Léonardo détestait quand leur père s'absentait. Ce n'était pas exactement parce que Léo n'arrivait pas à se faire respecter aussi bien de ses frères lorsque leur Sensei n'y était pas. Les trois plus jeunes Hamato obéissaient à ses consignes relativement facilement. C'était le climat qui changeait imperceptiblement dans le repaire qui causait ce malaise persistant chez l'ainé. Il ne savait ce qui l'indisposait davantage. Tout d'abord, il y avait Donatello qui prenait des notes sans arrêt, dans un grand cahier à anneaux rouge, jetant des regards d'anthropologue observant les mœurs d'une tribu sauvage et se trouvant toujours dans la même pièce que Léonardo, le scrutant d'un œil critique. Puis, il y avait Michelangelo, qui ricanait sans arrêt, se frottant les mains, lançant des regards complices à des comparses invisibles. Léo vivait dans l'expectation de toujours recevoir un seau d'eau usé sur la tête, ce tour enfantin étant récurrent chez le plus jeune. Et, pour terminer, il y avait Raphael qui de tous, Léo décida, avait le comportement le plus troublant. Toutes les occasions lui semblaient profitables pour entrer dans l'espace vital du jeune chef et tenter de provoquer un conflit sans aucun élément déclencheur hormis l'existence même de Léonardo. Léo avait beau tenter de l'éviter par tous les moyens et lorsque c'était irréalisable, d'être le plus conciliant possible, il n'y avait rien à faire. Même l'humeur pacifique de Léo ne semblait changer quoi que ce soit dans l'attitude de bête fauve de Raphael. Il suffisait simplement que Léonardo entre dans une pièce pour que Raphael flambe comme de l'étoupe. Ce climat fragile lui mettait les nerfs à vif, chacun de ses frères semblant dans l'attente d'un évènement inconnu du leader. Et si quelque chose l'indisposait c'était justement l'inconnu. Il ne pouvait prévoir une stratégie efficace contre des suppositions et des pressentiments. De plus, il se sentait stupide de ne pas être en mesure de comprendre ni de régler la situation. Il n'en n'avait pas parlé à leur père, car cela n'étant arrivé que deux fois précédemment, cela pouvait n'être que l'effet du hasard ou un produit de l'esprit angoissé par l'absence de Splinter de Léo. Mais le fait était que leur père était de nouveau parti et que la situation dès qu'il fut hors de vue, s'était réinstallée. Moins d'une heure après le départ de Splinter, Léo se sentait comme Alice installée entre le chapelier fou (Donnie)et le lièvre de Mars (Mikey), avec l'épée de Damoclès de la Reine de Cœur(Raphael) au-dessus de la tête. Il se sentait tellement oppressé que même la méditation ne lui était d'aucun recours, sachant que Donnie l'espionnerait, que Mikey rigolerait dans son dos et que Raph pouvait lui tomber dessus à bras raccourcis à n'importe quel moment.

Léo ne pouvait même pas se reclure dans sa chambre toute la journée comme il avait envie de le faire. Il était responsable de ses jeunes frères et devait assurer le bon fonctionnement de la maison, s'assurant que tous complètent leurs tâches et soient à l'entrainement, et la protection du clan, si une intrusion ou une menace advenait. Mais avec l'esprit si tourmenté, il ne pouvait accomplir parfaitement son devoir, n'arrivant pas à conserver sa concentration et sa maitrise de soi légendaires. Toutes les interrogations de Léo étaient balayées du revers de la main par les trois frères, chacun prétendant que tout était dans la tête impressionnable de Léonardo. Chacun avait également prétexté avoir le plus grand respect pour leur aîné et sa position. Bon, Raph ne l'avait pas fait, ce qui aurait été le comble de l'étrangeté s'il l'avait prétendu, selon Léo, mais il avait marmonné quelque chose comme que Fearless devait déjà se sentir privilégié qu'il l'honore assez pour ne pas lui casser la mâchoire, car il ne se laisserait pas contrôler de cette façon par un autre imbécile.

Leur père n'avait quitté que depuis la veille et Léo se trouvait déjà au bord de rupture, les nerfs tendus par l'agressivité inexpliquée de Raphael, les plans machiavéliques en devenir de Mikey et la passivité intéressée de Donatello.

Ils étaient à table quand il craqua :

-J'abandonne, inutile de nier : vous me cachez quelque chose ! Vous agissez tous les trois comme si vous complotiez un mauvais tour dans mon dos ou partagiez un secret dont vous me laissez ignorant. Je ne suis plus votre dupe et j'exige de savoir ce qui se passe.

