Rose enclencha la première vitesse de la voiture. Le GPS se mit automatiquement sur la destination la plus fréquente, à savoir les bureaux Torchwood. Elle ne le regardait plus depuis un moment, à force, mais elle n'avait jamais songé à retirer ce réglage.

-Allonzy, fit joyeusement Russell.

Elle le fusilla du regard. Depuis quelques temps, il avait attrapé le même tic oral que le Docteur, et si pour l'un elle trouvait cela charmant, à deux ils devenaient franchement agaçants.

-Où est le Docteur ? demanda le jeune homme.
-Déjà là-bas. Il y est allé par ses propres moyens.
-C'est à-dire ?

Rose lui adressa un sourire mystérieux.

-C'est encore au stade de test.

Mais bientôt, ça serait opérationnel. Enfin, elle l'espérait.


Vwoop. Vwoop. Vwoop.
BLANG !

Le Docteur poussa un juron gallifreyen qui aurait rendu sourd n'importe quelle autre espèce – si l'une d'elles s'étaient trouvées à bord. Rose n'était pas là, il pouvait se lâcher. Il se contentait des insultes terriennes quand il était avec elle, et admirait par ailleurs l'extraordinaire imagination des humains en la matière.

Il arracha la porte de fortune, déjà à moitié hors de ses gonds, afin de faire rentrer l'air extérieur et aérer la fumée, et porta une main à sa tête. Il avait dû se cogner dans l'accident, songea-t-il. Il retourna ensuite à l'intérieur pour vérifier les tableaux de bord et stabiliser l'appareil et fouilla ses poches à la recherche de son tournevis sonique – offert par l'autre Docteur, celui qui avait deux cœurs. Il s'aperçut qu'il l'avait oublié à la maison et poussa un deuxième juron, terrien cette fois-ci.
Ensuite seulement, il jeta un coup d'œil alentours.
Il avait atterri dans le bon local et au bon moment, c'était déjà ça de pris. Il se souviendrait toujours de la tête des membres de la tribu Maya qu'il avait surprise en plein sacrifice humain en se matérialisant juste à côté du prêtre. Il avait pris le temps de crier « c'est très mal, vous savez, de tuer des gens » ou quelque chose dans ce goût-là avant de prendre la fuite et maudire la lenteur de sa nouvelle machine.
Elle n'avait de « TARDIS » que l'appellation affectueuse : il ne pouvait se résoudre à voyager dans un vaisseau nommé autrement. En pratique, la chose était à sa merveilleuse boîte bleue ce que la bouillie de gruau était à la gastronomie française : nécessaire mais sans aucun raffinement. Tout juste un tas de boulons que son esprit génial avait réussi à assembler pour construire malgré tout un truc un peu moins barbare qu'un bracelet téléporteur. Et l'impossibilité de faire entrer des milliers de pièces dans une surface de un mètre cinquante de côté avait dû l'obliger à certains sacrifices – la technologie des Seigneurs du Temps nécessitait des matériaux introuvables ailleurs que sur Gallifrey. Le vaisseau était donc plus large.
Beaucoup plus large. Enfin, pas tant que ça. Mais tout de même, il ne passait pas inaperçu.
Son bus.
Enfin, la carcasse d'un bus. Il avait ôté presque tous les sièges – qui avaient été récupérés dans les bennes de Torchwood par des clochards trop contents d'avoir des lits plus confortables – aveuglé les vitres, recouvert la totalité de la carcasse, intérieure et extérieure, avec une matière ultra-protectrice adaptable afin de se protéger des radiations temporelles lors des voyages et ajouté les appareils qui lui permettait de voyager au fur et à mesure, le tableau de bord au milieu de l'espace intérieur – comme dans la vraie TARDIS. Il avait ensuite remit les roues, un volant et le moteur de la machine, ce qui faisait que, cas échéant, en réglant les protections sur « translucide » et en sortant les rétroviseurs, il pouvait transformer la machine en vrai bus.
Il n'avait aucune idée de comment on conduisait un tel engin, mais il trouvait ça drôle.
Sauf qu'à présent, ledit bus « magique » comme se plaisait à dire Rose pour se moquer, gisait sur le côté gauche, la porte vers le haut, courbé en son milieu et l'avant défoncé.

