1.

La danse de l'amertume.

Il était 16:45, et j'écoutais Jess se plaindre à propos de Mike. Et très franchement, rien ne pouvait plus m'exaspérer. D'une part car j'avais la sensation abominable d'entendre la même histoire, encore et encore, mais surtout car ils étaient la preuve vivante que les relations entre hommes et femmes sont passées de affreusement compliquées à chimiquement inapplicables. Si Jess était née dans les années 1800 dans un bled perdu, avec une dote de 2000 balles, elle aurait trouvé un mari à l'âge de 16 ans et tout le monde aurait appelé ça de l'amour. Et Jane Austen en aurait fait un livre.

Seulement au XXI e siècle, pour s'enticher d'un mec, il ne s'agit plus d'argent, et il s'agit aussi rarement d'amour. Traitez-moi de pessimiste, la vérité c'est que le terme ne me révulse plus. Pourquoi est ce devenu si compliqué ? Très honnêtement, j'ai 17 ans, et mon tableau de chasse est presque aussi vierge que moi. Je ne suis pas du genre prude ou décidée à préserver mon innocence avant le mariage, seulement avez-vous jeté un œil aux types de mon âge ? Ils mettent la barre vraiment très bas. Plusieurs garçons de mon lycée ont galamment tenté de m'inviter à sortir, mais je vous avouerai que j'ai une estime suffisamment bonne de moi même pour refuser une invitation à prendre un double-cheese au mcdrive puis passer la soirée à se bécoter dans la voiture des parents.

J'avoue tout. Je suis coupable d'espérer que peut être, les hormones dues à l'adolescence n'ont pas grillé les cerveaux de tous mes éventuels prétendants, et que peut être dans cette ruche de testostérone en ébullition, se trouve un garçon sincère, galant, compréhensif, curieux de savoir si oui ou non je m'intéresse réellement au score du dernier match de hockey inter-régional du lycée.

- J'ai vraiment cru qu'il allait m'embrasser ! Hurla Jess, ce qui eut le mérite de me rappeler que j'étais physiquement impliquée dans une conversation.

- Et il ne l'a pas fait ? Demandais-je en feignant l'intérêt.

- Non ! Il m'a tapé sur l'épaule Bella ! Sur l'épaule ! Et puis il m'a dit qu'il devait rentrer... J'ai dépensé 60$ dans ce corsage qui bombe mes seins, je m'attendais au moins à un peu de pelotage... Et même pas un patin !

Je levais les yeux au ciel, et ce qu'elle prit pour de l'agacement concernant l'attitude de Mike était en vérité toute l'exaspération que j'avais pour ce type de comportement purement féminin et très représentatif de la chute de notre amour propre. Certes les garçons ont la finesse et la délicatesse d'un tractopelle, mais la vérité c'est que les filles ne gagnent pas mes faveurs non plus. Pourquoi faut-il qu'elles soient à ce point désespérées de tendresse et d'affection pour littéralement brader leur vertu ? Jess était une égomaniaque doublée d'une commère, mais elle méritait tout de même mieux que Mike qui s'évertuait à l'ignorer depuis bientôt deux ans. Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement réaliser que Mike était toujours un enfant ? Et que même si une lueur faisait une percée dans son cerveau embrumé par le mauvais porno et la bière sans alcool, et qu'il se mettait soudainement à prendre en considération les attentes de Jessica, jamais il ne serait en mesure de lui apporter ce qu'elle désirait vraiment. Ce n'était pas difficile à deviner, en réalité. Car toute adolescente digne de ce nom ne désire qu'une chose : de l'attention. Et aucun garçon de 17 ans ne saurait donner assez d'attention à une fille en pleine crise existentielle, car cela signifierait sacrifier ses heures de x-box pour des heures de shopping. Et aucune fille ne devrait avoir à imposer ce châtiment. Si votre petit copain a accepté de s'asseoir devant la cabine d'essayage en soufflant, ça ne signifie pas nécessairement qu'il vous aime irrévocablement. La plupart du temps il espère simplement y gagner une récompense en nature.

-Et toi, quand vas-tu enfin te trouver un petit ami ? S'enquit soudainement Jessica, pensant sans doute qu'orienter la conversation vers ma petite personne me donnerait envie de m'y impliquer davantage. C'était mal me connaître.

-Je ne sais pas Jess, quand un garçon viendra me parler d'autre chose que de skateboard, peut être...

-Tu es trop exigeante !

