Assise dans le bureau attenant à ses appartements, Saphir écoute d'une oreille distraite ce que lui raconte le docteur Laudanum, son précepteur. Elle pense en réalité à la revue de la garde qu'elle va devoir effectuer après sa leçon, mission qui lui tien particulièrement à cœur. Malgré la défaite de l'union X et la révélation de sa véritable identité, Saphir n'entend pas pour autant abandonner les fonctions qui sont siennes depuis sa naissance. Le roi son père n'a-t-il pas amendé la loi à cet effet ?
Prenant tout à fait conscience de son peu de succès auprès de son élève, le docteur Laudanum s'écrit d'une voix qui se veut autoritaire :
« Votre Altesse, pouvez-vous me répéter ce que je viens de dire ? »
Sans se démonter devant l'air sévère de son précepteur, Saphir lui adresse son plus radieux sourire et réplique avec un naturel déconcertant :
« Hé bien…j'avoue que non, docteur. »
Le pauvre professeur lève alors les yeux au ciel et proteste :
« Mais enfin, Altesse, j'essaie de vous inculquer les rudiments du comportement que doit avoir une princesse en public ! Faite un effort ! La cérémonie de présentation doit avoir lieu dans une semaine ! »
En effet, après plusieurs semaines au cours desquelles la famille royale s'est employée à réparer au mieux les dégâts générés par l'union X , le roi du royaume d'argent a décidé de présenter officiellement sa fille comme princesse et seule héritière du trône. Le monarque entend par là restituer à sa fille sa pleine identité et l'introduire comme futur interlocuteur de ses voisins et alliés. Mais telles ne sont pas les seules raisons de la démarche…
« Cette cérémonie est très importante pour le royaume, et votre auguste père y tient beaucoup. Vous serez officiellement présentées aux princes et dignitaires des royaumes voisins. »
« Quel intérêt ? réplique la princesse sur un ton moqueur, tout le monde me connait et sait que je suis une fille ! À quoi bon ? »
Le bon docteur ne peut nier la pertinence de la remarque et décide donc de révéler à Saphir le véritable but de la manœuvre.
« En réalité, comme vous le savez, princesse, votre destin est de devenir reine…. »
« Oui… »
« Eh, bien, il faut vous y… hum…préparer. »
Saphir fronce les sourcils et considère le docteur d'un air interrogateur :
« En faisant la révérence ? »
« Non, princesse, reprend le savant, un peu gêné, mais en tant que reine, il vous incombera de donner un héritier au trône. Pour se faire , il vous faut un époux, et la cérémonie de présentation… »
Sans laisser à Laudanum le loisir de poursuivre, Saphir a bondi de son siège, mettant d'instinct le poing sur la garde de son épée :
« Non, vous ne m'imposerez personne ! C'est hors de question ! »
Laudanum a un geste apaisant, et reprend :
« Mais bien sûr que non, Votre Altesse, justement, c'est à vous de choisir qui vous allez épouser…entre plusieurs partis soigneusement sélectionnés, bien sûr ! »
« Qui sont-ils ? demande la princesse, toujours inquiète. »
Cette fois-ci, c'est au précepteur de prendre un air courroucé et de répliquer :
« Vous le sauriez, Votre Altesse, si seulement vous aviez pris la peine de m'écouter ! Vous êtes d'une telle impertinence ! »
Sincèrement peinée d'avoir contrarié le vieil homme qui ne fait que remplir son office du mieux qu'il le peut, Saphir lui adresse un radieux sourire ainsi que son regard le plus séducteur :
« Je vous demande pardon, Docteur. Voyons donc cette liste, si vous le voulez bien. »
Satisfait d'avoir obtenu satisfaction, et séduit par la jeune princesse qu'il aime tendrement depuis sa naissance, le savant déroule un long parchemin avec solennité et commence à lire :
« Et bien, seront présent le prince Richard, du royaume belliqueux, le prince Edouard, du royaume de Tazmanie, le prince Thibault, du royaume d'or, le…. »
A la seule évocation de son bien-aimé, les yeux de Saphir s'écarquillent et elle s'écrie :
« Le prince Thibault sera présent ? »
