"Oublie-le... Tu sais qu'il n'a que ce petit photographe en tête... Quel imbécile. Le préférer au chef de Baishe, qui dirige toute la pègre chinoise..." La voix, narquoise, cachait des propos bien sérieux, derrière son apparente désinvolture.
Ces mots lui ne étaient que trop familiers... Bien sûr; Mikhail lui servait à peu près le même discours à chaque fois que leurs chemins se croisaient. Désirait-il remuer le couteau dans la plaie? Ca ne lui donnerait probablement sa chance, mais le chinois reconnaissait qu'il avait au moins le mérite d'essayer... même si il aurait de loin préféré ne pas aborder ce sujet. Fei Long avait fait acte de repentance et évitait désormais autant que possible toute confrontation avec le trafiquant d'armes japonais qui l'avait obsédé pendant des années, et qui l'inquiétait encore par l'influence qu'il détenait sur lui. Mais au moins ne souffrait-il plus maintenant que d'une simple blessure d'amour-propre, et pas d'une masse informe de haine et d'amour refoulés.
Pourquoi était-il ici, dans un bar les plus select de Hong Kong, d'ailleurs? Ah oui, de nouvelles propositions à propos de cet acte de propriété du casino de Macao - qu'il n'avait jamais et n'aurait jamais l'intention de vendre... Pourquoi être venu, alors? Il ne savait plus... Ses idées commençaient à se brouiller; pourquoi s'obstinait-il à prendre un bourbon alors que lui et la plupart de ses partenaires d'affaires savaient qu'il ne tenait pas l'alcool?
Evidemment, Fei Long s'était douté, lorsqu'il avait reçu ce message de Mikhail, qu'il s'agissait sûrement encore d'un prétexte pour tenter de se rapprocher de lui, plutôt que d'une réelle proposition d'offre. De fait, ils avaient presque pas parlé de ladite offre depuis le début de la soirée, soit deux heures et demie plus tôt... Ce jeu du chat et de la souris durait depuis bientôt trois ans - où le mafieux russe, ironiquement, avait fait une déclaration au "chaton" qui venait de le ridiculiser au combat et qu'il avait, de toute évidence, sous-estimé...
"Laisse Asami et Takaba tranquille. Je n'ai que faire de ces deux-là. Il s'agissait simplement d'une affaire un peu personnelle entre Asami et moi. J'en avais assez qu'il se mette en travers de mes plans, sans rien sacrifier en retour..."
Pourquoi se justifiait-il? L'alcool était en train de le désinhiber; il fallait qu'il arrête de boire maintenant, ou il finirait par raconter ses secrets les plus intimes - y compris celui de sa rencontre avec l'homme d'affaires japonais. Mikhail n'était pas son meilleur ami, Mikhail n'était pas FIABLE; Fei Long savait que si l'occasion se présentait pour cet homme de le mettre dans son lit, il n'hésiterait pas. Jusque là, il avait toujours su décliner les propositions du jeune blond, mais aujourd'hui, les conséquences de la bataille pour le casino de Macao lui portaient sur les nerfs: il avait fallu se débarrasser du cadavre du traître, rassurer une partie de ses clients sur la sécurité après la fusillade qui avait eu lieu...Venir se soûler ici en compagnie de Mikhail Arbatov, membre de la pègre russe, n'était qu'un moyen pour lui d'éloigner ses pensées du désastre d'il y a une semaine, et de cette rencontre avec Asami, qui l'avait troublé - son amant, plus que tout; il faisait réapparaître des sentiments qu'il aurait aimé oublier... Comment, alors, diriger un groupe dont la violence et les affrontements, physiques comme mentaux, étaient le quotidien?
Il avait trop bu, et en était conscient. Montrer son côté vulnérable à Mikhail était dangereux, c'était tendre le bâton pour se faire battre... En dépit de cela, il avait baissé sa garde, et affichait une effrayante décontraction. Peut-être était-il déjà trop tard...
Le mafieux russe ne se lasserait décidément jamais de ce spectacle, dont il ne pouvait détacher les yeux. Liu Fei Long, accoudé au bar d'acajou, finissait son troisième verre de bourbon. Ses cheveux, tels de la soie, coulaient de manière fluide dans son dos et sur ses épaules. La tunique longue, noire, qu'il portait aujourd'hui, soulignait discrètement la fine musculature de l'homme le plus influent de Chine. Et ses yeux... Les joyaux d'un noir de jais restaient aussi provocateurs que d'habitude, immergés dans de sombres pensées, brûlant d'une douce flamme; une seule différence par rapport à d'habitude: ils étaient légèrement embués. Si on ajoutait à cela l'imperceptible rosissement des pommettes de Fei Long, et le léger avachissement de ses épaules, on pouvait en déduire qu'il ne serait probablement pas en état de rentrer seul ce soir...
Mikhail sourit doucement. Depuis qu'il s'était fait mettre une raclée par ce qu'il avait d'abord vu comme un simple - mais néanmoins superbe - paravent pour les chefs de Baishe, il s'était attaché à ses rencontres avec ce jeune homme aux traits fins, et l'avait souvent défié - il n'avait d'ailleurs jamais vraiment gagné au corps à corps... Ce qui au départ n'était qu'une simple distraction s'était peu à peu changé en une étrange affection. Et maintenant, il ne se retenait qu'avec peine de prendre le jeune chinois de force, là, contre le bar. Tout ce qui lui permettait de rester calme était de penser que s'il faisait cela, il risquait un conflit international, et surtout que Fei Long ne s'en souviendrait pas vraiment - ce qui, pour un séducteur comme le jeune Arbatov, était tout à la fois inacceptable et inconcevable.
"J'ai assez écouté tes bêtises, je n'aurais même pas dû venir, si l'offre n'était qu'un prétexte..." La voix était faible, mais assurée. Mikhail répondit avec empressement: "Tu n'es pas en état de rentrer seul, tu ne tiens même pas debout..." - ce qui était probablement la vérité, connaissant Fei. "Je vas appeler Yoh pour qu'il passe te chercher - avant que tu ne t'écroules", ajouta-il dans un sourire. "Tente de reprendre tes esprits en attendant..." Il n'eut pas à le dire deux fois; déjà le regard de l'héritier des Liu s'éloignait du cadre et de la situation présents.
Mikhail composa rapidement un numéro et attendit d'entendre la tonalité.
Il était deux heures trente-quatre lorsque sortirent du Bai Luan (nda: le Lotus blanc) un jeune homme blond aux yeux bleus et perçants, l'air encore sobre, soutenant un asiatique tout aussi jeune et beau, passablement saoul. Ils retinrent d'ailleurs l'attention des quelques badauds encore présents dans les rues, qui pourtant, intimidés, osèrent à peine leur jeter un regard.
Une voiture noire était venue à leur rencontre; Mikhail déposa Fei à l'intérieur, avec douceur. Ce dernier n'était même plus vraiment conscient, sa poitrine se soulevant dans un rythme mesuré, qui s'apparentait à celui du sommeil. Sa tête dodelinait doucement au fur et à mesure que Mikhail l'installait dans la voiture. Ses yeux, eux, tentaient de rester alertes, mais ne parvenaient qu'à faiblement s'entrouvrir, jetant un regard interrogateur sur celui qui le maintenait, de son étreinte. Un Fei Long sans défense, c'est ce qu'il attendait depuis des années; pourtant, il avait l'intuition que ce serait une mauvaise idée de l'attaquer maintenant et qu'il vaudrait mieux ne rien tenter contre lui...