Pour la première fois, Jessica Stanley venait de faire une remarque qui n'était pas tout à fait dénuée de pertinence. Étais je véritablement trop exigeante ? Honnêtement, je ne réclamais pas un dîner au Red Lobster en costume trois pièces pour parler crise économique et échanger des vers de Robert Frost ! Mais simplement une conversation intéressante autour d'un café, un peu d'humour, de culture, de tout et de rien... Je voulais apprendre des choses, être captivée, amusée, et surprise !

Oui... À la réflexion, j'en demandais peut-être trop.

-Tu sais, reprit Jessica, je pense que tu devrais essayer de te trouver un type plus âgé ! Un étudiant en fac par exemple !

-Certainement, mon statut de lycéenne et mon absence quasi totale de poitrine me permettra sans doute d'emballer n'importe quel étudiant en faculté ! Ironisais-je avec encore plus d'indolence qu'escompter.

-Ne dis pas de bêtises ! Et j'ai entendu dire que lundi prochain, un jeune stagiaire de Boston allait remplacer Mr. Prescott pendant deux mois ! C'est peut être le moment idéal pour tenter ta chance avec un mec plus vieux !

Mr Prescott était notre professeur de musique, et il prenait un congé prolongé suite au cancer de sa femme. Elle était en phase terminale, et toute la petite bourgade de Forks était remuée par cette triste nouvelle. Mais Mr Prescott ne pouvait décemment pas perdre son job, aussi avait-il réussi à convaincre notre directeur de se faire remplacer par un étudiant prometteur venu tout droit du plus prestigieux conservatoire privé des États-Unis ; Berklee.

- Je ne suis pas très à l'aise à l'idée de draguer un professeur, même s'il ne s'agit que d'un stagiaire, répondis-je, et en vérité ce n'était que la moitié du problème, car je n'étais pas très à l'aise avec l'idée de draguer tout court.

- Tant pis pour toi !

Et c'était bien vrai. Après tout, si je n'étais pas capable de me satisfaire de ce que la société des États-Unis d'Amérique m'offrait, alors tant pis pour moi !

La sonnerie retentit avec fureur, et Mr Banner émergea d'un profond sommeil. Le cours de science naturelle avait été, encore une fois, d'un intérêt sans pareil, et il mettait fin à une journée de lycée aussi longue qu'insipide. Je n'avais en tête qu'une chose, rentrer à la maison, me faire couler un bain, bouquiner, et qu'on me laisse tranquille. Mais pour cela, je devais attendre Jacob Black. Mon père, le shérif de Forks s'était jugé témoins de trop d'accident liés à ma maladresse et ma négligence pour cautionner l'achat d'un véhicule qui « ne laisserait de moi que ma silhouette à la craie sur le bitume ». Aussi s'était-il arrangé avec Billy, son vieil ami, pour que Jacob, son fils m'emmène à l'école tous les matins, et me ramène tous les soirs après les cours. Ça avait ses avantages, mais en vérité, ça avait surtout ses inconvénients. Jacob traversait une période de crise émotionnelle qui dévorait un peu plus chaque jour, le peu de confiance en lui qui ne s'était pas encore fait la malle. Il était une forme déviante d'hypocondriaque, non pas persuadé d'être porteur de maladies improbables, mais convaincu d'être la personnification de l'échec, la preuve que Dieu picole pendant ses heures de boulot. Son manque affligeant d'assurance et d'estime avait fait de lui l'adolescent le plus timide, le plus insociable, et le par conséquent le plus ennuyeux du lycée. Et pourtant, Jacob était un garçon intelligent et cultivé, à l'antipode de Mike Newton et de ses homologues, et quand il parvenait à mettre de côté sa pudeur disproportionnée, lui et moi étions capable d'avoir des conversations vraiment dignes de ce nom. Mais quelques mois auparavant, j'avais fait l'erreur de lui apporter mon aide. J'avais tenté de l'écouter me parler de ses problèmes, de son trouble de la confiance, de la relation qu'il entretenait avec les autres animaux sociaux, ainsi je m'étais involontairement piégée, et destinée à l'écouter se plaindre de lui, de la vie et de l'injustice, tous les matins, et tous les soirs pendant 15 minutes. Et très franchement, j'étais trop jeune pour assumer la crise existentielle d'un ados, de fait, j'en étais une moi aussi.

-Il y a une fille qui me plaît beaucoup, dit-il en grimpant dans sa Chevrollet, comme introduction à ce qui allait être un magnifique spécimen de dialogue de sourd.

-Ah oui ? M'étonnais-je, c'est super ça Jacob !

