Je sais que j'ai déjà d'autres fictions en cours mais cette histoire traînait dans ma tête depuis un moment et j'avais besoin de l'écrire et de la partager pour extérioriser.
Je ne crois pas que le fandom soit très populaire et fréquenté, mais j'espère tout de même que vous laisserez quelques impressions !
Bonne lecture à toutes !
25 juillet 1863,
Troisième année de l'Ere Bunkyu, 12ème jour du 6ème mois
Installée à un yatai d'amaguri, situé à proximité de la porte Nord de la ville d'Osaka, une jeune femme observait paresseusement les citadins passer. Voilà plus d'une heure qu'elle patientait en mangeant des châtaignes grillées et sa seule distraction consistait à cet examen des passants. Elle soupira d'ennui et de lassitude. Cette mission commençait mal.
Elle reporta son attention sur la rue, son regard se posant à nouveau sur une silhouette immobile. Lorsque la jeune femme avait promené son regard sur les passants pour la première fois, elle avait remarqué la silhouette sans vraiment la voir. Elle semblait tellement vouloir se fondre dans le décor qu'elle y était parvenue. C'est ce qui attira de nouveau le regard de la mangeuse d'amaguri. Rares étaient les personnes qui avaient un tel don.
Alors elle l'observa, avec plus de minutie. C'était une jeune femme, à peine plus jeune qu'elle, quoiqu'un œil non averti lui aurait donné quelques années de plus. Les rares gestes qu'elle faisait exprimaient toute la nervosité du monde. Un instant, elle lissa machinalement son yukata de coton -si on pouvait encore décemment appeler ça du coton, songea la jeune femme avec dégoût- avant de resserrer ses doigts fins sur la toile de son sac, qui devait sans doute renfermer ses maigres possessions. C'était là les rares mouvements que l'observatrice décela en plus d'une heure.
Mais si son corps était immobile, son regard lui ne l'était pas. Il s'agitait, pris de panique, dès qu'un étranger ou un homme d'allure louche entrait dans son champ de vision. Et des étrangers, il y en avait beaucoup dans le port d'Osaka. Beaucoup trop, de l'avis des deux jeunes femmes. La plus âgée songea que la jeune femme qui lui faisait face, de l'autre côté de la rue, n'était pas de la ville. Sans doute venait-elle de faire récemment escale. Sa présence près de la porte Nord et son agitation prouvait d'ailleurs qu'elle n'avait qu'une hâte, tout comme elle, celle de quitter cette ville.
La discrète jeune femme aurait pu être jolie, songea la japonaise curieuse installée à l'échoppe. En fait, elle devait sans doute l'être, sans la crasse qui recouvrait son corps entier, la fatigue qui creusait son visage et les cernes qui assombrissaient son regard. La pauvreté transpirait de tous les pores de cette malheureuse. Mais loin d'attirer la pitié, cela ne fit que faire grimacer la riche jeune femme. Elle n'imaginait pas comment quelqu'un, une femme de surcroît, pouvait oser porter un yukata aussi élimé et de qualité aussi médiocre. Et que dire sur la coiffure - pouvait-on seulement employer ce mot ?- de sa vis-à-vis !? Sa chevelure ébène, du noir le plus pur qu'elle avait eu l'occasion de voir au cours de sa vie, était sèche et cassée. Ce constat affligeant mit fin à l'examen.
Une fille de pêcheur, sans le moindre doute, avait-elle conclut. L'air marin avait un effet désastreux sur la chevelure et le résultat était frappant chez la jeune femme en face d'elle. Par ailleurs, elle voyait à travers cet horrible yukata des muscles saillants et une carrure solide. La jeune femme était habituée à travailler durement, son corps le prouvait. La riche jeune femme se demandait ce qui pouvait conduire une femme seule, désarmée et sans le sou dans ce grand port commercial, lorsque la concernée s'anima enfin et s'avança vers un homme à l'allure maigrichonne qui secoua la tête en s'adressant à elle, navré. Le sourire plein d'espoir que la fille de marin avait affiché se fana immédiatement et ses yeux s'agitèrent de nouveau. Quelque soit l'objet de la conversation, cela ne tournait apparemment pas dans le sens qu'elle avait espéré.