« Bien sûr, Votre Altesse, rétorque Laudanum comme s'il s'agissait de la chose la plus évidente au monde, je suis même en mesure de vous dire qu'il représente à mon sens le parti le plus avantageux. Le royaume d'or est voisin du nôtre, et notre allié naturel. L'union des deux royaumes permettrait d'assoir nos positions et de maintenir une paix durable dans…. »
Mais Laudanum parle dans le vide, car Saphir semble maintenant plongée dans une profonde rêverie, à mille lieues du bureau tendu de velours rouge. Opiniâtre, le précepteur poursuit cependant :
« Mais il vous faut quand même apprendre toute la liste, Votre Altesse ! »
« Oui, oui…bien sûr. »
« Et consentir à essayer votre robe ! Vous n'allez tout de même pas recevoir nos hôtes vêtue en paladin ! »
« Bon, je ferai tout ça pour vous faire plaisir, Docteur ! »
Comme Laudanum va reprendre la parole, un page fait cérémonieusement son entrée dans le bureau et déclare :
« Votre Altesse, le prince Thibault du Royaume d'Or demande à vous voir ! »
Sans répondre quoi que ce soit, et en bousculant presque le pauvre page dans sa précipitation, Saphir se rue hors de la pièce et dévale à califourchon la rampe de l'escalier qui mène au vestibule de ses appartements et atterrit finalement ….sur Thibault, faisant tomber ce dernier à terre .Ce dernier se relève en souriant et dit :
« Bonjour Saphir ! Je suis très heureux de te voir. »
En rosissant très légèrement, la princesse rend son salut au prince qui poursuit :
« Je suis enchanté de voir que tu ne perd rien de ta spontanéité . »
Puis il ajoute sur un ton plus sérieux :
« Tu m'as beaucoup manqué, tu sais. »
Si les paroles de Thibault restent neutres, son regard, en revanche, est des plus éloquents et Saphir le gratifie en retour d'un radieux sourire, plongeant ses yeux bleus sombres dans les prunelles claires du prince. Puis, désireuse de sortir de l'atmosphère confinée du château, elle invite le prince à se promener dans les jardins, profitant ainsi du radieux soleil qui brille au dehors. Un long moment, les deux jeunes gens marchent côte à côte sans dire un mot, mais Thibault a pris la main de Saphir dans la sienne, signe fort explicite d'attachement au vue de leurs situations respectives. Enfin, Saphir prend la parole :
« Au fait, as-tu reçu ton invitation pour la cérémonie de la semaine prochaine ? »
« Bien sûr, répond le prince. Quel ennui de devoir se rencontrer dans ces conditions, au milieu de centaines de courtisans et de dizaines de paons enfarinés ! »
« Ah, tu trouves ? répond la princesse dans un sourire énigmatique. Moi je considère que c'est plutôt intéressant, pour une fois… »
Thibault réplique malicieusement :
« Je t'accorde que le fait de te voir enfin dans une jolie robe a quelque chose de très séduisant. Mais c'est tout. »
« Tu es si gentil ! répond Saphir, rouge de plaisir. Mais en fait, Laudanum vient de m'expliquer que cette cérémonie a un but très précis. »
« Lequel ? demande Thibault, intrigué. »
Sûre que son explication va ravir le prince autant qu'elle, Saphir commence joyeusement :
« L'objet de tout cela est de me permettre de choisir un époux parmi les prétendants possibles ! Je serai en toute logique fiancée la semaine prochaine ! »
Saphir n'a pas pris la peine d'ajouter avec toi, par pudeur, mais également car cette précision lui semble évidente. Pourtant, tel ne semble pas être l'avis de Thibault. En effet, le regard clair du prince est devenu dur comme l'acier et il lâche sèchement la main de Saphir.
« Et bien félicitations ! Je pense finalement ne pas être là pour congratuler l'heureux élu ! »
« Mais Thibault…proteste Saphir, ébahie. »
« Oui, je m'en voudrait de venir troubler une si belle journée ! »
« Ne fais pas l'idiot, enfin ! proteste Saphir, ne sachant que répondre. »
« D'ailleurs, j'allais partir à l'instant. Je n'ai rien à faire dans un royaume dont la princesse m'aime si peu qu'elle me met sans scrupules à égalités avec trente bellâtres sans cervelle ! Adieu Saphir, je te souhaite beaucoup de bonheur avec ton prince consort ! »
Sans laisser à Saphir le temps de répondre, Thibault saute sur son cheval et s'éloigne au galop vers son propre royaume.
