Debout devant la mer, je contemple le spectacle qui s'offre à moi. Le soleil de six heures du matin n'est pas encore haut dans le ciel, qui est coloré de teintes entre le rose et l'orangé. Quelques nuages parsèment les airs, mais rien de bien menaçant. La journée s'annonce magnifique. Juste au-dessous de cieux se trouve l'océan, raison de ma présence ici aussi tôt. Ses reflets argentés donnent presque l'illusion qu'il est fait de métal liquide.
Il n'y a que nous, surfeurs, pour nous lever aux aurores dans le seul but de prendre les vagues. Mais quiconque s'y connait un peu sait que la mer est meilleure au petit matin. Et nos obligations de la vie quotidienne nous forcent à nous coucher plus tôt… ou dans mon cas, à sacrifier quelques heures de sommeil. Rien n'y personne ne nous y astreint ; nous voulons juste vivre notre passion de toutes nos forces. Dans mon cas, je devrai être au lycée à neuf heures, ce qui, en comptant le temps de trajet jusque chez moi, me laisse deux heures de laps.
Machinalement, j'effectue quelques gestes rituels : farter ma planche pour obtenir une meilleure glisse… laisser tomber mon t-shirt au sol… inspirer profondément… et m'élancer. A partir de ce moment-là, plus rien d'autre n'a d'importance. Je cours le plus vite possible, avide de sentir les mouvements de l'eau salée sur ma peau. Enfin, elle m'arrive à la taille. Je m'immerge complètement, remonte, et grimpe sans difficulté sur ma planche. Je m'y allonge à plat ventre, avant de pagayer vers l'horizon. Ce n'est qu'après avoir parcouru une centaine de mètres que je m'autorise à m'arrêter, pour ensuite fixer mon regard sur la grande étendue d'eau. J'attends. Rapidement, la mer commence à faire le gros dos, au loin. Je reprends mon élan, et fonce vers la vague en train de se former. Juste avant de l'atteindre, je me lève, et… mince, elle est plus grosse que ce que j'avais cru. Déconcentré par la surprise, je perds l'équilibre et tombe à l'eau dans un plat retentissant. Alors que je crève la surface pour respirer, une voix moqueuse me parvient :
_ Alors, mec, on se laisse surprendre ?
C'est Ben, mon meilleur pote. On se donne jamais rendez-vous sur la plage, mais on finit toujours par s'y retrouver. Le surf, c'est un des trucs qui nous lie.
_ La ferme ! je lui crie.
Au final, on s'éloigne l'un de l'autre pour ne pas se gêner. Et aussi parce que, quelque part, on préfère se la jouer solo.
Je ne sais pas si je pourrai un jour me lasser de tout ça. Tant de sensations, qui viennent d'une action si simple ! Le bruit de la vague qui se rapproche, les éclaboussures d'eau iodée sur mon visage, la montée d'adrénaline qui vient immanquablement. Dans ces moments-là, je me sens plus vivant que jamais. C'est assez ironique, quand on pense à tous ceux qui trouvent la mort de cette manière. Mais c'est peut-être le fait de la frôler aussi souvent qui nous fait prendre conscience d'à quel point la vie nous est précieuse. Pourtant, ça ne nous empêche pas de revenir, et de la risquer une fois encore. Illogique, me direz-vous ? Oh, si peu…
J'ai constamment l'impression d'avoir une affaire personnelle à régler avec la mer, avec l'océan tout entier. Il est comme un fauve que je passe mon temps à dompter, mais qui ne sera jamais totalement apprivoisé. A chaque fois que j'y arrive, il est temps de partir, et quand je reviens tout est à recommencer.
C'est à contrecœur que je m'apprête à rentrer chez moi, quelques instants plus tard. Demain encore, il me faudra recommencer cet éternel combat contre la nature.
Je n'entre pas par la porte en arrivant devant la maison. La chambre de ma mère se trouve juste à côté de l'entrée, et il ne faudrait pas qu'elle me surprenne à revenir de la plage. Elle refuserait le fait que je surfe. C'est compréhensible : elle ne s'est jamais remise d'avoir perdu mon père juste avant ma naissance. D'après ce qu'elle m'a dit, il s'est attaqué à une vague trop grosse pour lui lors d'une compétition. Il est tombé à l'eau, et n'a jamais pu remonter à la surface. Après ça, mon oncle Boris n'est plus jamais remonté sur une planche. La disparition de son frère l'a calmé, lui aussi, et la pratique de ce sport est désormais taboue dans la famille.