- Aoki-san ? L'appela-t-on enfin alors qu'elle finissait son dernier amaguri en observant l'échange de l'autre côté de la rue. Le convoi est bientôt prêt à partir, si vous voulez bien nous rejoindre ? Avez-vous besoin de quoique ce soit pour votre confort ?
Elle jeta un rapide regard au marchand grassouillet qui lui faisait face et réprima difficilement une grimace de dégoût. L'homme en face d'elle était de ceux qui s'étaient bassement enrichis grâce au commerce avec les étrangers alors que la majorité du pays était plongée en pleine crise, que des épidémies se répandaient et que le bas-peuple criait famine. Et encore, s'il n'y avait que cela ... Cet horrible personnage, du nom Iwasaki Youta, profitait de l'insécurité des routes pour organiser des convois vers les grandes villes, assurant une protection armée contre les brigands, en échange -bien étendu- d'une certaine somme d'argent.
Miyako, du clan Aoki, reconnut enfin l'homme maigrichon de l'autre côté de la rue. C'était l'un des employés d'Iwasaki-san, qu'elle avait rencontré un peu plus tôt dans la matinée.
- Aoki-san ?
- Cette femme fait-elle partie du convoi ? Demanda-t-elle finalement en portant ses yeux sombres sur la jeune Japonaise au regard désespéré.
- Cette pauvre gueuse ? Elle n'avait pas les moyens de s'offrir notre protection. Si elle tient tant à rejoindre Kyoto, elle devra le faire par ses propres moyens, répondit le marchand en jetant un regard dédaigneux à la concernée.
- J'aurais besoin d'une servante, pour ce voyage. Elle conviendra. Faites-lui dire de s'avancer vers le convoi, ordonna-t-elle en se levant gracieusement.
- Aoki-san ?! Si je puis me permettre, je peux vous trouver bien m...
- Elle conviendra, répéta Miyako en se retournant lentement vers le marchand pour le darder de ses yeux d'un noir profond.
Lorsqu'elle avait vu s'approcher Iwasaki-san, la jeune fille de marin n'avait pas cru à sa chance. La fille d'un riche marchand, membre d'un noble clan lui permettait de faire route vers Kyôto ! Elle avait presque défailli lorsqu'on lui avait annoncé la nouvelle, tant les émotions de ces derniers jours l'avaient éprouvé. Mais finalement, malgré son désespoir, sa peur et sa tristesse, elle apercevait enfin une lueur d'espoir.
En s'approchant du convoi, des charrettes de marchandises et des montures, la jeune femme vit une magnifique Japonaise, debout près d'un kago de grande qualité. Elle était belle, dans son yukata de lin pur aux couleurs de l'indigo. Ses cheveux brillaient sous les rayons du soleil estival et elle ne put s'empêcher d'admirer avec de grands yeux la richesse des ornements qui décoraient sa coiffure. Jamais, au cours de sa courte vie, elle n'avait vu plus de distinction et de grâce qu'en cette personne. Elle avait la peau claire et sans défaut des femmes riches et nobles, des lèvres soulignées par un rouge profond et des yeux plus sombres que la nuit qui semblaient littéralement incendier la personne qui lui faisait face.
- Mais ... Aoki-san, la route est longue et sous un soleil pareil, ce n'est pas raisonnable pour vous de monter à cheval ! S'exclamait un employé. Par ailleurs, Iwasaki-san vous a fait préparer un kago pour votre confort ...
La jeune fille remarqua le geste rapide d'Aoki-sama vers la manche de son kimono, mais cette dernière arrêta sa main droite avant qu'elle n'aille sous sa manche gauche. Mais la fille de marchand finit par soupirer, laissant son bras revenir le long de son corps.
- Bien, acquiesça-t-elle à contrecœur, se résignant à entrer dans la logette de bambou, laissant deux hommes de basse-condition hisser la chaise portante sur leur épaule.
Une fois installée convenablement sur la chaise, elle sentit le regard curieux et impressionné de sa nouvelle servante et lui fit signe d'approcher, alors que le convoi d'une quarantaine de personne se mettait en marche. Miyako l'observa s'avancer timidement, les yeux baissés, jusqu'à ce qu'elle prenne le rythme de ses deux porteurs et qu'elle puisse marcher à côté de sa nouvelle maîtresse.
- Quel est ton nom ?
- K-Katsumi, Aoki-sama ! S'empressa de répondre la jeune femme, les yeux fixant la route de terre battue sous ses pieds.
