Ann observait son enfant qui grimpait dans le grand arbre à côté de la maison, en compagnie d'autres garnements du village.

Il n'était pas très grand pour ses sept ans, mais c'était déjà le plus impétueux et le plus téméraire de tous. Aussi courageux que son père, songea Ann en souriant tristement. Oui, elle voyait dans son petit garçon la noblesse, le courage et la droiture qui caractérisaient l'homme qu'elle aimait. Elle voyait son preux chevalier dans ses mimiques solennelles et audacieuses, dans ses beaux cheveux blonds. De tous les enfants, c'était celui qui avait grimpé le plus haut dans l'arbre, presque jusqu'à sa cime. Trop haut, peut-être...

La jeune mère fronça les sourcils et appela son petit garçon :

"Gilles, descends un peu ! Tu vas te faire très mal si jamais tu tombes !

-Mais non, Mère, regard comme je peux monter haut ! répliqua son fils. Je suis sûr que je peux apercevoir le château, d'ici !

-Gilles, ça suffit ! Descends, s'il te plaît !"

Une appréhension sincère commença à gagner Ann, qui voyait les plus hautes branches de l'arbre, où son fils était perché, s'agiter de plus en plus fort dans le vent qui se levait. Elle abandonna son ouvrage de couture et se rapprocha rapidement de la scène de jeu, au moment où une bourrasque soudaine et plus puissante que les autres faisait voler ses cheveux et sa jupe. Le vent balaya les branches de l'arbre en rugissant et déséquilibra le petit Gilles. Ses yeux verts s'arrondirent de surprise tandis que les ramures auxquelles il s'accrochait lui échappaient. Il tangua, essaya de se rattraper et, sous les yeux horrifiés d'Ann, il bascula.

"Gilles !"

La jeune mère se précipita vers l'arbre, et une nouvelle bourrasque fit ployer les branches. Cette fois-ci, elle arracha littéralement l'enfant à l'arbre et le petit garçon, en poussant un glapissement de peur, dégringola et s'écrasa lourdement au sol.

"GILLES !"

Ann eut à cet instant l'impression qu'une flèche de douleur lui fauchait les jambes. Elle vacilla mais cela ne ralentit pas sa course. Au contraire, elle se précipita en direction de son fils autour duquel les autres mères se rassemblaient déjà. La terreur faisait battre son sang si fort dans son corps qu'elle n'entendait plus rien autour d'elle et que sa poitrine et sa tête semblaient sur le point d'exploser. C'est presque avec hystérie qu'elle écarta les autres femmes et se jeta aux genoux de son enfant.

"Gilles ! Gilles !"

Elle tendit des mains tremblantes vers le visage inerte de son fils, incapable de le toucher. Son petit corps était tout désarticulé, son bras droit tordu en arrière et son souffle semblait bloqué dans sa poitrine. Il ne parvenait plus à respirer et ses blessures la terrifiaient. Il s'était déboité le bras, c'était sûr, et ses côtes... Ann sentit à peine la larme qui commençait à couler sur sa joue et elle prit délicatement le visage de son fils dans ses mains.

"Gilles ? appela-t-elle d'une voix éteinte. Gilles, mon petit garçon... respire, s'il te paît. Ne fais pas aussi peur à Maman...

-Bah, il ne faut pas qu'elle s'en fasse, les bâtards, ça meurt moins facilement, marmonna l'une des mères, agacée par ses cris."

D'ordinaire, Ann aurait réagi avec violence à tout ce mépris, mais pour l'heure seul son fils lui importait. Avec terreur, elle s'aperçut qu'il ne parvenait pas à reprendre son souffle.

"Gilles ! Gilles, je t'en prie ! gémit-elle en le redressant dans ses bras pour l'aider. Respire, Gilles ! Respire ! Reste avec moi !"

L'enfant, les yeux hermétiquement fermés, essaya de prendre quelques inspirations, mais sa cage thoracique devait le faire atrocement souffrir, car un couinement de douleur lui échappa mais il ne retrouva pas son souffle. La jeune femme, paniquée, releva la tête vers les autres mères et les marmots qui s'étaient rassemblés autour d'elle.

"Aidez-moi ! Je vous en prie ! Mon fils ! Mon petit garçon ! Je vous en prie, ne le laissez pas mourir !"

Les mères et les enfants devinrent flous autour d'elle, et c'est à ce moment qu'elle s'aperçut qu'elle pleurait. Quelques unes de ses larmes tombèrent sur le visage blême, barbouillé de terre de son enfant et un sanglot lui échappa.

"Aidez-moi... aidez-moi..."

Et elle serra le corps inerte de son garçon dans ses bras.

...

Sa poitrine semblait bloquée, incapable d'aspirer de l'air, et ce n'était pas normal. C'était même terrifiant, car sans air, il allait mourir... Quoi que, il était déjà mort, peut-être... C'était peut-être pour ça que les appels de sa mère semblaient si loin, qu'ils paraissaient s'éloigner un peu plus de lui à chaque seconde... Sa mère... L'idée qu'il pouvait être en train de l'abandonner lui déchira le coeur. Il aimait tellement sa mère... elle était tout ce qu'il avait, et elle non plus n'avait plus rien depuis que son père les avait abandonnés...

