Il y avait elle. Et puis le garçon de la maison d'en face. Il y avait eu la poursuite dans les champs. Et la folle amitié qui avait suivi.

A compter de ce jour-là, on ne les avait plus vu l'un sans l'autre. Inséparables, tout simplement. Ils allaient de pair. Marchaient côte à côte dans les rues du village, jusqu'à la petite école. Et traînaient le soir sur le chemin du retour, ne voulant plus se quitter.

Mais pour elle, il y avait surtout eu ce matin-là. Ce matin de juillet, où il était sorti de chez lui avec un air étrange sur le visage. Quelque chose clochait. Les meilleurs amis remarquent toujours ces choses-là.

Au début, il n'avait rien voulu lui dire. Durant la journée, son visage avait plusieurs fois exprimé une grande excitation puis une tristesse immense. Et ce n'est qu'au bout de quelques jours, à la tombée de la nuit qu'il cracha le morceau.

— J'ai... reçu une lettre, euh... d'une école.

— D'une école ? Pour la rentrée ?

— Oui. Mais c'est loin d'ici.

— Alors n'y va pas, répondit-elle, avec l'égoïsme attendrissant d'une petite fille de dix ans.

— On me laisse pas vraiment le choix.

— Tes parents ?

— Non. La lettre. Ou l'école, plutôt. C'est une école... spéciale.

— Spéciale ?

— Oui. Pour ceux qui sont différents.

— Différents ? Différents comment ?

— Disons que... ils ont trouvé que j'avais des capacités qu'ils proposent de développer.

— Des capacités qu'ils proposent de développer ? répéta t-elle. Quelles capacités ? Je m'entraînerai dur. Comme ça, je pourrais venir avec toi. Tu m'apprendras. Quoi que ce soit, je peux y arriver. Je ne veux pas qu'on nous sépare.

— C'est pas si simple, Abi, lui dit-il calmement.

— Mais pourquoi ? Explique-moi au moins !

— Je peux pas. Je suis désolé.

Depuis toutes les années qu'elle le connaissait, avec toutes les choses qu'elle lui avait fait faire, jamais il ne lui avait rien refusé. Elle ne comprenait pas.

— Je suis désolé, répéta t-il alors.

Elle releva la tête, et planta son regard dans le sien. Elle voulait lui faire passer tant de choses par ce lien invisible. Sa colère, son incompréhension, sa douleur. Le message dut passer car il baissa les yeux.

— S'il-te-plait, me fais pas la tête, Abi.

Elle ne répondit rien et fit mine de recommencer à avancer. Il attrapa son bras dénudé pour la retenir.

— Attends, Abi.

— Je suis désolée, Dean. Je pensais que... non laisse, je suis une imbécile.

— Dis pas n'importe quoi.

— Je pensais qu'on resterait toujours ensemble ! lâcha t-elle. Qu'on ne se quitterait pas, qu'on irait au lycée ensemble. Et quand on aurait été grands, qu'on aurait été voisins !

— On sera voisins, Abi. Je te promets. C'est juste pour quelques années.

Leur routes se séparaient là. Leur chemins aussi.

— Eh bien... bonne nuit, Dean.

Son ton était froid, cassant. Déçu. Il savait qu'elle parlait ainsi lorsqu'elle était frustrée et triste, il ne lui en tint pas rigueur. Il la comprenait. Mais il ne pouvait rien dire. La lettre était formelle sur ce point.

Abigail lui lança un regard indéchiffrable, des larmes au coin des yeux. Et dévala la pente douce qui menait à sa maison. Dean emprunta celle de gauche pour rejoindre la sienne. Il se sentait à la fois plus triste et plus léger qu'au matin. Abigail lui en voulait. Mais elle comprendrait. Elle comprenait toujours.

Ce n'était que pour quelques années, après tout.