- Et d'où viens-tu, Katsumi-chan ? Tu n'as pas le parler d'Osaka, ajouta Miyako en espérant détendre sa nouvelle employée.
- De Sh-Shimonoseki, Aoki-sama.
- Je préfèrerais que tu me nommes Miyako, si cela ne te dérange pas, souffla la riche japonaise. Les employés d'Iwasaki connaissent mon nom, mais je n'ai pas confiance en leurs hommes de main, ajouta-t-elle en jetant un regard soupçonneux aux rônins qui encadraient le groupe de voyageurs.
- Bien, Miyako-sama, acquiesça immédiatement la jeune Katsumi.
Elle comprenait sa méfiance à l'égard de ces samouraïs sans maîtres. Elle-même craignait pour sa vie, alors qu'elle n'offrait que peu d'attraits pour un voleur, alors une femme du clan Aoki ...
- Tu viens donc du Domaine de Choshu, reprit Miyako en lui lançant un regard profond et indéchiffrable. Te voilà loin de l'influence du clan Mori ... Pourquoi es-tu partie de chez toi ?
- Vous n'êtes pas au courant, Aoki-sama ? S'étonna le porteur avant du kago en tournant la tête vers sa passagère. Shimonoseki a été détruite, il y a quelques jours.
Katsumi se courba davantage sur elle-même, comme si le poids du monde s'était de nouveau posé sur ses épaules, et dut se forcer pour maintenir son allure, alors qu'elle n'avait qu'une envie, s'effondrer sur le sol pour ne jamais se relever. Mais ce n'était pas le moment de s'apitoyer. Elle avait assez pleuré, ces derniers jours. Se lamenter et crier à la vengeance ne les ramènerait pas. Elle devait être forte et vivre pour ceux qui avaient péris. Alors elle continua à avancer, un pas après l'autre.
- Que s'est-il passé ? Interrogea d'une voix douce Miyako en sentant l'humeur sombre de sa servante.
- L'Empereur ... commença Katsumi d'une voix étranglée, l'Empereur a donné l'ordre d'expulser les étrangers, il y a quelques semaines. Malgré les contestations du Shogun, mon Seigneur, le daimyo Mori Takachika, a appliqué les ordres impériaux et à tirer des boulets de canons sur tous les navires étrangers qui passaient par notre détroit. Il y a ... il y a dix jours, une frégate américaine ... le USS Wyoming ... a passé le détroit. Mon frère se trouvait sur les vaisseaux du Seigneur Mori ... Son navire... son navire a coulé ... Pendant l'affrontement ... Des boulets de canon ont commencé à tomber sur la ville ... C'était ...
Katsumi secoua la tête pour effacer les images de désolation qui dansait devant ses yeux, crispant ses poings sur les manches abîmées de son yukata pour empêcher ses mains de trembler.
- Quarante de nos marins nous ... nous ont quitté ce jour-là et de nombreux habitants de Shimonoseki ont été blessé par les projectiles. Nous pensions que les affrontements s'arrêteraient là, souffla-t-elle avec un sanglot dans la voix, alors que Miyako buvait chacune de ses paroles. Nous avons eu tort. Quelques jours ont passé ... J'étais montée au Mont Ryojusen, pour me recueillir et prier pour mon frère ... quand j'ai vu deux navires s'approcher et débarquer sur nos rives ...
- Des français, intervient de nouveau l'un des porteurs. J'ai entendu dire qu'ils étaient plusieurs centaines ...
- Oui. Ils ont ... Ils ont d'abord cherché notre artillerie ... puis ils ... ils ont détruit la ville-basse en représailles et ... ont massacré ses habitants ... Ma famille ... Ma famille vivait dans ses quartiers ... Le temps que je descende du Mont Ryojusen ... que je les rejoigne ... Tout était déjà fini. Alors ... après avoir donné une sépulture aux miens ... et récupérer ce que je pouvais ... j'ai marché ... plusieurs heures ... jusqu'au port d'Ube. Mon frère ... mon frère avait travaillé là-bas, il y a quelques années ... Son ancien capitaine a accepté de me prendre à bord, sans doute par pitié ... Nous avons fait escale à Osaka dans la matinée. Et me voilà, conclut Katsumi en se mordant les lèvres pour retenir ses larmes.
