TROI S MARIS ET UN ENTERREMENT

I- REUNION DE FAMILLE

Betty était courbée sur son massif de fleurs, agenouillée sur sa pelouse aussi propre et net qu'un terrain de golf. Elle s'occupait délicatement de ses hortensias quand un bruit de moteur lui fit lever les yeux et se retourner vers Main Road. Elle connaissait le bruit de toutes les voitures de Midsomer Worthy, et ce bruit-là ne lui était pas familier. À 80 ans passé, elle se vantait d'avoir les oreilles les plus fines de toute la rue, si ce n'est du village entier. Elle vit une voiture de sport noire lui passer sous le nez, traverser la place pour s'engouffrer à toute vitesse entre les grilles qui menaient au manoir Worthington. Ça ne lui plaisait pas. Oh non. Ça n'annonçait rien de bon. Elle abandonna son massif, s'essuya les gants sur son tablier avant de refermer la grille de sa propriété, pour se diriger vers la maison voisine. Là, une autre énorme voiture, une Bentley rutilante, passa tout à côté d'elle alors qu'elle franchissait la grille de la propriété de Glenda, sa voisine, elle aussi âgée de plus de 80 ans, avait une vue des plus perçantes. Elle referma le portillon identique au sien avant d'aller frapper à sa porte. Ça n'annonçait décidément rien de bon. Oh non.

Ben Jones raccrochait le téléphone, pour la quatrième fois de la matinée. Non seulement il avait l'impression d'avoir perdu son temps, mais en plus, il allait devoir en parler au chef. Il maudit le jour où il avait laissé sa carte à Betty Woodrow. Cette vieille chouette s'était depuis lors fait un devoir de l'appeler au minimum une fois par semaine pour lui signaler la moindre infraction à la loi ou le plus petit comportement « louche » qui pouvait se produire sous ses yeux. Le problème, c'est qu'elle habitait sur la grande place de Midsomer Worthy, et qu'elle avait dans son champ de vision le pub, tous les commerces et le manoir Worthington. Rien ne lui échappait, ni à elle, ni à sa voisine, une autre vieille bique, Glenda Grady. Personne ne pouvait bouger une oreille à Midsomer Worthy sans qu'elles ne le sachent. Ben Jones soupira, s'étira sur son fauteuil, quand John Barnaby franchit le seuil du bureau.

Déjà fatigué, Jones ?

Non, Monsieur, répondit-il, en se redressant promptement. C'est juste la vieille Betty Woodrow de Midsomer Worthy. Elle m'a appelé quatre fois ce matin, pour me signaler, je cite « qu'il y allait avoir du grabuge » au manoir Worthington. Ah cette vieille...

Il retint un juron, devant son patron, qui s'assit face à lui.

Et qu'est ce qui fait croire à la vieille Betty Woodrow qu'il va y avoir du grabuge ?

Les Worthington Monsieur. Une réunion de famille, pour l'anniversaire de Diane Worthington. Elle dit qu'ils sont tous revenus au village pour la fête, et que ça, je cite encore « n'augure rien de bon, ça non ».

Il se passa la main sur le visage de lassitude.

Diane Worthington ? Ne serait-ce pas cette splendide actrice des années soixante ? Celle qui a joué dans Retour de flammes en enfer ? Si je ne me trompe pas, elle en est à son troisième mari... Teddy Worthington.

Sans doute, chef. Je ne suis pas aussi calé que vous en vieux films.

Vieux ne veut pas dire mauvais, Jones, sourit John Barnaby. Et pourquoi il y aurait à craindre là bas, je ne comprends pas ?

C'est un peu la légende locale de Midsomer Worthy. Enfin, ce qui a marqué les gens, c'est comment le manoir a en partie pris feu lors d'une soirée d'anniversaire de Diane Worthington, il y a une vingtaine d'années, à la suite d'une bagarre générale. Dire qu'ils ne s'entendent pas est un euphémisme. Depuis, les gens se méfient, quand ils sont tous réunis. Et c'est vrai qu'ils ne l'avaient pas été depuis... ça doit être depuis cet anniversaire-là.

Tous ensemble, à nouveau ?

Je crois bien, chef. Du coup, la vieille Woodrow s'agite derrière ses fenêtres.

Je vois.

Que fait-on, chef ?

Nous allons leur rendre une petite visite, Jones.

Mais à quel titre, chef ?

À titre préventif, Jones.