"Gilles ! Gilles !"

Même la silhouette de sa mère avait l'air de s'éloigner de lui. Sa robe de lin sale et défraichie, ses longs cheveux soyeux couleur de châtaigne, ses yeux verts... Mais, minute... Il y avait bien des années qu'il n'avait pas vu sa mère... non ? Sa voix, son visage, tout cela avait commencé à devenir flou au fur et à mesure que les années s'étaient accumulées depuis sa mort... Mais alors, qui l'appelait ?

"Gilles ! Gilles !"

C'était une voix d'homme, une voix qu'il connaissait et il lui semblait qu'il l'aimait, mais sa mère était toujours là, avec son visage si doux qui lui avait tellement manqué...

"Ma... Maman..., gémit-il comme un enfant, même s'il le savait, il n'était plus vraiment un enfant depuis longtemps."

L'autre voix continuait de l'appeler, mais elle devenait plus lointaine et puis, aucun visage de l'accompagnait, alors qu'il voyait encore celui de sa mère devant lui... Elle était tellement belle, elle lui avait tellement manqué et puis il voulait tellement la revoir...

Il essaya vaguement de se tourner vers l'autre voix, mais d'un rapide coup d'oeil, il ne vit rien. Peu importait cette autre voix, finalement. Il voulait juste revoir sa mère.

...

"Respire, Gilles ! Respire !"

Robin souleva son frère hors du lit de la rivière et l'inclina en avant, lui faisant cracher de l'eau. Gilles toussa, essaya par réflexe de prendre quelques inspirations, mais sa cage thoracique, blessée par les rochers sur lesquels il était tombé, devait le faire atrocement souffrir, car un couinement de douleur lui échappa mais il ne retrouva pas son souffle.

"Qu'est-ce qu'il a ? Il s'étouffe ? s'inquiéta Bouc, venant en tête du groupe d'hommes qui dévalait le talus vers eux.

-Je crois qu'il est blessé, il n'arrive pas à rependre sa respiration, répondit fébrilement Robin en pataugeant vers la berge aussi vite qu'il le pouvait. Allez, Gilles, tu peux le faire. Respire, ça va aller.

-Bah, il n'y a pas de quoi s'en faire, tout le monde sait que les bâtards meurent moins facilement, marmonna l'un des hors-la-loi du groupe."

Robin tourna la tête vers lui, abasourdi par tant de fiel, mais reporta bien vite son attention sur Gilles qui hoquetait dans ses bras.

"Gilles. Gilles, calme-toi, murmura-t-il d'une voix apaisante en allongeant précautionneusement son frère sur l'herbe. Tu as recraché toute l'eau, ça devrait aller, maintenant."

Les yeux de Gilles se posèrent sur lui, mais ils étaient hagards, brumeux et Robin comprit qu'il ne devait même pas le reconnaître. Son esprit, en état de choc, fixait autre chose, une autre chose que le chef des voleurs comprit lorsque son cadet articula : "Ma.. Maman...", d'une voix aussi faible et plaintive que celle d'un enfant.

"Il arrive à parler ? s'enquit Bouc en les rejoignant au pas de course.

-Il appelle sa mère, murmura Robin, bouleversé. Est-ce que... il a déjà failli se noyer lorsqu'il était enfant ?

-Je ne sais pas..."

Robin reporta son attention sur son frère. Il aurait dû savoir comme s'occuper d'un presque noyé, mais le fait que ce soit Gilles qui se trouve étendu dans l'herbe, trempé et à bout de souffle, l'ébranlait tellement qu'il n'aurait pas fallu grand chose de plus pour qu'il cède à la panique.

"Ça ne peut pas arriver, il faut qu'il se reprenne... Gilles ! Gilles, respire, tu vas t'étouffer ! Allez, je te tiens, ça va aller..."

Il redressa son frère en position assise pour voir s'il n'avait pas plus d'eau à régurgiter, puis il lui frotta doucement le haut du dos, entre les omoplates, pour l'encourager à reprendre son souffle. Gilles était trempé et frigorifié; ses cheveux, devenus bruns à cause de l'eau, gouttaient et collaient à son crâne, et son corps maigre tout entier grelottait. Il semblait si petit et si fragile que Robin, tendrement et avec protection, le ramena dans ses bras.

"Tout va bien, murmura-t-il en glissant son menton sur ses cheveux trempés. Tu peux y arriver, respire à fond."

Ce faisant, il caressait sa joue avec son pouce, un petit geste doux qu'il avait pris l'habitude d'avoir dès que son frère se trouvait dans ses bras, dès les premières secondes de leur fraternité et presque sans s'en rendre compte. Gilles hoqueta, gémit, cracha, puis ses yeux verts rougis par l'eau semblèrent retrouver un peu de profondeur en se posant sur Robin. Puis son corps s'affaissa dans les bras de son frère.