Miyako la fixa de ses yeux noirs profonds. Cela faisait plusieurs décennies que le clan Choshu cherchait à désobéir au Shogunat. Mais cette fois, les Mori avaient durement payé leur allégeance à l'Empereur. Elle s'étonnait néanmoins que la nouvelle ne se soit pas répandue plus vite. Sans doute avaient-ils cherché à minimiser leur défaite.
- Pourquoi être partie ? Étais-ce si difficile de rester seule dans l'endroit où tu as vécu toute ta vie ?
- Ça l'était, Miyako-sama.
- Tu aurais pu rester à Osaka, pourquoi partir à Kyoto ? Insista la descendante du clan Aoki.
- Je ne veux plus ... jamais ... vivre ça. Mais je sais que le daimyo ne laissera pas les choses ainsi ... Cela va continuer, encore et encore ... jusqu'à ce que les étrangers quittent le Japon. Les côtes seront attaquées, envahies ... Et ... je ne veux plus voir la mer ... cela me rappelle trop de souvenirs, murmura-t-elle dans un souffle.
Katsumi. "Beauté victorieuse de l'océan", traduit Miyako intérieurement en regardant une nouvelle fois la jeune femme qui marchait inlassablement à ses côtés. Parfois la jeune femme trouvait le destin très ironique ...
- Puis-je faire autre chose, Miyako-sama ? Demanda la solide japonaise d'une voix épuisée, alors qu'elle finissait de brosser la longue chevelure de la voyageuse, à la lumière des bougies.
Le convoi s'était arrêté pour la nuit dans une petite ville, entre la province de Settsu et celle de Yamashiro, et avait réquisitionné une auberge pour ses membres les plus riches. Ils parviendraient à Kyôto le lendemain, dans l'après-midi, s'ils maintenaient leur rythme.
- Dis-moi, Katsumi-chan, depuis combien de temps ne t'es-tu lavée ?
Le rougissement gêné de la jeune femme suffit à Miyako pour comprendre qu'elle n'avait dû faire qu'une toilette sommaire sur le navire qui l'avait mené à Osaka. Elle soupira.
- Allons aux bains, déclara-t-elle en se levant avant de prendre deux tenues de bains et deux tenues de nuit dans ses affaires.
Elle ne pouvait décemment pas laisser cette pauvre chose dans son état actuel.
- A cette heure-ci, Miyako-sama ? S'étonna Katsumi en regardant la jeune femme, éberluée.
La nuit était tombée depuis plusieurs heures et la plupart des voyageurs dormaient à point fermé. Bien entendu, puisqu'elle avait voyagé sur son kago, la jeune fille de marchand ne ressentait pas la fatigue de ceux qui avaient marchés toute la journée, mais tout de même ... Katsumi n'avait pour sa part qu'une seule envie. Dormir profondément jusqu'à ce que son corps se remette de ses dernières épreuves. Et peu lui importait si son hygiène était limitée et son apparence pitoyable. Cela faisait bien longtemps que cela n'avait plus la moindre importance, à ses yeux.
Néanmoins, lorsque se glissa dans la source chaude, Katsumi sentit ses muscles se détendre considérablement et une douce paix l'emporter. Ce n'était pas grand chose, mais cela l'apaisa durant un moment. Elle frotta son visage et ses mains pour se débarrasser de la crasse qui la recouvrait depuis plusieurs jours. Lorsqu'elle eut fini, elle chercha Miyako du regard. Celle-ci semblait paisible, les yeux clos, appréciant la chaleur de l'eau et de la pièce.
Katsumi ne savait quoi penser de la demoiselle devant elle. Bien entendu, elle lui était reconnaissante de sa générosité. La riche jeune femme lui avait assuré une protection vers Kyoto. Et qu'avait-elle à faire en échange ? Lui tenir compagnie et s'assurer qu'elle ne manque de rien pendant deux jours. Ce n'était rien et Katsumi en était consciente. C'est d'ailleurs ce qui l'intriguait. La femme en face d'elle l'intriguait.
Elle ne semblait pas souffrir d'une grande compassion, ce qui rendait sa générosité soudaine curieuse. De plus, Miyako était dure, froide dans ses paroles et pourtant curieusement observatrice et empathe. Des traits de caractère étrangement opposés. Elle lui avait dit, durant l'après-midi, descendre d'une branche mineure et éloignée du clan Aoki. Sa noblesse n'en avait d'après-elle que le nom, car son père et son grand-père avant lui n'étaient que de riches marchands, rien de plus. Et pourtant ... Katsumi lui trouvait des manières de noble dame, davantage que celles qu'une fille de marchand bien éduquée. Mais sans doute se faisait-elle des idées, puisqu'elle n'avait jamais approchée de noble dame à ce jour.