-Super ? Non pas vraiment, en vérité c'est plutôt une malédiction !

Je savais pertinemment où cette conversation allait nous conduire, mais c'était déjà trop tard, alors je fonçais tête baissée, droit dans le mur.

-Pourquoi ?

-Parce qu'il est évident qu'elle ne voudra jamais d'un looseur comme moi, même pas capable de lui adresser la parole...

Il fixait la route avec témérité, et je savais qu'il se s'agissait pas d'être un conducteur consciencieux, mais simplement qu'il n'avait jamais osé me regarder dans les yeux lorsqu'il me parlait de sa personne. Ça n'allait pas changer aujourd'hui.

-Et si tu arrêtais de te laisser pousser un utérus et que tu allais lui parler ? Tu ne serais donc plus un looseur, CQFD !

Je savais que ça ne mènerait nulle part, et pourtant je m'acharnais, encore une fois.

-Comme si c'était si simple ! Railla-t-il avec ce sourire en coin que j'aimais tant.

Jacob était un beau garçon. Peau rouge de père en fils, de beaux cheveux longs et soyeux, un regard profond et pénétrant, et des dents tellement immaculées qu'elles brillaient sûrement dans la nuit. Oui, il avait beaucoup de charme. Et c'est très ironique que les personnes les plus belles, dedans comme dehors, soient souvent celles qui en ont le moins conscience.

-Ça l'est Jacob, c'est aussi simple que ça, parler, tu sais, avec ta bouche, en utilisant des mots, comme tu es entrain de faire. Rien de nouveau sous le soleil!

Pendant les 10 minutes de trajet restantes, je l'écoutais m'expliquer pourquoi entreprendre cette action lui était physiquement impossible, et je décidais d'acquiescer en silence, car je n'étais pas d'humeur à remuer dans le vide. C'était juste trop éprouvant. En revanche je lui proposais d'aller boire un café ce week-end dans un bar à Port Angeles, car il était impératif que Jacob se mêle à la population dans un autre contexte que le lycée. C'était combattre le feu par le feu. Il s'entêta à refuser, mais en matière de ténacité, il s'attaquait à un maître, et je finis par l'avoir, à l'usure. Ainsi, samedi après midi, nous irions nous mélanger à la foule, à la fumée de cigarette et aux odeurs de déodorant bon marché ! Il était certainement aussi impatient que moi...

Le programme de ma soirée fut sauvagement anéanti par l'obstination qu'avait mon géniteur à vouloir créer de nouveaux liens père/fille. Depuis que ma mère avait plié bagage pour Honolulu avec Julio, 24 ans, boxeur semi-pro, Charlie avait senti le poids de la parenté s'alourdir considérablement, et terrifié par l'idée d'être un aussi mauvais père que l'avait été le sien, il pensait justifié de monopoliser mon temps libre pour regarder des films en mangeant une pizza double pepperoni. Ce n'était pas désagréable, seulement nous n'avions pas fixé de jours dans le calendrier car la culpabilité de Charlie ne prévenait pas avant de frapper. Et ce soir-là, par exemple, elle avait fait une entrée fracassante et s'était matérialisée sous la forme d'un DVD de Die hard.

J'aurai pu tout aussi bien lui expliquer qu'il était un père formidable, que le départ de Renée n'était pas de sa responsabilité. Et c'était vrai, il était surtout dû à ses obsessions de cougar. Seulement mon père n'était pas du genre causant, son manque de prolixité était un des nombreux symptômes liés à sa personnalité introvertie. Il était de ces personnes qui ont depuis longtemps franchi les limites du comportement social rationnel, ne maîtrisant ni les gestes, ni le langage, incapable de transmettre n'importe quel type d'émotion. J'avais hérité de la même tare génétique, et lorsque deux personnes indisposées à la communication vivent sous le même toit, le dialogue est très souvent étouffé dans l'œuf.

Je rendais les armes et m'installais sur le sofa en composant le numéro du livreur de pizza. C'était la septième fois depuis le début du mois et je commençais à me demander si nos points de fidélité nous offriraient une tablette numérique ou quelque chose dans ce goût-là, car nous avions depuis longtemps dépassé le stade de la bouteille de soda gratuite.

-Bonne journée à l'école ? Me demanda Charlie avant de mettre le DVD en route.

-Basique, répondis-je avec peu d'entrain. J'ai invité Jacob à prendre un café à Port Angeles samedi, en espérant qu'une sortie sauvage au cœur de la société humaine le débriderait un peu.