Aussitôt, Donatello prit son carnet et nota fébrilement une quelconque observation qu'il venait de faire. Mikey sourit à pleine dents et Raphael projeta son verre contre le mur.

-Arrête de faire le paranoïaque, Léo ! Nous t'avons déjà dit que tu exagérais ! Dès qu'il n'y a plus les bottes de Sensei à lécher, on dirait que tu ne sais plus quoi faire, hormis t'imaginer de vagues complots ! L'oisiveté ne te vaut rien ! Je n'ai aucun secret, entends-tu ? Aucun ! appuya rageusement Raphael. Si ces deux bozos ont quelque chose à cacher, je n'ai absolument rien à y voir.

-Raphael, c'est la troisième fois en un an que Sensei s'absente pour sa retraite méditative. C'est la première année qu'il nous quitte, et je crains qu'il le fasse plus souvent, car tu ne peux le nier, à chaque fois qu'il part, ton agressivité vis-à-vis de moi augmente de 3 bons échelons.

-D. Note cela, il y a augmentation de trois échelons sur l'échelle Raphael quand Sensei n'y est pas., interrompit avec un enthousiaste délirant, Mikey.

Avec des hochements de tête approbateurs, Don continuait à prendre des notes à un rythme effréné, se caressant en même temps le menton, plongé dans des réflexions inconnues.

-Donnie, je dois savoir : est-ce que tu donnes une quelconque drogue euphorisante à Michelangelo pour en tester les effets ? Tu sais que c'est immoral de te servir de ton frère comme cobaye ? Je me fous que cela fasse avancer la science !

Les deux tortues concernées étaient à deux doigts de se pâmer de rire, sous l'œil sombre de Raphael, muet, augmentant l'inquiétude et la frustration chez la tortue en bleu.

-Donatello, tu l'auras voulu ! s'exclama, exaspéré, Leonardo en saisissant au vol le cahier. Je veux savoir ce qu'il y a de si intriguant pour qu'à chaque fois que Sensei n'y est pas, tu passes ton temps le nez dedans. Qu'observes-tu au juste de fascinant quand il n'y a que nous quatre ici ?

A son grand étonnement, Donnie ne fit rien pour récupérer le cahier ni n'éleva la moindre objection. Il se contenta de croiser les bras et de continuer à scruter Léo avec la jubilation de Marie Curie sur le point de découvrir le plutonium. Mikey sembla être dans un pur état d'exaltation, portant les mains à sa bouche et se levant à demi de sa chaise, comme pour mieux profiter d'un spectacle étonnant, mais Raphael démontra une telle fureur qu'il arracha vivement le cahier des mains de Léo et le plongea dans l'évier débordant d'eau savonneuse, rendant les notes illisibles.

-Tu vois bien Donnie que ton comportement de savant fou fait flipper Léonardo ! Cela a assez duré, Darwin en herbe ! Tu vois, Léo plus de problèmes ! Donatello va se trouver un autre passe-temps, n'est-ce pas, Donnie ? Comme par exemple, pratiquer ta défense avec moi au Dojo ? Arrête de rigoler comme un attardé Mikey, termina Raph en claquant le derrière de la tête du cadet.

Léo regarda successivement ses trois frères. Donnie n'avait pas l'air le moins du monde irrité d'avoir perdu son cahier de notes, pourtant noirci de plus de la moitié, souriant à pleine dents et passant un commentaire sur comment il était dommage que l'humanité ne puisse jamais lire cette thèse unique. Mikey semblait trouvé la situation hilarante, comme si tout cela n'était qu'une bonne blague. Raphael avait quant à lui quitté la cuisine en trombe, courroucé, en direction sûrement du Dojo, où il pourrait se défouler tout son content. Donnie et Mikey se jetait des coups d'œil peu discret en cachant de façon aussi peu subtil leur sourire derrière leurs mains, devant un Léonardo ébahi et intrigué.

Malgré les réflexes rapides de Raph, Léo avait eu le temps de lire le sujet sur lequel portait les « recherches » de Donatello. Plus il y songeait, plus il se disait qu'il avait dû mal déchiffrer l'écriture de Don, car ce qu'il avait lu n'avait aucun sens.

Parade nuptiale chez les tortues mutantes, se répéta mentalement Léonardo. En quoi cela nous concerne-t-il ?