En l'observant à la dérobée, elle remarqua soudain sur l'épaule de Miyako une fine cicatrice faite par une lame aiguisée et se demanda comment une fille de marchand avait pu se retrouver face à une arme. Peut-être étais-ce une des raisons de l'extrême méfiance que Miyako avait envers les rônins ? La jeune femme n'avait pas cessé de les surveiller, au cours du voyage.
Tout à son examen, elle ne vit pas les yeux de la concernée s'ouvrir et l'observer à son tour.
Miyako félicita son regard exercé. Katsumi était vraiment jolie, lorsqu'elle était propre. Sa peau mettrait du temps à blanchir, puisqu'elle était restée trop longtemps près de l'océan sous les rayons chaleureux du soleil, mais d'une certaine manière, cela donnait son charme à la jeune femme qui lui faisait face. Elle fronça soudain les sourcils, remarquant une chose qui lui avait fait défaut tout au long de la journée, puisque Katsumi avait toujours baissé la tête face à elle.
Cette fille avait les yeux couleur de pluie.
- Tes yeux ... souffla-t-elle, surprise.
Katsumi sursauta et détourna le regard, terriblement gênée.
- Je sais ... Ils sont effrayants ... n'est-ce-pas ?
Rares. Déstabilisants, très certainement. Mais effrayants ? Miyako se souvint alors du sort que les occidentaux avaient fait subir à la famille de la jeune femme qui lui faisait face. Oui, d'une certaine façon, cela devait être effrayant de ressembler à l'un de ces meurtriers.
- Comment est-ce possible ? Demanda-t-elle avec une curiosité dévorante.
- Shimonoseki est ... était ... un port très passant. Même s'ils n'avaient pas d'autorisation, certains européens se sont installés, au siècle dernier, expliqua doucement la jeune femme. Des Néerlandais, surtout. Ma mère disait qu'à cette époque, la cohabitation était plutôt harmonieuse. C'est pour ça que mes deux parents descendaient d'unions mixtes ... Mais l'animosité et la méfiance contre les étrangers a commencé à naître, il y a quelques dizaines d'années. Comme personne ne voulait lier sa famille à des descendants d'étrangers, ils ont finis par s'unir les uns avec les autres. Mon père a ... avait les yeux bruns, tout comme mon frère. Mais son propre père les avaient gris et ma mère ... ma mère avait des yeux bleu très pur ...
Miyako remarqua combien il lui était difficile de parler de sa famille après les récents évènements.
- As-tu déjà eu des ennuis à cause de leurs couleurs ?
- Pas ouvertement. Mon frère ... commença-t-elle avec un sourire triste. Mon frère s'assurait toujours que personne ne vienne me blesser ...
- Il avait l'air d'être un homme vraiment courageux, n'est-ce-pas ?
La jeune orpheline hocha doucement la tête.
- Katsumi-chan ... Il y a de nombreux groupes "sonnô jôi" à Kyoto ... Des membres du clan de ton daimyo ... De plus en plus d'étrangers se font assassiner dans les grandes villes ... Ne crains-tu pas d'être seule, livrée à toi-même, face à eux ? Que feras-tu, d'ailleurs, une fois à Kyôto ?
- Je suis japonaise, Miyako-sama, répondit fermement la jeune femme en rivant ses yeux étranges dans ceux sombre de sa maîtresse. Peu m'importe le sang qui coule dans ces veines, puisque ces barbares ont fait coulé celui des miens sans le moindre scrupule ! ... J'ignore ce que je ferais à Kyoto, tout ce que je connais, c'est la mer. C'est là que réside tout mon savoir et mon expérience. Et oui, ça me terrifie, avoua sombrement Katsumi. Ça me brise le cœur de savoir qu'on pourrait m'associer à ces ... ces étrangers ! Mais je n'ai pas vraiment le choix. Peu importe l'endroit où j'irais, la situation restera la même. Autant tenter ma chance ... puisque je n'ai plus rien à perdre.
