1953, Paris.
Le soleil brillait.
La chaleur était presque insupportable et Arthur jura de n'avoir jamais vu un ciel aussi bleu.
Tout était si harmonieux. Le chant des oiseaux se mêlait parfaitement aux discussions des mesdames. À côté des commerces, les voitures avaient à peine de la place pour passer. Le jeune anglais entendit le marché aux puces plus loin et les enfants jouaient inconsciemment. En avançant dans les longues rues étroites, Arthur desserra plusieurs fois sa cravate. La chaleur n'était malheureusement pas la seule excuse de son épuisement. Le travail et toute la pression que lui mettait son frère le fatiguait jour après jour. Lui qui s'était promis de profiter le plus possible de son séjour en France, le voilà partit sur de mauvaises bases.
Plus il avança, plus il aperçut du monde. Il passa rapidement devant un commerce s'appelant " Au Singe qui rit ". Il y avait plusieurs cartes postales et de magnifiques dessins placardés sur le mur. Il y avait aussi des restaurants, puis des arbres, des ballons et même quelques moulins au loin. Son temps était compté, mais il ne put s'empêcher de traverser de plus en plus de rues. Cela lui vidait la tête et le reposait malgré tout. Arthur s'autorisa même un détour vers la Place de Tertre. On lui avait parlé de cet endroit comme le lieu de flânerie par excellence où se pressaient chaque jour des trentaines d'artistes. En premier, il aperçut des belles et grandes terrasses. Les demoiselles riaient et les jeunes serveurs sifflotaient. Puis ensuite, il vit ces peintres. Quelques uns étaient regroupés au milieu, comme une tâche en centre d'un tableau. D'autre étaient éparpillés sur les routes, les trottoirs ou même au bord des maisons.
Arthur avança dans ce grand orchestre qui n'était guidé que par de simples coups de pinceaux. L'argent était à sa gauche, la nourriture à sa droite puis la peinture et les toiles tout autour de lui. Il inspecta chaque lieu et chaque espace. Ce petit monde vivait tout autour de lui mais Arthur n'était que simple spectateur.
Il y avait ces peintres dont le talent ne faisait aucun doute. Ils amadouaient les clients à coup de grand sourire et de longs monologues sur leur vision de la vie. Quelques uns se faisaient arracher leurs pauvres bouts de papier pour 2 francs, tout au plus.
Puis, comme lui, il y en avaient qui fixaient les alentours. Ils tachaient leurs cigarettes avec leurs mains toute sales et leurs ongles fins. Leurs longs cheveux blonds flottaient synchroniquement dans le vent et leur léger sourire ne les quittaient jamais. Les passants ne posèrent pas un seul regard sur leurs œuvres, mais ils restèrent tout de même optimistes et courtois.
Arthur s'avança doucement vers l'un d'entre eux. Des tableaux étaient positionnés tout autour de lui. Il y en avait au sol, sur les murs, et même suspendus.
Évidemment, des paysages y étaient peints. Ils étaient détaillés et le coup de pinceau était très fin et très minutieux. Mais plus loin, Arthur fut surpris d'apercevoir des corps de femmes ; fins, musclés ou voluptueux. Elles avaient toutes cette intensité dans le regard, cette force dans leurs postures et une certaine délicatesse enfouis sous leurs lèvres. Une jeune demoiselle aux courts cheveux blonds revenait souvent.
- Vous venez pour un portrait ?
Arthur, qui était alors penché sur l'une des toiles, se retourna subitement. Il regarda ensuite devant lui et aperçut un jeune homme, cigarette à la main. Son air était accueillant et bien sympathique. Ses longs cheveux étaient attachés vulgairement, ce qui lui donna un côté assez décontracté. Ses bretelles étaient desserrés et son pantalon à moitié remonté. Malgré ça, il gardait une certaine élégance et une facilité à mettre Arthur à l'aise.
- Hum... Non, non. Sûrement pas.
Le jeune homme leva les sourcils en souriant. Sa cigarette prit rapidement de l'élan puis se retrouva au sol, écrasée sous ses chaussures.
- Dommage.
L'anglais paraissait étrange à le fixer de cette manière. On avait presque l'impression qu'il le dévisageait.
Le jeune blond détourna le regard et s'installa à nouveau sur sa petite chaise en bois. Un grincement se fit soudainement entendre et elle se balança légèrement contre les pavés. Arthur avait l'impression qu'elle allait se briser à tout moment.
Il continua de fixer ses doigts plongés dans une peinture verte et ensuite caressèrent soigneusement une toile. Ils vaguèrent et circulèrent harmonieusement sur tout l'espace blanc. Arthur était presque hypnotisé par les mouvements et les différentes intensités de vert qui se dégageaient petit à petit. Les formes se dessinaient, les différents pinceaux laissaient leurs traces et les couleurs complétaient chacune l'autres. Ce jeune inconnu avait cette manière de captiver le paysage et d'ensuite le transmettre sur la toile très rapidement. On aurait presque dit une machine.