-C'est un brave garçon, remarqua-t-il et je ne répondais rien car c'était typiquement le genre de phrases bateaux et sans intérêt qu'il utilisait pour signifier qu'il n'était pas à l'aise avec une conversation. Aussi je décidais d'enchaîner sur le jeu d'acteur de Bruce Willis...

...

Le samedi arriva bien vite, ou peut être très lentement, c'était difficile à dire. Les heures de cours semblaient s'amuser à ralentir, s'arrêter, et faire des choses étranges qui ne répondent pas aux règles usuelles de l'univers. Les moments de détentes mérités, eux, passaient avec la vitesse d'un éclair. Et c'était très agaçant.

Il était 15:00 et je regardais Jacob remuer sa cuillère avec détermination. Le sucre avait eu le temps de se dissoudre cinq fois, de réapparaître, de lire un livre, puis de réaliser qu'il n'était que du sucre et que donc, il ne pouvait pas faire des trucs pareils...

-Je pense que tu peux boire ton café, Jacob, expliquais-je avec un sourire contrit en amenant ma propre tasse à ma bouche, pour joindre le geste à l'idée.

Il était complètement dépassé par la situation, et pourtant, boire un coup dans un bar, ça semblait si banal... Ça ne l'était pas pour lui.

-Désolé, j'étais dans mes pensées.

-La fille ? Devinais-je, et je trouvais ça super que Jacob ait le béguin pour quelqu'un, c'était exactement ce qu'il lui fallait pour sortir de son cocon.

-Oui, ça m'angoisse... C'est qu'elle est tellement à l'opposé de moi ! Elle a plein d'amis, elle parle avec tout le monde !

C'est effrayant comme on a tendance à fondre pour les personnes à l'antipode de notre personnalité.

-Ce n'est pas plus mal Jacob, ce serait un bon remède à ta timidité compulsive ! Je peux savoir qui c'est ?

-Certainement pas ! S'écria -t-il et j'en avalais de travers ma gorgée.

C'était surprenant de voir Jacob passer d'une octave à une autre aussi rapidement !

-Pourquoi ? M'offusquais-je.

-Si je te dis de qui il s'agit, tu ne vas pas pouvoir t'empêcher de la juger...

Ce n'était pas totalement faux. J'avais cette grosse tendance à la misanthropie et peu de personnes gagnaient mes faveurs grâce à la première impression. Mais j'étais tout de même légèrement vexée. Je considérais Jacob comme un très bon copain. En vérité, peut-être le meilleur, car ils n'étaient pas très nombreux sur la liste des prétendants au titre. Et c'était bien la première fois qu'il refusait de me confier quelque chose. Mais tout vient à point à qui sait attendre, alors je décidais de ne pas insister.

-Tu as l'intention de lui parler bientôt ?

-Non. J'ai imaginé beaucoup scénarios dans lesquels je tente de l'aborder, mais mon propre inconscient est suffisamment lucide pour les faire se terminer par moi renversant mon plateau repas sur ses chaussures...

-Tu es conscient qu'à force de se sous estimer on finit par devenir exactement l'idée qu'on a de soit n'est ce pas ?

Il baissa les yeux, et je levais les miens au ciel. C'était un truc que je faisais souvent ça, lever les yeux au ciel, témoignage de mon exaspération. Néanmoins cette fois elle m'était destinée. Car je savais bien que sermonner Jacob n'était pas la solution.

-Tu ferais comment toi ? Me demanda-t-il avec un petit sourire mutin et je subodorais quelque chose, sans pour autant réussir à mettre le doigt dessus.

-Eh bien, je prendrais mon courage à deux mains, j'irais voir la personne, je tenterais d'installer un dialogue, puis je laisserais les choses se faire d'elles-même !

C'était de la frime, en réalité j'étais aussi mauvaise en drague que lui. Mais je devais l'encourager, et mentir relevait d'une stratégie pédagogique parfaitement sous contrôle. Tout du moins c'est ce que je pensais.

-Je veux bien passer un marché avec toi, dit-il en posant lentement ses mains sur la table.

Il avait piqué ma curiosité, et je l'invitais à continuer d'un signe positif de la tête.

-J'irai parler à cette fille. En contre partie tu devras aborder quelqu'un toi aussi.

Le fourbe !

-N'importe qui ?

-Non, pas exactement. Derrière toi, à gauche, il y a un garçon qui n'a pas cessé de te regarder depuis que nous sommes entrés dans le bar. Je crois que tu as toutes tes chances ! Lève-toi, et va lui parler. Si tu le fais, je promets de faire pareil lundi.