-Docteur, que c'est-il passé ?

Un employé de Torchwood avait jailli de nulle part, allumé la lumière dans le hangar et courrait vers lui cravate au vent. Le Docteur, un peu sonné par son atterrissage, ne le reconnut pas tout de suite. Il ne s'en formalisa pas beaucoup, car il lui semblait que le nombre de gens qui le connaissaient dans cette organisation était largement supérieur au nombre de gens que lui-même connaissait.

-Tout va bien ? demanda l'employé inconnu. Vous n'êtes pas blessé ?
-Je ne pense pas, répliqua-t-il. Je me suis cogné mais ce n'est pas grave.

C'était un rouquin au teint grêlé de tâches de rousseur, au physique ingrat et à la coupe de cheveux approximative. Le Docteur ne s'en formalisa pas et lui sourit d'un air jovial tout en songeant intérieurement « Ron Weasley ». Le moment où le petit sorcier recevait une lettre rouge hurlant son contenu à travers le réfectoire était un de ses moments préférés.
Il ne savait même pas pourquoi il songeait à ça. Il s'aperçut que le jeune homme lui tendait la main pour la serrer et attendait qu'il lui rende sans trop savoir comment réagir.

-Euh, oui, enchanté, fit le Docteur. Si ça ne vous semble pas impoli... euh... qui êtes-vous ?
-Robert Cutner, répondit l'employé. J'ai été chargé par le Dr. Cole de venir vous accueillir.
-Ah.

Cette information doucha un peu son enthousiasme. Cole était le responsable de l'unité de recherche de Torchwood autour des voyages temporels – une des technologies que l'organisation avait le plus de difficultés à développer. Il s'intéressait au bus du Docteur de très près, mais ce dernier préférait conserver sa science pour lui plutôt que de la partager avec Cole, qui était un être des plus... disgracieux. A vrai dire, le coup de l'employé mystère qui vient s'enquérir de son état de santé, il aurait presque dû se douter que cela venait de lui. Tant pis. Il fit comme si de rien était et prit la direction des étages supérieurs, suivit par Cutner.

-Alors, ça marche ? demanda-t-il d'un ton surexcité.
-Non, répliqua le Docteur froidement.

Cet énième échec le mettait en rogne, et il n'avait pas besoin qu'un sous-fifre en couches-culottes vienne japper entre ses jambes pour enfoncer le clou.

-Mais ça va bientôt marcher, non ?
-On verra. J'espère.
-Si ça marche, vous nous ferez voir hein ? Vous savez, je ne suis qu'un stagiaire, mais je rêve de voyager dans le temps et l'espace depuis que je suis tout-petit ! D'ailleurs, c'est pour ça que je postule pour travailler ici !
-Tant mieux.

C'était dommage, le jeune homme en lui-même n'avait pas l'air d'être le mauvais bougre, mais s'épancher en sa compagnie équivalait à donner les clés de l'univers à Cole – et ça, le Docteur n'avait franchement pas envie que ça arrive.
Il n'aimait pas ce monde d'intrigues et de complots entre les différents secteurs de l'organisation mais il était obligé de travailler pour eux s'il voulait qu'en échange ils lui fournissent matériel et locaux pour travailler sur sa machine. En arriver à devoir ignorer les paroles passionnées d'un petit jeune plein d'avenir auquel il aurait habituellement accordé toute son attention, c'était vraiment triste.

-Oh, c'est ici que nos chemins se séparent, fit Robert. Au revoir Docteur.
-Mmh. Au revoir.

