Série de textes indépendants dans un ordre anachronique...
Frontière
Le monde était blanc.
Bas, le ciel était bien trop clair pour le milieu de la nuit, et la neige trop pure pour une région en guerre. Même l'air était saturé des flocons épais glissant sur le vent, dans un ballet aveuglant, sur le chant hurlant et sifflant de l'air entre les parois givrées. Les bourrasques se refermaient sur le voyageur, niant toute existence au-delà d'un mètre, le piégeant dans une bulle isolée de la réalité, un monde blanc, fini, vide et froid.
Edwin guida son cheval autour d'une congère. Même délivré des protections sur ses yeux, l'imposante bête de guerre n'aurait jamais deviné la crevasse emplie de poudreuse, mais la main au bout de sa bride appartenait à un frontalier. Et comme tous les fils de la Citadelle, Edwin avait appris tôt à repérer les formations traîtresses des montagnes et de l'hiver ; c'était, comme souvent, une question de vie ou de mort.
Il connaissait les sentiers tracés par ses pairs, ceux qui serpentaient de crête en crête, entrecoupés de postes avancés, en une ligne de défense contre le peuple raï. L'hiver rendait la chaîne du Poll impénétrable et forçait une trêve dans la guerre perpétuelle, mais les plus vaillants et les plus fous pouvaient trouver des passes praticables même dans le blizzard, raison pour laquelle les frontaliers ne dégarnissaient jamais complètement les montagnes. En ces temps de doute, ce n'en était devenu que plus important.
La silhouette du poste de garde ne se dessina derrière le rideau de neige que quelques mètres avant d'être atteint. C'était une petite tour carrée, bâtie en pierre sur deux tiers de sa hauteur et en bois pour son dernier étage. Une épaisse couche de poudreuse avait été tassée contre la porte par le vent, et Edwin dut déblayer un chemin à la force de ses bras et jambes ankylosés par le froid. Sa monture baissa docilement la tête pour passer le seuil.
Aussitôt à l'intérieur, la plainte du vent se fit lointaine et le monde se fit noir. En attendant la venue d'un soldat, Edwin dénoua lentement l'écharpe qui avait protégé son visage des bourrasques de glace, puis, à tâtons, il défit également le cache-œil de son cheval.
« Brave bête. »
La trappe au plafond ne mit pas longtemps à s'ouvrir. En descendit un jeune frontalier éclairé par la lampe à huile qu'il tenait à bout de bras. Edwin le connaissait juste assez pour pouvoir associer son visage à un nom : Finnian.
« On n'attendait personne par ce temps, il lança en sautant les derniers barreaux de l'échelle.
- Le ciel était encore clément quand j'ai quitté Combe, » expliqua Edwin.
Profitant de la lumière, il entreprit de décharger son cheval des vivres, barils d'huile et sacs de charbon qu'il apportait avec lui de la Citadelle. Finnian se hâta de le rejoindre pour l'aider. Il ne le reconnut et ne le salua par son titre qu'arrivé à sa hauteur :
« Prince… »
Son étonnement disparut vite derrière un air résolument impassible et ce fût les bras chargés qu'il s'enquerra, avec une déférence prouvant qu'il croyait tous les exploits qu'on attribuait à Edwin, des nouvelles de la Citadelle et de ses habitants. L'armée du Nord était toujours en tension, toujours en manœuvres, toujours déployée dans les arpents déserts et gelés qui formaient la frontière la plus sensible de l'Empire et les seules nouvelles qui parvenaient ici, dans le dernier poste des hommes avant le royaume raï, voyageaient avec la relève, deux fois par mois. Finnian, Edwin apprit, était celui qui repartirait le lendemain, si le blizzard était tombé.
Une fois Roheryn confortable et pourvue de fourrage, les deux frontaliers rompirent vers le premier étage. La tiédeur ambiante émanant du foyer de braises apparut comme un soulagement pour Finnian, mais comme une brûlure pour les doigts d'Edwin, encore sous l'emprise du royaume du froid. Alors, tandis que son cadet rejoignait sa couche, il emprunta l'échelle pour le dernier étage.
Là, le vent reprenait sa symphonie par les larges fenêtres qui faisaient le tour des murs de bois. Les rafales de neige, coupées par les parois, se déposaient sur le plancher doucement, comme elles l'auraient fait sous un temps plus doux. Un brasero rougeoyant se tenaient aux pieds du veilleur, qui détourna la tête de la nuit blanche lorsqu'il entendit la trappe s'ouvrir.
« Edwin ! » s'écria-t-il, le sérieux de son visage soudain chassé par un sourire.
Plutôt que le salut solennel des frontaliers, il tira le prince par le poignet et l'embrassa avec effusion. Edwin rendit l'étreinte à son ami de longue date, avec peut-être un peu plus de force que strictement nécessaire.
« Tuss.
- J'ignorais que tu prenais encore de vils tours de garde au bout du monde, toi la légende vivante de la Citadelle !
- J'ai besoin de réfléchir, » avoua Edwin dans un murmure.
Tuss éteignit son sourire rayonnant, arborant plutôt une attention de circonstance.