C'était exactement ce que Miyako voulait l'entendre dire et cela lui arracha un sourire satisfait. Elle ne s'était pas trompée en choisissant cette fille. Mochizuki-sama n'aurait pas trouvé mieux ! Elle se redressa, décidant enfin à révéler le fond de ses pensées.
- Dis-moi, Katsumi-chan ... As-tu déjà entendu parler de Mochizuki Chiyome ?
La jeune femme répéta le nom, cherchant dans sa mémoire si il lui évoquait le moindre souvenir, avant de hocher négativement la tête.
- C'était une femme incroyable issue d'une longue lignée de ninja ! Le daimyo Takeda Shingen l'avait compris et lui a donné une mission.
- Une mission ?
- Oui. Chiyome-sama devait former des combattantes parfaitement entraînées à la recherche d'information, à la transmission de messages secrets, voir même à l'assassinat. On dit qu'elle recrutait parmi les orphelines, les prostituées ou les victimes des guerres civiles. Parmi des filles qui avaient tout perdu et qu'il n'avait plus rien à perdre.
Katsumi fronça les sourcils en entendant ces mots. Elle n'était pas idiote, ni naïve. La jeune femme s'était parfaitement reconnue dans cette description et cela l'inquiéta.
- Elle ne leur apprit pas seulement l'art du combat mais aussi la manière de se déguiser, de se camoufler pour voyager sans éveiller de soupçons. On dit qu'elle parvint à former plusieurs centaines de kunoichi et que c'est grâce à elle que le daimyo Shingen garda toujours une longueur d'avance sur ses adversaires.
- C'est ... impressionnant, j'imagine, répondit d'une voix incertaine Katsumi. Mais pourquoi ...
- Je ne vais pas vraiment à Kyôto pour gérer le commerce de mon père là-bas, comme tout le monde le pense, souffla Miyako en jetant un regard circulaire dans les bains, pour s'assurer une nouvelle fois qu'elles étaient seules. D'ailleurs, je n'avais pas vraiment besoin de ce convoi, je suis parfaitement capable de me déplacer seule. Mais cela sera plus facile de passer les postes de contrôle à l'entrée de Kyôto avec eux. Disons qu'ils servent ma couverture.
- Si vous n'êtes pas fille de marchand ... qu'êtes-vous, au juste ? Une descendante de ces kunoichi ?
- On peut dire cela, j'imagine. Une descendante spirituelle ! Comme Mochizuki-sama, je viens d'une lignée de nobles. La branche cadette du clan Aoki, dont je suis issue est reconnue pour ses armes de qualité et ses grands guerriers. Ce que beaucoup ignorent, c'est que nous suivons également un entraînement de ninja dès notre plus jeune âge.
Le regard de Katsumi se posa de nouveau sur la fine cicatrice sur l'épaule de Miyako. Elle commençait à comprendre comment elle avait pu se retrouver face à une lame, finalement. Miyako. Belle enfant de la nuit. Un prénom de kunoichi, à n'en pas douter.
- Vous ne m'avez pas aidé à venir à Kyôto par hasard ... n'est-ce-pas ?
- Non, c'est vrai. Avant de t'en dire davantage, je dois néanmoins te poser cette question. Travailleras-tu pour moi ? Ne refuse pas tout de suite ! Avertit-elle en voyant Katsumi ouvrir la bouche, les sourcils froncés. Réfléchis-y. Je te propose une formation, un travail bien payé, je financerais même ton logement ... Alors oui, ça sera peut-être un peu dangereux, mais tu l'as dis toi-même, tu n'as rien à perdre. Si tu refuses, qu'est-ce que tu feras ? Tu n'as pas d'argent, donc tu ne trouveras pas de toit où vivre. Tu ne sais rien faire loin de la mer, tu risques donc de te retrouver à faire un métier hautement dégradant. Au mieux, tu traîneras dans les rues, vagabonde ou mendiante, dans l'hypothèse où tu n'aurais pas été égorgée à l'ombre d'une ruelle.
- Je ne suis pas certaine que ce que vous me proposez soit plus honorable.
- Tu penses ? Je peux t'apprendre à rester à vie, à te défendre. Je peux t'enseigner les arts et la littérature, les manières des nobles comme celles des courtisanes. Je peux t'offrir un toit, un repas chaud chaque jour. Rien que pour ce dernier argument, beaucoup serait prêt à vendre leur âme.