Sans y faire plus attention, le Docteur poussa la porte de son secteur à lui, qui débouchait sur un salon réservé à son équipe – les agents de terrain.
Rose était déjà là, avec Russell et deux autres, Nanoua et Seiji. Il poussèrent un soupir de soulagement à l'unisson. Au début, il avait été un peu dérangé par la familiarité qu'il régnait au sein de l'équipe. Sans le vouloir, il avait été habitué à un peu plus de déférence. Mais c'était un sentiment grisant, au final. Faire partie d'un groupe, ne plus être celui qui sort de nulle part pour résoudre tous les problèmes. En échange d'un peu de routine, il gagnait de manquer à d'autres lorsqu'il était absent.

-On t'attendait plus, s'exclama Seiji.

Rose courut vers lui et lui sauta au cou. Il la serra brièvement contre lui et promena ses doigts dans ses cheveux blonds. Même au travail, elle s'habillait toujours de vêtements assez décontractés. C'était ainsi qu'elle était la plus belle, songea-t-il.

-On avait peur que tu ais eu un énorme problème avec ton bus, dit-elle. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Même s'il sentait de l'inquiétude dans sa voix à cet instant, elle était toujours aussi pleine d'énergie, de joie et d'amour. Un seul de ses regards équivalait à tous les remontants du monde.

-J'ai atterri au bon endroit et au bon moment, grâces au derniers réglages ! D'ailleurs, merci Russell, sans ton petit coup de main, j'aurais encore fini... L'univers seul sait où.

L'intéressé lui fit signe que ce n'était rien. Même si Torchwood profitait allègrement de son savoir et de son expérience pour accomplir une partie du travail, ils avaient eux-mêmes mis au point deux ou trois merveilles qui, lorsqu'il voulait les utiliser, rappelaient au Docteur qu'il ne savait pas toujours tout.

-Tu as quand même une demi-heure de retard, fit Rose.
-C'est mieux que deux mille ans d'avance, non ? répondit le Docteur avec un petit clin d'œil. Par contre, la carcasse est tordue.
-C'est ennuyeux, ça, concéda Seiji.
-Mais tu l'as recouvert avec du Veltacan®, objecta Rose. Ça ne devrait pas...
-Je sais. C'est ce qui m'inquiète. Je pense que c'est pendant le voyage que c'est arrivé. Il doit y avoir un problème avec la rematérialisation des particules...

Il haussa les épaules. C'était comme avec le sbire du Dr. Cole : il n'avait pas envie d'en parler pour l'instant. Idiot, mais il se sentait vexé. Cependant son espoir de trouver du réconfort auprès d'eux fut vite satisfait.

-Viens, on va te faire un thé, s'exclama Seiji, qui sentit l'urgence qu'il y avait à changer de sujet.

Il accepta avec reconnaissance. Seiji était quelqu'un qu'on pouvait qualifier de « cool ». Originaire du Japon, il n'y avait que quelques années qu'il vivait à Cardiff, mais pour rien au monde il ne l'aurait quittée tant son esprit s'était bien adapté. A croire qu'il était né au Pays de Galles, tant il avait d'affinités avec ses habitants natifs.
Toujours plein de bonne humeur, gentil, serviable, il avait même tendance à couver ses collègues, ce qui les amusait beaucoup. Sa sympathie pourtant sincère cachait cependant un redoutable combattant, prêt à en découdre avec toute forme de vie un peu chatouilleuse sans même froisser son costume-cravate.
Il tendit la tasse au Docteur qui en but à petites gorgées.

-Fait attention, c'est chaud, précisa-t-il inutilement.

Il s'éloigna et partit jeter un coup d'œil à ce que faisait Naouna, qui était restée sur le canapé central avec son ordinateur pendant tout leur petit manège. La jeune femme était le cerveau du groupe, avec le Docteur calme et discrète, elle parlait peu mais faisait beaucoup. Russell sentit que lui aussi devait trouver un prétexte pour s'éloigner et partit le rejoindre. Quand ils furent enfin seuls, Rose demanda :

-Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
-Rien. Une petite migraine, c'est tout, sûrement un reste du voyage. J'ai oublié mon tournevis à la maison, soupira-t-il.
-Oh. C'est grave ? S'enquit-elle.
-Pas tellement mais ça ne me rend pas à l'aise. C'est idiot, mais sans lui, je me sens comme si j'étais tout nu.