Mes yeux s'écarquillèrent. Comment cette situation avait-elle pu se retourner contre moi ? C'était complètement absurde ! Je regardais Jacob et son sourire sournois. Le traître savait bien que je bluffais avec mon discours sur le dialogue naturel et tout mon blabla ! Et il devait s'attendre à ce que je me débine, et que par conséquent, j'arrête de lui prendre le chou avec cette histoire de béguin. Mais je m'étais donnée trop de mal pour abandonner maintenant. Et aussi, j'avais mon petit orgueil. Et ce dernier tambourinait dans ma poitrine au rythme d'un marteau-piqueur, mélange entre peur et excitation.

-Pas de problème, mentis-je en inspirant profondément, comme si l'oxygène était riche en courage.

Il ne répondit rien et se contenta de me regarder en souriant, attendant que je passe à l'action. Ce que j'allais faire. Je me levais avec une lenteur sans nom, puis me retournais, zieutant la salle à la recherche de mon admirateur secret. Je rencontrais alors une paire d'yeux verts, magnifiques. Le visage auxquels ils appartenaient était tout aussi magnifique, des cheveux cuivrés en bataille, une mâchoire carrée, une bouche fine, un nez droit, et cette petite barbe naissante qui nous fait presque toute craquer. Il était assurément, vraiment canon, et ça rendait ma tâche encore plus compliquée. Ce fut toute une guerre pour arriver jusqu'à lui sans tomber, et bientôt, je me tenais en face de sa table avec cette sensation très désagréable de ressembler à la pire des idiotes. Mon rythme cardiaque s'était depuis longtemps mis en grève.

-Salut, dis-je avec la voix la plus ridicule du monde.

-Salut, me répondit-il avec la voix la plus sexy du monde.

Il avait un air légèrement amusé, et ce n'était pas pour me donner davantage confiance. Mais je décidais d'éteindre cette petite voix paniquée dans ma tête et de tenter le tout pour le tout. Aussi je tirais la chaise libre devant lui et m'installais dessus avec une nonchalance un peu trop étudiée. Je remarquais sur la table le journal d'aujourd'hui ouvert à la page des horoscopes, je m'en saisissais et lisais à voix haute :

- « Taureau. Santé : abstenez-vous de manger trop lourd, et évitez l'alcool. Amour : Ce n'est pas le bon jour pour entamer une relation. Ne croyez pas trouver derrière un flirt le grand amour, car vous serez déçu. »

Le bellâtre se mit à rire, et je l'imitais. C'est vrai que la situation était parfaitement ironique.

-Mince ! Râlais-je avec humour, il semblerait que les astres ne soient pas d'accord avec ma démarche. Qu'est ce que je fais? J'abandonne ?

-Voyons si nous avons moyen de contrer le destin, je suis bélier, me dit il avec un sourire à faire fondre la calotte polaire.

Je cherchais son signe sur le journal, puis reprenais ma lecture.

« Bélier, amour : La Lune en cet aspect vous sera très favorable. Ne soyez donc pas trop timide et allez de l'avant, c'est peut-être la chance de votre vie ».

C'est à peine si j'osais ramener mes yeux vers les siens, mais il le fallait bien.

-C'est plutôt encourageant ! Conclut-il en croisant ses deux bras musclés sur la table.

-Mon signe a toujours les pires horoscopes, remarquais-je, alors on devrait peut-être miser sur le tiens !

-Est ce que le mien me dit aussi d'éviter l'alcool ?

-Je ne crois pas, non, dis-je en vérifiant ma réponse.

-Parfait, alors je vais me chercher un verre. Est ce que je peux t'offrir quelque chose ?

Une pensée me traversa alors l'esprit, et je décidais d'observer un peu plus l'adonis qui attendait que je daigne lui répondre quelque chose. Il était grand, musclé, il ne portait pas de sweat-shirt à capuche, pas de pantalon à poches, mais une chemise, un jean, et une paire de mocassins... Mon Dieu ! Ce type avait clairement plus de 21 ans ! Et si la consommation d'alcool m'avait mis la puce à l'oreille, son allure venait de donner raisons à mes craintes. Mais la question autrement plus importante, c'était que devais-je répondre à son offre ? Avait-il conscience que je n'avais que 17 ans ? Certes, j'avais toujours fait plus vielle que mon âge, mais ma paire de converse en disait long... Sous la panique, mon cerveau fit un parallèle malsain avec la boisson préférée de mon père et je décidais de mentir effrontément.