D'une certaine manière, je me sens un peu désolé pour eux. Si je n'avais pas été un gamin aussi curieux, et s'ils n'avaient pas renoncé à s'en débarrasser, je n'aurais sans doute jamais trouvé cette vieille planche toute gondolée dans le garage. Je connaissais les circonstances dans lesquelles mon père était mort, et j'avais toujours eu envie d'en savoir plus sur lui. Cet objet pouvait peut-être répondre à mes attentes. J'ai attendu que ma mère ait le dos tourné pour filer à la plage, mon trophée sous le bras, le cœur battant d'excitation et d'expectative. Je n'ai pas été déçu par l'expérience, et ce rythme de battement ne m'a plus quitté depuis. Parfois, je dis aux filles que le surf est un don inné chez moi. Ça leur plait, ça les fait rêver, mais c'est complètement faux. Personne ne surfe comme un champion dès le premier jour, et j'ai mis des mois avant de pouvoir glisser aisément sur une vague de quarante centimètres de haut. Aujourd'hui encore, je m'entraine tous les matins avant les cours.
Je range la planche à sa place, qu'elle n'aurait jamais dû quitter, et fais discrètement le tour de la maison pour rejoindre la fenêtre de ma chambre. Je pousse un petit soupir de soulagement en voyant que le short glissé dans l'interstice, la maintenant ouverte, n'a pas glissé comme la dernière fois. Je pénètre dans la pièce et me dirige vers la salle de bain attenante pour prendre une douche. Cette action a l'avantage de rincer ma peau de sel, d'en masquer l'odeur, et de donner l'impression que je viens de me réveiller. Parfait, donc.
Une fois propre, je me rhabille et vais rejoindre ma mère, attablée dans la cuisine.
_ 'morning, Mom.
Elle me répond en grommelant, ce qui me fait sourire. Elle n'a jamais été du matin, et la voir dans cet état, maussade et renfrognée, m'amuse.
Je m'assieds en face d'elle, une grande tasse de café fumant à la main. Il s'agit en fait de mon deuxième petit déjeuner, mais surfer de si bon matin m'a creusé l'appétit.
Je prends finalement le chemin du lycée. En arrivant, je rejoins Ben, et à peine avons-nous commencé à parler de nos exploits matinaux qu'une petite voix aigüe parvient à nos oreilles.
_ Daaaake ! Tu m'as manqué !
J'entends mon pote marmonner "et moi, je pue ?", et je me force à ne pas rigoler. D'après son expression, la fille croit que mon sourire lui est destiné.
_ Moi aussi, tu m'as manqué, lui dis-je. Je me languissais de voir tes jolis yeux.
_ Ooohh, flatteur, va! glousse-t-elle. Dis, je fais une petite soirée chez moi, mes parents ne seront pas là. Je peux compter sur toi, bien sûr ?
_ Evidemment ! Je ne manquerais un slow avec toi pour rien au monde !
Elle me souffle un baiser, et s'éloigne en sautillant. Ben est vexé qu'elle n'ait pas fait attention à lui, mais il me dit qu'il compte bien se rattraper ce soir.
_ C'est moi qui ai été invité, mec, je lui rappelle.
_ Bah, pas grave, je viens avec toi !
_ Laisse tomber, tu vas toutes me les piquer !
_ On fait 50-50 ?
_ Ça marche !
On se tape dans la main en se marrant, parce qu'on sait tous les deux qu'on a pas besoin de se laisser quoi que ce soit. Les filles sont aussi raides dingues de lui que de moi.
Quand arrive le soir même aux alentours de vingt-deux heures trente, la soirée est déjà bien entamée. On a fait exprès, en même temps : plus il est tard, plus il y a d'ambiance. Immédiatement, on se sépare pour chercher les plus jolies filles. On fera nos comptes à la fin, pour voir qui en a eu le plus. Je repère une belle blonde au loin, et vais lui parler. On discute un peu, installés sur le canapé. Je me relève une vingtaine de minutes plus tard. Elle fait de même, et alors que nous partons nous isoler, je parcours la salle du regard. À l'autre bout de la pièce, une certaine rousse n'a rien perdu de la scène. Nos yeux se captent, et elle hoche la tête, d'un air entendu. Je me retourne alors pour rejoindre la blonde, qui m'appelle.
Nous nous embrassons langoureusement dans la salle de bains depuis au moins dix minutes, et j'en ai déjà assez. Mais qu'est-ce qu'elle fait, bon sang ?! Je continue à donner le change pendant une ou deux minutes, et entends finalement la porte s'ouvrir brusquement. Quelqu'un s'écrie « Oh ! Pardon ! » d'une manière qui sonne tellement faux que je me retenir pour ne pas pouffer de rire. Je tourne la tête en direction du gêneur, mais la personne en question a déjà disparu. Enfin bon, il était temps qu'elle arrive ! Je lance un « a plus ! » à la blonde, visiblement vexée que je ne passe pas plus de temps en sa compagnie.