Elle sourit. Tout nu, il n'était pas non plus pour lui déplaire...
Elle repoussa les pensées plus intimes pour après le travail. Parenthèse mise de côté, il ne semblait pas dans son assiette et peu enclin à parler par rapport à d'habitude. Elle mit cette mauvaise humeur passagère sur le compte de ses ennuis avec la machine à voyager dans le temps.
Cependant, le fait qu'il ne se confie pas, au moins à elle, l'inquiétait, parce que souvent, s'il ne se confiait pas à elle, c'est qu'il ne voulait pas l'inquiéter et que c'était donc grave.

Elle n'eut pas le temps de pousser la réflexion plus loin. La porte par laquelle était entré le Docteur s'ouvrit une nouvelle fois, et une femme entra dans la pièce. Elle la traversa d'un pas énergique au rythme régulier des claquements de ses talons aiguilles. Vêtue d'un tailleur strict, ses cheveux bruns brillants serrés en un chignon parfait, elle incarnait parfaitement ce qu'elle était : Tanis Youngblood, dite La Patronne avec un grand P, comme le Docteur. Elle le méritait.
Un silence suivit son entrée de l'absence des « bonjour » habituels, le Docteur déduisit qu'elle était déjà venue une première fois. Elle alla droit vers lui.

-Vous êtes en retard, Docteur, lui reprocha-t-elle sans préambule.
-Je sais, répliqua-t-il sans se démonter.
-Quelle est votre excuse, cette fois ? Vous avez été enlevé par les Sioux ?
-Non, mon... bus a eu un accident.

Rose ne put réprimer un gloussement. La tension entre les deux était palpable elle l'était depuis que le Docteur avait été intégré à leur unité de travail. Russell et Seiji avaient parié que la chef mourrait d'envie de « danser » avec le Docteur, ce qui l'avait fait beaucoup rire et rendu Rose un peu nerveuse. En fait, son grand brun préféré s'en fichait complètement il s'en amusait presque.

-Votre bus ? Quel bus ? aboya la Patronne.
-Un bus bleu et orange. Le numéro 10...

La réponse semblait étrangement plausible et la décontenança. Furieuse de n'avoir pu le coincer, Tanis poussa un « Hum ! » méprisant et leur tourna le dos. Sur son chemin, elle incendia Russell, qui revenait des toilettes et n'avait donc rien vu de l'incident, pour une histoire de vice de forme dans un rapport, et partit inspecter le travail de Nanoua et Seiji. Rose et le Docteur partirent dans un grand éclat de rire. Russell les rejoignit, un peu surpris de l'attitude de Tanis, se servit un café et les deux hommes se mirent alors à discuter astrophysique – un domaine auquel la jeune femme n'entendait rien, aussi les abandonna-t-elle à leur conversation.
Russell était le collègue avec lequel Rose et le Docteur s'entendaient le mieux. C'était un jeune homme calme, un peu rond, les joues roses et les cheveux blonds d'un petit garçon, même s'il commençait à se dégarnir. Pour le Docteur, le plus proche de ce qu'il appelait un ami. Il était intelligent, patient, plein de bon sens et très compétent, mais il prenait souvent les choses à cœur et manquait parfois de finesse. Si Martha et Mickey avaient eu un fils, il aurait sans doute ressemblé un peu à son ami, en plus... chocolaté.

Cependant il y avait toujours une petite distance, quelque chose qui les empêchaient d'aller plus loin. La discrétion du collègue du Docteur, peut-être, ou bien cette impression que le couple était différent d'eux, de lui, de Seiji, de Nanoua, du reste de ses connaissances. Pas étrange, enfin, pas plus que certains autres employés que Russell connaissait, juste... différents.

Tout cela pouvait toujours changer...