-Un gin tonic !

Il se dirigeait vers le bar et j'en profitais pour envoyer des signaux d'alarme à Jacob qui me fixait depuis sa table, avec autant de surprise que si j'avais été le fantôme de Lady Diana.

-Mais qu'est ce que tu fais ? S'enquit-il en appliquant la technique imparable et ridicule du murmure crié.

-Bah je fais un golf ! Patate !

Qu'est ce que je faisais ? Il en avait de bonnes !

-Je ne parlais pas de lui !

Hein ? Pas lui ? Je baladais mes yeux dans la salle, puis me souvenais de la description que Jacob m'avait faite : un garçon, derrière nous, à gauche. À cet emplacement, il y avait bel et bien un jeune homme, sans doute du même âge que moi, qui tentait de dissimuler ses œillades, et ce n'était certainement pas le canon avec qui j'allais partager un gin-tonic !

-Merde ! Soufflais-je et Jacob partit d'un rire tonitruant, qu'il essayait d'étouffer avec beaucoup de difficultés.

C'était n'importe quoi, j'avais croisé son regard, et voilà, mon cerveau avait arrêté de fonctionner, c'est aussi simple que ça. Et c'était un signe, ce type était dangereux, et exactement le genre de mecs pour lequel on peut tomber gravement malade. Car l'amour et une maladie à cet âge, il vous dévore, et recrache votre carcasse une fois qu'il a digéré tout ce qui a de l'importance à vos yeux. Mais comme à chaque fois que votre organe cérébral vous gratifie de quelques bons conseils, votre organe vital lui, –et aussi un peu vos hormones d'ados – se charge de les ignorer avec soin. C'est en se faisant mal qu'on apprend à tomber. J'imagine.

Il finit par revenir avec deux verres, déposa le gin-tonic devant moi, s'installa de nouveau sur sa chaise, sans me quitter des yeux. C'était difficile d'évaluer si le malaise de le savoir beaucoup plus vieux que moi l'emportait sur l'euphorie de comprendre que je lui plaisais. Je ne savais pas grand-chose de lui, à commencer par son nom, mais c'était le première fois que je ressentais l'excitation normalement propre au flirt, et ce n'était pas désagréable. Comme s'il avait lu dans mes pensées, il se présenta soudain.

-Je m'appelle Edward, dit il avant de prendre une gorgée de son verre.

C'était un prénom rare, surtout pour quelqu'un de sa génération. Mais d'une étrange façon ça lui allait parfaitement.

-Moi, c'est Isabella, mais je préfère qu'on m'appelle Bella, expliquais-je.

Un rire soudain dévoila sa dentition parfaite, et je l'interrogeais du regard.

-Aucun prénom n'aurait pu mieux te convenir !

Je piquais un far monumental et il ne manqua pas de le remarquer. Aussi je décidais d'embrayer rapidement sur un autre sujet, et la gourde que je suis allait se mettre la corde au coup.

-Qu'est ce que tu fais dans la vie ?

Mise à part être un canon...

-De la musique, je ne vis que pour ça, depuis que je suis tout petit. Mais je suis conscient que vivre de la musique c'est un peu téméraire, alors j'enchaîne les petits jobs en attendant de terminer mes études, sans véritablement savoir où cela va me mener. Je sais que la plupart des gens entame de longues études avec le but précis d'en faire quelque chose, personnellement, j'étudie surtout pour le plaisir d'apprendre, malheureusement ça ne paye ni les courses ni le loyer...

-Je trouve ça tout à ton honneur, la culture et l'apprentissage sont des valeurs qui nous servent toute notre vie. Certes il faut gagner son pain, mais pas au détriment de la connaissance, je pense...

J'étais étonnée de me sentir si inspirée sur le sujet, en vérité, cela faisait longtemps que je n'avais pas parlé d'autre chose que des états d'âme de Jacob.

-C'est tout à fait ça ! Répondit Edward, tu vois, mes parents ne comprennent pas cela.. Ils rêvaient de faire de moi un médecin, comme mon père, et comme son père avant lui, et je suis devenu le paria de la famille. C'était un choix à faire...

Il avait l'air bouleversé et je lisais dans ses yeux que lui-même se demandait pourquoi il m'en parlait, à moi, parfaite inconnue. Il ne fallut d'ailleurs pas plus d'une seconde pour qu'il décide de passer à autre chose.

-Et toi, Bella, que fais-tu ?