Je fais le chemin en sens inverse, et rattrape la rousse – car c'est bien elle qui nous a dérangés - dans le couloir.
_ T'en as mis du temps, pour arriver ! lui dis-je.
_ Si Monsieur n'avait pas eu la merveilleuse idée d'aller se cacher dans la pièce la plus éloignée, aussi !
_ Eh, c'est elle qui m'a entrainé là-bas ! Moi, j'aurais choisi un endroit plus facile d'accès.
Nous rejoignons le salon, et nous dirigeons vers le bar. Je saisis une bouteille et un verre.
_ Et un verre de gin tonic pour la belle Ginger !
_ Dake, laisse tomber ton cinéma, dit-elle en prenant le verre. C'est juste moi.
Elle boit une gorgée, puis dit :
_ Franchement, je te comprends pas. Tu dragues toutes les filles sexy sans distinction, mais dès qu'il s'agit d'aller plus loin, tu deviens carrément plus sélectif.
_ C'est normal, elles ne tiennent pas la comparaison face à toi, lui dis-je avec mon plus beau sourire.
Elle rougit un peu, mais ignore ma dernière remarque.
_ Et à chaque soirée aussi, c'est pareil. Tu choisis une nana à peloter tranquillement, tu me fais signe, et dix minutes plus tard, j'arrive, et je vous interromps. Si je dérange vraiment, tu restes, et sinon, tu en profites pour filer.
_ Oh, ça va, Gin. Tu me fais la morale, mais j'ai pas besoin de te prier pour marcher dans la combine à chaque fois.
Là, elle ne me regarde même plus dans les yeux. Elle sait que j'ai raison, mais ne veut pas l'admettre.
_ Quand est –ce que tu vas t'arrêter ?
_ Et toi, quand-est ce que tu vas revenir ?
Je me rapproche, mais elle recule. Tant et si bien qu'elle se retrouve finalement dos au mur, piégée.
_ Dake, on en a déjà discuté des centaines de fois.
_ En reparler encore une fois ne te coûtera rien, alors.
_ La réponse est la même qu'il y a deux jours. Je suis avec Tom, maintenant.
_ Ça ne durera pas.
_ Tout comme ça n'a pas duré entre nous.
_ Gin, je t'en prie. Je sais que j'ai merdé, mais si tu voulais bien…
Mon attention est détournée par une fille qui passe à proximité, extrêmement serrée dans sa robe du soir. Matez-moi un peu ce petit c…
_ Et voilà, soupire Ginger. C'est tout le temps pareil avec toi. Tu n'arrêtes pas de me dire que tu veux qu'on revienne ensemble, mais tu ne peux pas t'empêcher de draguer d'autres filles.
_ Pas du t…
_ Ne nie pas, s'il te plait.
Alors je me tais. Et au lieu de parler, je laisse mes yeux se perdre dans les siens. Son regard, que beaucoup d'autres hommes qualifieraient de banal, est pour moi incomparable. Il dégage une telle chaleur! Du désir, aussi. Et là, tout au fond... quelque chose d'autre? N'y tenant plus, je pose ma main sur sa joue. Malgré toutes les fois où je l'ai caressée, j'avais oublié à quel point elle était douce. Et soudain, je me rends compte à quel point nos visages sont proches l'un de l'autre. Si proches...
Mais elle se dégage avant que j'aie pu franchir la distance restante.
_ Non.
Et voilà. Le charme est brisé, aussi rapidement qu'il est apparu. Et je vois bien qu'elle fait de son mieux pour ne pas paraître affectée, tout en parlant à toute vitesse :
_ Je t'apprécie beaucoup, bien plus que tu n'imagines. Mais je sais que si je cède à la tentation maintenant, tout va recommencer, et j'aurai encore plus de mal à m'en sortir. Alors, laisse-moi, s'il te plait.
« S'il te plait». C'est presque une supplique. Je ne fais aucun mouvement pour la rattraper tandis qu'elle s'éloigne vers la sortie. Tout ce qu'elle vient de dire est vrai. Alors pourquoi est-ce que je n'arrive pas à me la sortir de la tête, même si je sais que cette relation est malsaine pour elle ? Et pourquoi est-ce que, malgré toute l'attirance et toute l'affection qu'elle m'inspire, je ne peux pas me réserver à une seule personne ?
Je reprends vite mes esprits. Ça ne me va pas, de trop réfléchir. Faut que j'arrête de me prendre la tête. Bon, où est la fille en robe moulante de tout à l'heure ?