Ben Jones conduisait tranquillement quand une petite vieille vint se mettre en travers de la route. Ils n'étaient qu'à quelques mètres des grilles du manoir. C'était Betty Woodrow. Sur ses talons, Glenda Grady. Ça ne l'étonnait pas plus que ça. Il freina d'un coup sec et retint un coup de klaxon. Barnaby lui lança un regard de remerciement et ouvrit sa fenêtre. Les deux voisines s'empressèrent de s'y appuyer.

Qui êtes-vous, vous ?

Inspecteur John Barnaby, mesdames, pour vous servir. Je crois que vous connaissez déjà le sergent Jones.

Elles restèrent silencieuses un instant à se regarder très sérieusement.

Bien. Vous faites bien de venir, inspecteur. J'ai croisé Amelia, la cuisinière du manoir. Elle partait en bicyclette pour aller acheter des légumes. Elle m'a dit – nous a dit – la coupa Glenda, qu'il y avait du grabuge.

Ça commence, dit sombrement Glenda, en hochant la tête.

Et on ne sait pas quand ça va se finir, lui répondit Betty. En tout cas, inspecteur, vous devez aller les calmer. On ne sait que trop bien de quoi ils sont capables, dans cette maudite famille.

Nous sommes là pour ça, mesdames, fit-il avec un sourire poli. Il savait s'y prendre avec les vieilles chouettes, songea Jones, qui rongeait son frein à côté de lui.

Bien. Repassez donc prendre le thé en partant, messieurs.

Nous n'y manquerons pas, fit-il en les saluant.

Elles ôtèrent enfin leurs mains de la portière, les laissant avancer.

Je vous comprends mieux, Jones.

Je vous l'avais bien dit, chef.

La voiture des policiers s'arrêta devant l'entrée du manoir, après avoir roulé au pas quelques centaines de mètres dans le parc. À la droite de l'aile du manoir, à l'abri dans le garage ouvert, une Bentley et une Lamborghini. Une vieille Aston Martin complétait le tableau. Jones eut un sifflement appréciateur. Seul le vieux tout terrain Land Rover aurait pu avoir l'air dépareillé. Encore que. Ce devait être la voiture pour la chasse. « Eh bien... ils savent vivre, ceux de la haute ! » lança Jones. Un jeune homme, jusque là dissimulé à leurs regards, sortit de l'Aston Martin, vint leur serrer la main. Il avait tout du jeune qui s'est enrichi grâce à la technologie : la montre connectée, les écouteurs sans fils, avec une tenue décontractée mais de grandes marques. Pantalon cargo et mocassins usés, t-shirt et cardigan hors de prix. Surtout, une barbe soigneusement taillée et une coupe de cheveux entretenue.

Robbie Swann. Je suis le fils de Catherine, la sœur de Diane. Sœur numéro 3. Les maris sont au bord de la rivière à pêcher Dieu sait quoi, dit-il en désignant du menton la pelouse qui allait vers le petit cours d'eau boisé en contrebas. Suivez les cris, vous devriez tomber sur elles, fit-il en les enjoignant à entrer dans le manoir. « J'attends un coup de fil des Néerlandais. Oh, allô ? »

Il s'éloigna, absorbé par sa conversation, s'assit sur le capot de l'Aston Martin. Visiblement, c'était la sienne.

Swann ? Comme...

… l'entreprise Swann. On est passé devant, à l'entrée de Midsomer Worthy. Ils font des meubles de luxe. Grand luxe. Des contrats européens, on dirait bien, conclut John Barnaby, en s'arrêtant dans le hall du manoir. Un grand escalier menait au premier étage, un lustre énorme pendait à une chaîne. Des tableaux encombraient les murs. « L'arbre généalogique, sans doute », ajouta-t-il.

Comme l'avait prédit Robbie, ils n'avaient qu'à suivre les cris, qui venaient du grand salon. Il y eut un bruit de porcelaine brisée. La pièce était aménagé avec goût, et surtout luxe. Une large cheminée dominait la pièce rectangulaire. Des canapés étaient disposés stratégiquement, avec quelques fauteuils. Un piano à queue trônait au bout de la pièce. Les fenêtres étaient immenses, et donnaient sur le domaine. Les deux policiers s'attendaient à trouver plus de monde, compte tenu du vacarme. Il n'y avait que trois femmes, qui se hurlaient dessus, à côté de la cheminée. Un vase avait été fracassé par terre.

