Avertissement :

Pour écrire cette histoire, j'ai dû jouer avec le temps. L'action se déroule tout juste après le retour de Bilbon en Comté. Normalement, les événements incluant Frodon et Sam Gamegie auraient dû venir beaucoup, beaucoup plus tard pour respecter la chronologie officielle.

J'espère que vous ne m'en voudrez pas d'avoir triché !

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- Tu es un bon garçon, balbutia Bilbon Sacquet d'une voix faible. Et moi je suis très égoïste, vois-tu. Oui c'est vrai, je suis très égoïste...

La fête battait son plein. C'était une belle nuit d'été et la Comté tout entière paraissait s'être rassemblée là. Les gens riaient, mangeaient et buvaient, dansaient...

Le seul qui ne s'amusait pas était celui qui aurait dû être le roi de la soirée, puisque c'était son anniversaire que l'on célébrait ainsi en grande pompe. Bilbon avait beau sourire à ses invités et s'efforcer de faire preuve de cordialité, en réalité il était lugubre.

- Je ne sais pas pourquoi je t'ai recueilli après la mort de ta mère et de ton père, poursuivit-il à l'intention de son neveu (son petit cousin, en réalité), mais ce n'est pas par charité...

Bilbon était sincèrement attaché à Frodon. Et il lui était tout aussi sincèrement reconnaissant. A quelques heures de son départ définitif, bien que seul Gandalf soit au courant de ses projets, il aurait voulu dire la vérité au jeune hobbit, d'une part parce qu'il pensait ne jamais le revoir après ce soir et ensuite, d'une certaine manière, pour se faire pardonner de le quitter ainsi qu'il s'apprêtait à le faire. Il aurait voulu lui avouer les raisons très personnelles qui l'avaient poussé, plusieurs décennies plus tôt, à l'adopter et à en faire son légataire universel. Il aurait voulu lui dire que l'âge venant, ses anciens démons se réveillaient et qu'il allait partir pour retourner vers son passé. Il aurait voulu également dire à Frodon combien il l'aimait et combien il lui était redevable, pour sa gentillesse et sa spontanéité, pour toutes ces années partagées, pour sa simple présence, qui avait redonné un sens à sa vie après les drames qui l'avaient endeuillé autrefois…. Mais les mots se bloquèrent dans sa gorge et il bredouilla seulement :

- Non, je crois que de tous ceux de ma nombreuse famille, tu étais le seul qui avait vraiment de l'esprit.

Frodon le regardait avec une inquiétude grandissante et Bilbon coupa court à la conversation, avant de s'enfoncer davantage. Il ne niait pas avoir adopté Frodon par égoïsme, néanmoins, quelle piètre raison venait-il de lui donner là ! Quel pitoyable mensonge !

Il s'éloigna en hâte et, tandis que la fête battait son plein, il s'en alla s'asseoir, anonyme, à une table à l'écart. Soudain, tout cela lui pesa terriblement. Cette fête d'anniversaire, si grandiose qu'elle soit, lui parut terriblement, insupportablement superficielle. Il fut dévoré de l'envie de glisser son anneau à son doigt et de partir tout de suite, sans se retourner.

- Non, non, se dit-il à lui-même. Pas tout de suite. Ce sera bientôt terminé.

Et puis il ne voulait pas gâcher l'effet de surprise qu'il préparait, en disparaissant purement et simplement devant les yeux de ses invités. Allons, encore une heure ou deux et il prendrait la route. Il retournerait vers un passé qui le hantait. Il honorerait une invitation qui lui avait été adressée... des décennies plus tôt ! Fondcombe... oui Fondcombe serait le lieu idéal où finir ses jours. Mais avant cela, le vieux hobbit comptait effectuer une sorte de pèlerinage. Refaire la route qu'il avait parcourue autrefois, jusqu'à son terme : la Montagne Solitaire. Il lui semblait que cela lui était nécessaire pour boucler la boucle et trouver enfin la paix.

La paix... voilà ce que Frodon lui avait apporté. Il n'avait que huit ans quand ses parents s'étaient noyés et il en avait presque neuf lorsque Bilbon avait décidé de l'adopter. Beaucoup avaient trouvé que c'était une très belle action de sa part. Certes, le propriétaire de Cul-de-Sac avait élevé l'enfant de son mieux, s'était sincèrement attaché à lui et fait tout son possible pour que Frodon non seulement ne manque jamais de rien mais encore puisse s'épanouir et être heureux.

Certes.

Mais il s'était surtout servi de lui pour éloigner les noirs démons qui le tourmentaient. Pour éviter de devenir fou en se rongeant de remords, de regrets, de chagrin... pour ne pas se perdre dans une culpabilité dont il ne parvenait pas à se défaire, qu'elle soit justifiée ou non, et qui le dévorait vivant.

Tirant sur sa pipe d'un air lugubre, Bilbon laissa ses pensées le ramener loin, très loin dans le passé, lorsqu'il était revenu en Comté après la grande aventure de sa jeunesse.