Certitude

Sybil se sentait un peu nerveuse en descendant les dernières marches vers la cuisine. Elle savait que les domestiques n'appréciaient pas leurs intrusions. Elle le comprenait bien sûr. C'était leur espace, l'endroit où ils étaient le plus libre d'exprimer leurs opinions, ou d'agir selon leurs envies. Même si cela restait limité. Branson lui avait expliqué combien la hiérarchie était pesante, même en bas, et même si sa position en périphérie le protégeait en partie. Elle le regrettait cependant. Pendant qu'elle se préparait à sa formation d'infirmière, avec Mrs Patmore et Daisy, elle avait aimé la cuisine. Il s'en dégageait une chaleur, et une activité intense qu'elle trouvait réconfortante. Elle savait qu'elle aurait pu s'imposer régulièrement, mais cela aurait été un manque de respect.

En cette fin d'après-midi, elle était cependant descendue. Elle avait fini son service plus tôt que d'habitude, et devait demander à Anna où se trouvait une de ses tenues, qu'elle devait porter au diner. Sa mère avait insisté pour qu'elle s'habille d'une certaine façon, et même si ça lui semblait un peu vain, elle n'avait pas voulu s'y opposer. Elle gardait sa force pour se faire entendre quand c'était réellement nécessaire désormais. Mais la robe de soirée n'était pas à sa place. Elle aurait pu sonner, et avait d'ailleurs hésité à le faire. Mais Sybil ne voulait pas forcer Anna à se déplacer. Elle savait que la femme de chambre avait beaucoup de travail, et que l'arrivée des officiers ne l'avait pas soulagée. Alors, finalement pas mécontente d'avoir une bonne raison pour le faire, elle était descendue.

Elle était sur le pas de la porte, et allait entrer lorsqu'elle vit Branson. Elle recula d'un pas, sans en avoir conscience, afin d'avoir moins de chance de se faire remarquer, pour pouvoir l'observer. Il était face à la porte, mais ne la voyait pas, car il était tourné vers Carson. Elle était surprise, ne s'attendant pas à le trouver dans la maison à cette heure là. Cela la déstabilisa un peu. Elle avait l'habitude de se préparer avant de le voir, pour mieux maitriser ses réactions. Il essayait de le convaincre qu'après la guerre, le système de classe serait forcément ébranlé. Les combattants sur le front avaient participé ensemble, et étaient morts ensemble. L'aristocratie aurait perdu de sa force mystique. Le majordome ne semblait pas disposé à accepter ce genre d'idées, et visiblement, Branson le savait. Mais il était passionné, et tout son visage s'animait, son regard dégagé une certaine intensité.

Sybil ne put empêcher un sourire de lui monter aux lèvres, alors qu'elle s'émerveiller de le voir, toujours si intéressé par les évolutions du monde dans lequel il vivait. Il voulait participer au changement, et non seulement le subir, et c'était exactement pour ça qu'elle l'aimait. A peine la pensée s'était formée dans son esprit qu'elle essaya de la faire disparaitre. Mais Sybil savait parfaitement que c'était inutile. Depuis des années, elle s'efforçait d'éviter le sujet. D'abord, elle n'avait vu qu'une amitié, dont elle savait qu'elle déplairait à sa famille, mais qui la rendait heureuse. Branson la comprenait, et la poussait toujours dans ses retranchements, afin qu'elle se dépasse. Elle avait sentit que les sentiments du chauffeur semblait changer, mais elle avait fait de son mieux pour ne pas s'y arrêter, en se disant qu'il ne s'agissait que d'illusions. Et puis, il lui avait fait sa demande. Il lui semblait que c'était dans une autre vie. Peut être était-ce le cas d'ailleurs. C'était avant qu'elle devienne infirmière. Elle était si jeune alors, même si c'était moins de deux ans auparavant. Elle n'était pas prête alors, ne savait pas qui elle était. A ce moment là, elle n'aurait jamais pu accepter. Elle devait terminer d'entrer dans l'âge adulte, en découvrant qui elle était vraiment. Ses propres sentiments étaient flous.

Elle s'était plongée dans son travail, et avait été surprise quand il avait renouvelé ses avances, lui affirmant qu'elle l'aimait, même si elle avait peur de l'admettre. C'était quelques semaines plus tôt, et en cet instant, elle devait reconnaitre qu'il avait raison. Elle était terrifiée, mais les sentiments étaient là. Maintenant qu'elle les avait reconnus, qu'elle ne se cachait plus derrière le doute, il faudrait les affronter. Elle se souvenait aussi qu'elle s'était parfois dit qu'elle était seulement flattée qu'on puisse ressentir cela pour elle. Puis que ça allait passer. Mais en cet instant, elle savait que ce n'était pas le cas. Et que c'était précisément pour cela qu'elle ne lui avait pas dit non, et qu'elle avait envisagé de partir avec lui. Et bien qu'elle ait mis du temps à en être sûre, à le reconnaitre, elle savait qu'ils n'étaient pas récents, et que s'ils s'étaient sans aucun doute renforcés au fil des années, ils prenaient racine avant… Avant la guerre, au moment où il lui avait affirmé qu'il était « socialiste pas révolutionnaire » et qu'il ne « serait pas toujours un chauffeur ». Alors, elle n'était pas tombée amoureuse à ce moment, mais elle avait été attirée, et chaque nouvelle discussion avait accentué cela. Elle avait tenté de l'ignorer, autant qu'elle le pouvait, mais en cet instant, l'amour qu'elle l'éprouvait la frappait avec une grande intensité. Elle savait qu'il n'y aurait plus de retour en arrière, et qu'elle devrait bel et bien faire le choix qu'il lui demandait. Il lui faudrait du temps, encore, elle le savait.

Soudain, Carson tourna la tête dans sa direction et la remarqua. Elle avança immédiatement, ne voulant surtout pas donné l'impression qu'elle les avait espionnés. Elle baissa les yeux, espérant cacher son trouble, puis releva la tête avec un sourire. Le majordome, Branson, Anna et O'Brien commencèrent à se lever parce qu'elle entrait dans la pièce.

- Non pardon, surtout ne vous dérangez pas !

Evidemment, Carson se leva tout de même. Branson lui lança un regard d'abord curieux, puis inquiet, quand elle vit qu'elle semblait légèrement troublée.

- Vous aviez besoin de quelque chose Milady ? demanda Carson.

- Oui, Anna, je voulais savoir où se trouvait la robe bleue.

Si Sybil se força à écouter le plus possible la réponse de la femme de chambre, sa concentration n'était pas là. Elle était encore trop préoccupée par les sentiments qu'elle venait de reconnaitre, et le fait que Branson la scrute avec intensité ne risquait pas d'améliorer sa maitrise d'elle-même. Elle avait été élevée pour laisser paraitre le moins de sentiments possible, mais parfois, l'armure laissait voir des failles. Elle aussi avait du mal à détacher son regard de celui qu'elle aimait. Mais ils étaient au milieu de la cuisine, et il ne fallait pas que qui que ce fut comprenne leurs sentiments. Alors elle détourna le regard, espérant que la façon dont il la fixait passerait pour de la banale curiosité de voir une des filles du conte dans la cuisine, alors qu'elle aurait pu faire appel à un des domestiques et ne pas se déplacer.

Elle finit par quitter la pièce, le sourire aux lèvres. Malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher d'être heureuse, d'aimer et d'être aimer de Tom Branson. Le soir, seule dans sa chambre, elle s'inquiéterait sans doute de la décision qu'elle devait faire, du sacrifice qu'il lui demandait. Mais pour l'instant, elle laissait son cœur battre avec espoir.