L'entendre prononcer mon nom faillit me faire oublier que je me heurtais à un dilemme majeur. D'une certaine manière, plutôt technique, je ne lui avais pas encore mentit, concernant mon âge, car il ne m'avait rien demandé. Et nombreuses sont les filles mineures qui commandent des boissons alcoolisées par le biais d'un autre. J'avais le choix entre lui dire la vérité, que j'étais lycéenne, et risquer de le voir partir, ou je pouvais lui mentir, et c'était stupide, car le mensonge n'apporte jamais rien de bon. Mais il me fixait avec un regard si brûlant de curiosité, j'avais la sensation de l'intéresser, et rien n'était plus plaisant. Alors je craquais...

-Je fais des études de lettre moderne, en Californie. Je suis à Forks pour voir mon père...

C'est curieux la façon qu'on a de mentir, quand on est mauvais à ça, et j'entends par là, qu'on choisit toujours quelque chose de grotesque.

-Une littéraire, conclut-il sans cesser de me dévorer du regard et je tentais tant bien que mal de le soutenir, mais je me sentais divaguer à chaque fois que je m'y essayais. Qu'as tu l'intention de faire, lorsque tu auras terminé tes études ? Poursuivit-il.

-Oh, le chômage, comme tout le monde ! Blaguais-je et c'était la meilleure façon de sortir d'une situation comme celle-ci, l'humour, car très honnêtement, je n'avais pas la moindre idée de ce qu'on pouvait faire d'un diplôme de lettre moderne ! À mon grand soulagement, ça fonctionna et son rire mélodieux fit venir le mien, par contagion.

-Nous serons deux, alors !

Je goûtais mon gin-tonic, et c'était tout simplement imbuvable. L'amertume me fit plisser le nez, et heureusement, les hormones du mâle avaient pris le dessus chez Edward, et je le surprenais à reluquer un peu mon décolleté. D'une part il ne m'avait pas vu faire la grimace, et surtout, le voir m'examiner était la chose la plus sexy au monde. Même si très franchement, il n'y avait pas grand-chose à voir sous le t-shirt... J'avais compté sur la puberté pour remplir un peu mes soutien-gorges, mais c'était une malédiction chez les femmes de la famille Swan.

Edward me parla un peu de la musique, de ses études, de sa famille, il me posa des questions sur la littérature moderne, et j'y répondais aussi bien que possible, en tachant de le détourner des sujets où j'étais ignorante, mais outre ce détail, nous passions un moment très agréable. Il était intéressant, captivant, drôle, surprenant... Mais il était aussi gravement séduisant et gravement plus vieux que moi, et je comprenais rapidement à quel point il était au-dessus de mes moyens.

Je m'apprêtais à lui demander ce qu'il faisait à Port Angeles, car les conservatoires ne courent pas les rues ici, mais soudain je sentais mon portable vibrer dans ma poche. C'était un message de Jacob. Et oui ! Jacob ! Je ne pouvais tout de même pas le laisser seul trop longtemps, et même si j'aurai vendu père et mère pour parler ne serait ce que cinq minutes de plus avec Edward, Jacob avait déjà suffisamment peu de confiance en lui pour se sentir abandonné par une de ses seules amies.

-Je suis désolée mais je vais devoir partir, expliquais-je en terminant -avec difficulté- mon verre.

-Déjà ? Il était déçu et j'avais envie de hurler. Nous nous reverrons ?

Qu'est ce que je pouvais bien répondre à ça ? Je crevais d'envie de lui dire oui, mais je savais que ce n'était pas possible. Je ne pouvais pas le revoir, il découvrirait que je lui avais menti... Je devais me contenter d'apprécier ce moment, de chérir ce souvenir, car il avait rehaussé l'idée que j'avais de l'autre sexe, en me rappelant que l'adolescence ne dure pas toujours !

-Je ne pense pas... Je dois repartir en Californie demain, mentis-je avec la sensation d'enfoncer moi même un couteau dans ma poitrine.

-Je comprends... murmura-t-il, et il s'empara d'un bout de papier et d'un crayon dans son sac, et il y écrivit son nom et son numéro. Tiens, prends le quand même. Je suis ici pour quelque temps, alors si tu reviens dans les parages... Surtout n'hésite pas à m'appeler. Ça me ferait très plaisir.

Je déglutis avec peine, et le regardais comme on regarde un bébé chien derrière une vitrine. Je me sentais affreuse. Je m'emparais du papier avec beaucoup de lenteur, nos doigts se frôlèrent, et j'en frissonnais presque. C'était trop injuste.