Les deux amis s'installèrent autour du brasero, Tuss dans sa position de garde, le regard tourné vers la frontière de Glace bien qu'il fût ridicule d'espérer apercevoir quoi que ce fût à travers l'épaisseur du vent blanc, Edwin assis sur le sol, son sabre sur ses genoux et les mains à moitié tendues vers la chaleur. Le vent tourbillonnait et, pour qui s'arrêtait pour l'écouter, il n'attaquait pas la tour mais la protégeait, la séparait du monde et de ses crises, des hommes et de leurs intrigues.
Les braises craquaient comme dans le silence.
« Sil'Alfian veut que je retourne à Al-Jeit, commença Edwin.
- Et donc toi tu te terres dans le coin le plus éloigné d'Al-Jeit que tu as pu trouver, remarqua Tuss.
- Il veut que je revienne pour l'été. Pour les Dix Tournois.
- L'Empereur veut que tu participes aux Dix Tournois ? railla le veilleur, sans détourner les yeux. Il n'a pas vraiment compris le concept de compétition.
- Il veut que je remporte les dix épreuves. Pour prouver que le pouvoir est fort. »
Edwin soupira, puis continua :
« Mais le besoin de le prouver en dit assez. »
L'Empereur n'avait pas voulu détailler ses craintes dans un message qui aurait pu être intercepté, mais Edwin en savait suffisamment sur la situation de Gwendalavir pour donner un visage terrifiant à ses inquiétudes. Les ts'liches arpentant le Nord en toute impunité, les raïs amassant leur armée en attente du printemps, les pirates alines devenant de plus en plus audacieux dans leurs attaques au sud, les routes moins sûres chaque année, et quel que fût les insécurités et complots agitant Al-Jeit.
Et c'était exactement pour toutes ces raisons qu'Edwin aurait voulu rester dans le Nord. Il était un guerrier, un commandant, le Prince de la Citadelle ; sa place était sur le champ de bataille, pas dans une arène, face à des soldats, pas à des foules civiles, à la frontière qu'il était né pour défendre, pas dans la capitale des dessinateurs. Il savait combien il était précieux pour un soldat de savoir que l'ennemi pouvait être défait, de savoir que l'ennemi craignait quelqu'un, et que cette personne était justement à leurs côtés.
Tuss fit écho à ces pensées :
« Tu vas nous manquer ici.
- Au premier signe de mobilisation des raïs, je ferai monter l'armée impériale en soutien. Un régiment pour la rive est, un pour la rive ouest, avec les dessinateurs attachés.
- Tu pourrais envoyer l'entier de la Légion noire et des Sentinelles que tu nous manquerais quand même. Il y a… il y a quelque chose, Edwin. Quelque chose qui cloche. Le silence est différent, la montagne est différente, même les tempêtes de neige sont différentes. Même ton père est différent par Merwyn ! Si ça, ce n'est pas un signe de troubles. »
Tuss regardait toujours au dehors, mais son visage s'était tordu en une grimace. Il pressa la main sous sa capuche, à l'emplacement de son oreille manquante qui, Edwin le savait pour en avoir été témoin, avait été arrachée par un ts'liche quelque sept ans plus tôt.
« Je sais, lâcha lentement le prince. Je le sens aussi. »
Le calme majestueux de la chaîne du Poll teinté de suspicion, le silence des matins enneigés criant des avertissements, le tempo du Nord, celui qui avait accordé les battements de son cœur dès le premier jour qu'il en avait été conscient, en décalage. Il était aussi dans la tranquillité des nuits étoilées et l'immobilité des murs de la Citadelle, ce malaise, semblable à la chape figeant l'air à l'arrivée d'une goule. Quelque chose se préparait et le pays de Merwyn le sentait.
« Et ton ami l'Empereur, il le sent aussi ? fit Tuss, avec autant de curiosité que d'amertume.
- Contrairement à nous, l'Empereur doit aussi se préoccuper de la confiance des civils, expliqua Edwin. Un empire peut s'effondrer de l'intérieur tout autant que sous les coups d'un ennemi externe. »
Le veilleur grogna, marquant par là qu'il comprenait mais n'approuvait pas forcément. Il était parfois difficile de voir le reste de Gwendalavir sous une autre lumière que celle du Nord, où les habitants avaient été endurcis par des siècles d'assauts répétés dans un environnement implacable, d'imaginer que l'ordre militaire n'était pas la priorité de tous leurs compatriotes. Edwin lui-même, après des années aux quatre coins de l'Empire, y échouait plus souvent qu'il n'aurait dû.
« Élicia est inquiète, murmura-t-il.
- Oh. Si Élicia est inquiète, rétorqua Tuss avec un sarcasme qui ne lui ressemblait pas.
- Tais-toi, » soupira Edwin.
Sagement, Tuss se tut.
Edwin appuya l'arrière de son crâne contre le mur de bois. Ses doigts avaient retrouvé leur agilité et, les éloignant de l'aura du brasero, il les glissa le long du fourreau de son sabre. Les bruits du vent, des braises, de la respiration de Tuss et de la sienne se fondaient dans un décor derrière une scène, se taisaient comme de l'autre côté d'une paroi intangible.
Un mois. Il avait un mois ici, loin de tout, pour penser à ce qui se préparait dans l'ombre de l'Empire et au-delà de ses frontières, à Sil'Alfian et à ses ordres, aux Dix Tournois et aux épreuves qu'il pouvait perdre, à Altan et Élicia. Ainsi, quand il serait venu le temps de réintégrer le monde, il n'aurait plus à s'arrêter pour méditer mais pourrait laisser son bras armé rapide et précis, et dénué de doutes.