- Vous l'avez déjà fait ? Questionna Katsumi.
- Quoi donc ?
- Former une kunoichi.
- Oui, affirma Miyako. Je ne dis pas que ça sera facile, la plupart d'entre nous sommes formées dès l'enfance. Nous réagissons instinctivement aux menaces, sans nous poser de question. Mais je ne t'aurais pas emmenée avec moi si je ne t'avais pas cru capable de subir cet entraînement intensif. Tu as des muscles forts, tu sais te fondre dans la masse tout en ayant un fort potentiel esthétique qui n'est pas à négliger pour certaines missions d'infiltration. Tu n'es pas idiote, au contraire. Et c'est pourquoi je pense que tu es capable de comprendre où est ton intérêt.
En effet, Katsumi savait où était son intérêt. Mais elle n'aimait pas l'idée de s'engager sans savoir ce qu'on attendait exactement d'elle.
- Dans l'hypothèse où j'accepterais votre proposition ... Qu'est-ce que je serais censée faire ?
- Obéir aux ordres, tout comme moi.
- Les ordres ?
- On m'a chargé de la surveillance de Kyôto et de son recrutement, tandis qu'une autre kunoichi a été envoyé à Edo avec le même ordre de mission. L'une et l'autre devons mettre en place un réseau d'espionnes dans les deux capitales. Tu l'as compris, notre monde change et évolue. Le Japon est en pleine crise et nous devons, plus que jamais, savoir comment il s'en sortira pour pouvoir prendre nos dispositions avant les autres.
- Vous me demandez de renier mon clan pour obéir aux ordres des Aoki ?
- En effet. Mais qu'est-ce que le clan Choshu t'a apporté, si ce n'est la désolation sur ta ville et ta famille ? Mon clan récompense la loyauté et l'honneur. Si tu nous es fidèle, il saura t'en remercier.
- Je n'ai vraiment rien à perdre, souffla Katsumi.
Sauf peut-être sa conscience et son âme. Mais les arguments de Miyako l'avaient convaincu. Elle n'était pas venue à Kyoto pour finir égorgée dans une ruelle ou pour devenir une prostituée. Elle valait mieux que cela, n'est-ce-pas ?
- Tu acceptes ?
- Oui.
- Bien, ça m'aurait ennuyé que tu refuses.
- Pourquoi ?
Miyako la regarda, surprise de sa candeur.
- Et bien, parce que j'aurais dû te tuer, bien sûr !
Précisions :
*yatai : une petite échoppe
*amaguri : châtaigne grillée (friandises apparemment populaires à l'époque)
*kago : chaise de bambou porté par deux hommes durant les voyages. C'est la version plus abordable du palanquin.
*Bataille de Shimonoseki : à ne pas confondre avec le bombardement de Shimonoseki qui n'a pas encore eu lieu. La page wikipédia est assez précise sur cet épisode peu connu, si cela intéresse quelqu'un !
*Les yeux bleus de Katsumi : soyons honnête, une japonaise pure souche aux yeux bleus, à part un problème de pigmentation, ça doit être très rare. N'en déplaise à ceux qui ont écris et réalisé le film et livre "Mémoire d'une Geisha". Il me fallait donc justifier cette couleur étrange, même si dans l'univers d'Hakuouki, certains personnages ont des couleurs de yeux et de cheveux bien plus improbables que cela. J'ai profité de l'installation et des échanges pacifiques des débuts avec les Néerlandais (que beaucoup désignent comme Hollandais) pour expliquer, donc, ses yeux bleus.
*Mochizuki Chiyome : je ne sais pas si cette femme a vraiment existé ou pas, mais pour plus de détails, je vous invite de nouveau à consulter wikipédia. J'ai fais de mon mieux pour me réapproprier son histoire, j'espère que ça ne vous gênera pas.
Je ne suis pas une spécialiste de l'histoire japonaise, ni de ses coutumes, mais je ferais de mon mieux pour garder une certaine cohérence dans mon histoire. J'espère que vous serez indulgents pour les petites (peut-être grosses) erreurs qui pourraient s'infiltrer dans mon récit.
Ce chapitre est une introduction de mes deux personnages et je sais qu'il doit y avoir plus prenant, mais j'espère qu'il vous aura tout de même plu et que vous reviendrez !
A bientôt,
Kalwen