Arthur se dirigea derrière lui. Les toiles étaient plus grandes et imposantes. Il y avait même des énormes feuilles de dessins déjà vieillis par le temps. Il reconnut la Tour Eiffel, quelques rues piétonnes, encore cette femme et un peu plus loin, le Sacré Cœur. Tout était disposé minutieusement, comme si chaque emplacement de chaque toiles étaient fait pour attirer l'œil du vendeur.
- Vous venez pour acheter une toile alors ?
Arthur se retourna une nouvelle fois et planta ses yeux sur le dos tourné du peintre. En laissant les secondes s'écouléer, il se demanda si la question lui était vraiment posée.
Il était vrai qu'en y réfléchissant, flâner dans les rues, inspecter les gens et leurs œuvres sans arrières pensées ou sans buts n'était pas son habitude. Mais aujourd'hui était un jour différent. Arthur voulait s'évader et ne plus penser à son travail ou à son frère trop oppressant.
Cet homme le prenait de court mais malgré ça il sut garder bonne conscience.
- Je ne sais pas encore.
L'anglais n'était pas un homme très direct. Quelques fois, quand il n'était pas de mauvaise humeur, il préférait répondre subtilement, même si ses sous-entendus étaient tous des refus.
Une technique assez fourbe que lui avait appris un ami japonais de longue date.
- Ça serait dommage de repartir d'ici sans un souvenir, vous ne pensez pas ?
Arthur s'approcha à nouveau, silencieusement. Même si le peintre semblait bavard, il ne voulait en aucun cas le déranger pendant son travail. Les courbes et les contrastes des couleurs étaient tellement beaux, il s'en voudrait si tout était gâché par sa faute.
- Je ne pars pas maintenant de toute façon.
Cette réponse sonnait plutôt comme un murmure. Arthur la pensa pour lui même, sans réellement se rendre compte qu'il parlait à voix haute.
Le peintre arrêta tout mouvement et retourna son visage vers l'anglais.
Arthur fut surpris pendant quelques secondes. Il avait l'impression d'avoir tout interrompu et fut légèrement gêné d'être fixé comme si il était le centre de l'attention. Pourtant, le regard du jeune homme n'avait rien d'agressif. Il était plutôt amusé et curieux. Ses longs cils blonds, pratiquement invisibles à cause des rayons du soleil, se reflétaient parfaitement entre le bleu légèrement foncé de ses pupilles. Les plis de son visage suivirent la petite courbe de son sourire et ses cheveux essayèrent maladroitement de se mêler à tout ça.
Des cheveux blonds au reflets bruns parfaitement lisses mais aussi ondulés.
Ce peintre était jeune et beau.
Comme un français.
- Et d'où venez vous ?
Arthur regarda au loin en croisant ses bras. Ce fut typiquement le genre de question qui lui fit reprendre ses esprits. Il réfléchit donc à une réponse patriotique qu'il pouvait magnifiquement rétorquer.
- Américain ?
Il y avait cette foutue petite excitation dans la question. Ça avait le don d'irriter l'anglais. Arthur pouvait comprendre pourquoi les français, ou même les gens en général, pouvaient idolâtrer les américains, mais il refusa d'être mis dans le même sac.
Il était bien trop fier d'être anglais.
- Non.
À vrai dire, Arthur ne venait pas exactement de Londres. Peut être d'un peu plus loin. Mais il se doutait fortement qu'un simple petit français puisse connaître autre chose que la capitale comme villes anglaise.
- Oh, je suis désolé. Pour moi, vous avez tous le même accent.
- Pardon ?
En reprenant son activité, le peintre se mit à légèrement ricaner.
- Je me trompe ?
Arthur lâcha un petit soufflement court et sonore. Il avait cette mauvaise habitude de s'énerver rapidement, il en était conscient, mais ces sujets là faisaient partie de ceux qui l'irritaient le plus.
- Évidemment que vous vous trompez.
Le peintre ne savait plus trop quoi penser.
Au début de son enfance, il était toujours resté loin de tout mouvement, dans son petit village. Le seul rapprochement qu'il pouvait faire avec la langue anglaise n'était donc que la guerre puis ensuite les américains.
Voir un étranger parler aussi bien sa langue avec un tel accent devait bien être un des deux.
Il laissa alors son pinceau plonger dans son verre d'eau et la peinture lentement sécher sur ses doigts. Les passants continuèrent sagement leur route alors que cet étranger s'éternisa encore devant ses œuvres. Pendant quelques instants, l'espoir que l'anglais lui achète un de ses dessins revint. Mais son air était indéchiffrable.