Je me retournais brusquement, et rejoignais Jacob en lui faisait signe qu'il était temps de sortir. Il me suivit sans rien dire et bientôt nous franchissions la porte du bar. Je mourrais d'envie de jeter un regard par-dessus mon épaule, mais je me m'abstenais.

-Qu'est ce qui se passe ? Me demanda Jacob une fois dans l'habitacle de sa Chevrollet.

-Il voulait me revoir... Dis-je et j'étais consciente que ça n'avait rien d'une explication mais les mots se mélangeaient dans ma tête.

-Et... c'est une mauvaise chose ?

-Compte tenu du fait qu'il est majeur et qu'il pense que je fais des études de lettres modernes en Californie, oui, un peu...

Jacob me connaissait bien maintenant, et je crois que personne mis à part lui aurait pu se permettre de rire de cette situation, ou je me serais inévitablement vexée. Mais avec lui c'était différent. Il se mit à rire doucement pour ne pas me brusquer, et je sentais bien qu'il avait l'intention de marcher sur des œufs seulement c'était trop risible... Et je le réalisais moi aussi, alors je me mis à rire avec lui, et ça faisait beaucoup de bien.

-Mais enfin Bella, finit-il par dire entre deux éclats, qu'est ce qui t'as pris d'aller voir ce type ? Ça se voyait comme le nez au milieu du visage qu'il n'était pas de notre âge ! Je lui donne au moins 23 ans !

-Je ne sais franchement pas ce qui c'est passé, avouais-je, je me suis retournée, je l'ai vu, et instinctivement je me suis dirigée vers lui. Je suis une idiote !

Jacob me regarda droit dans les yeux, et c'était rare, aussi je sentais que ce qu'il avait à dire aurait de l'importance.

-Tu sais, ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu autant rire et sourire. Je pense que ça t'as fait du bien.

Quand Jacob disait « longtemps », il mentionnait avec politesse le départ de ma mère. J'avais conscience que son abandon m'avait changée. Avant, j'avais l'habitude d'être une fille joviale et rieuse. Mais depuis deux ans, j'étais devenue froide, taciturne et farouche.

-C'était très agréable oui, acquiesçais-je, je suis juste déçue à l'idée de ne pas le revoir...

-Il t'a donné son numéro, si j'ai bien vu, tu pourrais quand même essayer, ou tout bêtement lui dire la vérité ! Si le feeling est vraiment passé entre vous, peut être qu'il se fichera de ton âge !

-J'ai de gros doutes Jacob, l'effet lycéen boutonneux à tendance à couper l'herbe sous le pied...

-Tu n'as rien à perdre!

C'était vrai, d'un point de vu technique. Mais en vérité j'avais beaucoup à perdre. Je ne m'étais jamais autant sentie désirée, et je voulais garder ce sentiment. Je voulais croire que quelque part dans le monde, un garçon super se rappellera m'avoir rencontrée et trouvée à son goût. Pas qu'il s'était fait duper par une gamine...

-J'ai trop d'orgueil, éludais-je.

Et le sujet ne fut plus aborder.

Mais il n'allait pas rester dans l'ombre très longtemps. Le lundi qui suivit cet abominable week-end durant lequel je m'étais contentée de me lamenter en bouquinant des romans à l'eau de rose de seconde zone, l'excitation était palpable, dans les couloirs de Forks High School. Les filles chuchotaient entre elles avec ce regard de fouine qu'elles ont lorsqu'elles ont repéré une nouvelle paire de bottes qu'elles ne pourront jamais s'offrir. Je n'étais pas spécialement intéressée par les potins du lycée, mais je n'avais pas besoin de l'être, Jessica l'était suffisamment pour deux. Ou pour soixante.

-Tu l'as vu ? Me demanda-t-elle avec une voix dont l'effet immédiat fut l'acouphène.

-Qui donc ? Soupirais-je avec encore plus de dédain qu'à mon habitude.

-Le stagiaire !

-Non pas encore, mais c'est notre prochain cours. Pourquoi ? il arrive à lécher son coude sans se disloquer l'épaule ?

Ô doux sarcasme !

-Il est atrocement canon ! Du genre, combustion spontanée tu vois !

C'était donc ça ! Mais cette information, même délivrée de manière aussi subtile, n'avait aucun intérêt, j'étais bien trop amère ce lundi. Alors je laissais Jessica divaguer et pénétrais dans la salle de cours. L'information devint soudain, beaucoup plus importante, quand je découvrais Edward, debout, devant l'immense tableau aussi blanc que devait l'être mon visage.