vous ramener à Berlin pour une mission dont les détails vous seront exposés sur place. Nous comptons, ainsi que le Führer, sur votre entière coopération."

La fille est belle. Jeune - une trentaine d'années. Elle salue son père et prend place dans le véhicule conduit par un chauffeur, sur la banquette arrière avec Kroenen en personne.

La route est relativement longue jusqu'à Berlin, effectuée d'une traite.

A l'arrière du véhicule, le silence règne. Kroenen n'est pas du genre bavard. Elle voit sa main qui tapote d'un mouvement nerveux des doigts le bord de la portière. L'autre main semble inerte.

"Vous êtes depuis longtemps au service de notre pays, Obersturmbannführer ?"

Kroenen tourne d'un mouvement mécanique la tête vers elle. Elle se reflète dans son masque. Etrange qu'elle ne soit pas plus effrayée que cela... c'est sans doute parce qu'elle ignore tout de lui - sa position surtout : chef de la loge occulte de Thulé, bien plus proche du Führer que ses principaux généraux !

Malgré le léger vrombissement du moteur, elle peut entendre la respiration assistée et régulière de l'homme par le biais du masque.

Kroenen ramène lentement son regard vers la vitre. Elle n'aura pas de réponse.


L'arrivée à Berlin se fait sous une pluie mêlée de neige.

"Veuillez suivre l'Obersturmbannführer." lui enjoint un subordonné.

Elle gravit, emboîtant le pas à Kroenen, les marches d'un immense escalier.

Toujours sans le moindre mot, il ouvre une porte qui donne sur un bureau.

Le subordonné les suit de près.

La porte se referme derrière eux.

A peine installée, on lui explique que Kroenen a pour mission la fabrication d'une arme secrète qui permettrait aux engins de guerre de se régénérer.

On lui présente quelques plans.

"Nous nous sommes laissés dire que vous étiez un excellent élément dans le calcul des données quantiques." ajoute le subordonné - un certain Sturmbannführer Mark Wernert.

"Je peux avoir un verre d'eau ?" demande-t-elle.

Regard du subordonné à l'attention de Kroenen. Mouvement de la tête.

Maladroitement, Wernert lui remplit un verre d'eau et le lui tend.

"Merci."

"Pouvons-nous compter sur votre coopération ?"

"Je dispose d'un délai de réflexion ?"

Nouveau regard subordonné / Kroenen. Nouveau mouvement de la tête, négatif cette fois.

"Non."

"Donc, je n'ai pas le choix."


Les plans étaient précis, très bien réalisés, finement dessinés - même les croquis. Un véritable travail d'artiste au service d'une bien triste cause !...

"J'imagine que l'homme qui a établi ces plans est déjà mort... et que c'est ce qui m'attend pour trop en savoir sur ce projet secret."

"C'est l'Obersturmbannführer Kroenen qui en décidera. Sachez de plus que c'est lui qui a dessiné ces plans."

C'est à ce moment là que ledit Kroenen les rejoint. Eternel masque sur le visage, il quitte son manteau de cuir sombre puis sa casquette et s'installe derrière son bureau.

Mouvement de la tête à Wernert pour qu'il prenne le large.

Un salut hitlérien et le voici qui quitte la pièce.

L'espace manque dès lors de mots et cette absence est remplacée par les respirations assistées de son masque ainsi qu'un léger bruit faisant penser à la course d'une trotteuse de montre.

"Elle en fait du bruit, votre toquante !..."

Le masque se lève brièvement sur elle puis regagne sa position initiale.

Toujours aussi peu bavard !...

La seule distraction qu'il lui apporte est le moment où il a sorti un coffre fermé à double tours dans lequel était placé un objet enveloppé dans du tissu épais. Lorsqu'il a soigneusement ouvert les pans du tissu de la main droite, une main en métal s'offrait à sa vue.

Il a pris le curieux objet, l'a jaugé, étudié, le retournant dans tous les sens. Puis il a sorti d'un tiroir une trousse contenant diverses clés et outils pour travailler sur cette main.

Constatant qu'elle le regarde attentivement, il a un mouvement de la main valide pour qu'elle se consacre à sa tâche.

Il y passe des heures, travaillant minutieusement, y intégrant ce qui semble être des rouages de toutes tailles.

Lorsqu'elle se lève pour se dégourdir un peu les jambes et prendre l'air à la fenêtre, il la suit discrètement de la tête, presque surpris qu'elle bouge autant !...

Le mouvement semble l'agacer autant que le déconcentrer.

Elle regagne sa place et se remet à la tâche.


La nuit est tombée.

Il travaille toujours. Voilà des heures qu'il n'a pas bougé, hormis sa main qui s'active, prenant des outils, installant des rouages, réglant les jeux entre eux.

Elle s'étire à présent.

"Où sont mes quartiers, Obersturmbannführer ?"

Kroenen lève à nouveau la tête puis range la main métallique à sa place, dans le coffre.

Il attrape sa casquette et ouvre la porte du bureau, lui faisant signe de le suivre.

Ils traversent quelques couloirs puis il tire un trousseau de clés de la poche de son uniforme. La porte s'ouvre sur une pièce aussi bien agencée qu'impersonnelle.

Wernert se profile derrière Kroenen : "Si vous avez faim, je peux demander qu'on vous prépare quelque chose en cuisine."

"Non, j'ai surtout sommeil."

Kroenen tend le bras, refoulant Wernert et effectue ce qui semble être une légère révérence avant de refermer la porte sur elle. Il indique à Wernert de monter la garde devant la porte close. Il ne manquerait vraiment plus qu'elle s'échappe !...

Puis il regagne à nouveau son bureau pour travailler sur ce projet en cours : s'offrir une main mécanique en lieu et place de celle qu'il a perdue.


Elle quitte la pièce pour se rendre en cuisine et profiter d'un petit déjeuner bien allemand.

Wernert la suit comme son ombre.

"Qu'est-il arrivé au visage de votre chef pour qu'il le camoufle ainsi ?"

"Je ne suis pas autorisé à parler de ça."

"Je vois..."


Plus tard, dans l'après-midi, on livre un paquet à Kroenen ; un coffre en bois contenant deux très belle lames un peu spéciales : montées sur deux poignées rigides soudées à chacune d'entre elles.

Elle est très étonnée qu'un officier allemand se voit offrir ce genre de lames généralement de type asiatiques. Voilà un homme qui possède un esprit ouvert !... et éloigné de toutes les armes traditionnellement utilisées dans l'armée.

Kroenen s'en saisit et les fait tournoyer, prouvant par là qu'il n'est pas novice à la manipulation de ce type de lames.

Elle vient de stopper son travail pour le regarder, sourire aux lèvres.

"Je serai vulgaire, je lâcherai un gros mot d'admiration." admet-elle.

Mouvement mécanique de la tête puis il range les lames, sans plus de mots.

Puis il retourne à la fabrication de sa main.