Son surnom lui allait si bien.
Le touriste.
Il n'était là que pour regarder et apprécier.
Francis laissa les secondes passer. La lumière du soleil vaguait entre les arbres, les pavés, sa toile et ses cheveux. Il laissa rapidement ses pensées divaguer. Il pensa aux couleurs qu'il allait pouvoir mettre, au son de l'accordéon qui devenait insupportable et à ce qu'il pouvait bien manger pour le souper du soir.
- C'est combien pour celle-là ?
Le peintre leva lentement les yeux en s'essuyant le front avec sa manche. L'étranger se tenait à sa gauche, entrain de la pointer du doigt.
Son corps remplissait la toile et ses cheveux blonds venaient captivés les regards. Dans ses yeux se reflétait l'attente.
L'attente que quelqu'un vienne enfin l'enlever de son tyran.
- ... Quatre francs.
L'anglais détourna le regard et planta à nouveau ses yeux dans ceux de la jeune femme. Ses bras étaient toujours croisés et il semblait la détailler de toute part. Chaque détails, défauts et imperfection ne ratèrent jamais ses yeux verts.
Lui qui pensait qu'il n'était là que pour flâner, le voila entrain d'acheter une de ses toiles.
- Vous allez vraiment la prendre ?
Arthur redonna son attention au blond. Il tapota légèrement du pied en regardant l'œuvre du coin de l'œil.
- Je ne sais pas. Vous n'êtes pas un très bon vendeur.
Francis sourit en remontant à nouveau les manches de sa chemise.
- Je vous avertis juste. Elle n'est pas du genre à sympathiser très rapidement.
L'anglais toucha les bordures de la toile pour voir son poids. Il inspecta les couleurs ternes et les courbes infinies. Le regard de la jeune femme semblait vide, presque éteint. Et pourtant derrière ces lèvres rouge se cachait un doux sourire timide et subtile. Il fallait être passionnément hypnotisé par son charme pour le remarquer. Ses petites taches de rousseurs au coin des joues venaient s'abriter sous les ombres des arbres. Plus les nuages passèrent et cachèrent le soleil et plus cette jeune demoiselle semblait mélancolique.
- C'est quelqu'un que vous connaissez ?
Arthur avait dit ça subitement.
Pris de gêne, il se redressa et hésita à fixer le jeune peintre dans les yeux.
- Désolé... Je ne voulais pas être -
- Oui, bien sûr.
Francis se leva enfin de sa petite chaise grinçante. Ses pieds s'avancèrent grossièrement vers Arthur. Il regarda rapidement les alentours, il semblait jouer avec le temps. À moins d'un mètre de l'anglais, il s'arrêta net et fixa enfin son interlocuteur droit dans les yeux.
Arthur ravala sa salive en levant légèrement la tête.
- Une amie d'enfance. N'est-elle pas magnifique ?
- Ça serait vous lancer des fleurs.
Francis sourit de nouveau.
Il remarqua alors les traits marqués de l'anglais. Ses grands yeux vert, sa mâchoire carrée, ses fines lèvres et ses grands sourcils.
Son teint pâle venait légèrement se dorer sous les rayons du soleil. Il en valait de même pour son costume terne.
- Essayez de ne pas tomber amoureux d'elle.
Francis se pencha et récupéra son œuvre. Ses pieds firent demi-tour et son dos occupa tout l'espace visuel de l'anglais.
Malgré ses airs et ses bonnes répliques, Arthur ne pouvait s'empêcher de trouver quelque chose de dérangeant chez le jeune peintre.
Un rien, un tout.
Il avait cette petite chose qu'il agaçait et qu'il l'irritait. Mais par on ne sait quel miracle, Arthur lui acheta malgré tout une de ses peintures. Alors que rien ne lui obligeait bien sûr. Mais il fut tellement séduit et en même temps légèrement irrité par le personnage. Il le troublait mais ses œuvres le fascinaient
Francis finit d'emballer la toile et se rassit ensuite sur sa chaise.
Il tendit simplement la main et les pièces vinrent déferler contre sa paume.
- Au plaisir d'avoir fait affaire avec vous, l'américain.
Ses sourcils se froncèrent et Arthur arracha pratiquement la toile. Les mots lui manquèrent et il balbutia quelques secondes.
- Plaisir non partagé.
Le soleil brillait toujours.
La chaleur était autant insupportable et Arthur revoyait ce ciel toujours aussi bleu.
Plus il s'éloigna et plus ses petites angoisses revinrent : son travail, son frère, la chaleur et les brises inexistantes.
Le bruit des oiseaux, celui de l'accordéon et des passants disparurent au fil des minutes.
Mais malgré le silence et le temps, l'anglais continua de marcher " bras dessus bras dessous " avec sa nouvelle amante.