Oh pour l'amour du ciel, Esmée, n'en fait pas toute une histoire !, clamait la plus âgée des trois.

Comment ça, toute une histoire ? Tu viens de me traiter de ratée ! Fit la deuxième.

Ce que tu es, non ? Répondit la plus jeune des trois, avec mesquinerie.

Elles se turent lorsqu'elles remarquèrent les policiers.

Et vous, qui êtes vous ? Lança la deuxième.

Ça ne se voit pas ? Ce sont des policiers, très chère, fit l'aînée, qui navigua avec grâce jusqu'à eux, un verre de whisky à la main. Elle leur tendit son autre main cérémonieusement. Jones sentit chacune des bagues à ses doigts.

Inspecteur chef Barnaby, et voici le sergent Jones, en effet, nous sommes policiers.

Oh, c'est encore les deux vieilles commères qui vous ont envoyés, je suppose ?

Il y a de cela, oui, répondit Barnaby. Nous venons... pour de la prévention. Vous avez apparemment un passif dans ce village, comme on dit.

Un verre ?

Non, merci, nous sommes en service, fit-il, avec un sourire affable.

Tant pis, ce sera pour moi. Vous êtes nouveau ici, n'est ce pas ? Je connaissais l'autre Barnaby, pas vous.

C'est cela, je …

Je suis Diane Worthington, le coupa-t-elle. J'habite ici. Mon mari, Teddy, est l'héritier de la famille Worthington. Je ne crois pas qu'il sache faire quoique ce soit d'autre. Elle, c'est ma sœur cadette, Esmée. Elle met en scène des pièces de théâtre à Londres. Enfin, c'est Catherine, la petite dernière. Coach sportive de luxe.

Poliment, elles vinrent leur serrer la main, non sans marquer leur mépris. Esmée avait le genre artistique, les cheveux enturbannés d'un foulard rose. Elle portait une longue tunique bleue, et ses lunettes lui mangeaient la moitié du visage. « Elle a toujours voulu être actrice. Mais quand on ne peut pas faire les choses, on les enseigne... », persifla Diane, à présent assise dans un fauteuil face à l'âtre. « Qu'est ce que tu dis, encore ? », fit Esmée. « La vérité, ma chère. Moi, je l'ai fait. J'étais peut être l'une des actrices les plus douées de Grande-Bretagne, à mon époque », constata-t-elle, simplement, en remettant en place une mèche de cheveux blancs qui s'était échappée de son imposant brushing. Très années 80 ou 90. La dernière, Catherine, restait en retrait, debout contre la cheminée. « C'est moi qui ait brisé le vase. Elles ne m'écoutaient pas », dit-elle d'un ton défiant. Elle avait l'air athlétique et respirait la bonne santé. L'argent, aussi. Le genre de personne capable de renifler un type riche parmi une foule.

Catherine Swann... vous ne seriez pas...

La femme de Charles Swann, si. L'ancien joueur de football, désormais entraîneur.

Je me disais bien que je vous avais déjà vu quelque part, triomphait Jones. Son sourire s'effaça en croisant le regard de Barnaby.

Comme j'essayais de le dire, fit Barnaby en lançant un regard lourd de sens à Diane Worthington, nous espérons que cette fête d'anniversaire se déroulera mieux que la précédente.

Il lui souriait poliment. Elle répondit d'un ton on ne peut plus courtois.

Eh bien inspecteur, si vous voulez être bien sûr du bon déroulement des choses, vous n'avez qu'à venir, je vous invite.

Je vous remercie Madame. Nous n'y manquerons pas, sourit-il. « Oh », ajouta-t-il, avant de de se retourner, « Pourquoi vous appelle-t-on toutes les Worthington, si il n'y a que vous, madame, qui en êtes véritablement une ?, demanda-t-il. Diane daigna lui répondre.

Parce qu'il fut un temps, juste après mon mariage avec Teddy, Worthington, n'est ce pas, nous avons toutes habité ce manoir. Les gens, dit-elle d'un ton condescendant, les gens on fini par nous appeler ainsi.

Barnaby hocha la tête, satisfait de l'explication. Ils quittèrent la pièce, redevenue silencieuse. Alors qu'il s'apprêtaient à franchir la porte du hall, ils entendirent la dispute reprendre. « Mais pourquoi tu invites la police à ton anniversaire, qu'est ce qui ne tourne pas rond chez toi ? »

Lorsque les policiers quittèrent le domaine, ils croisèrent un taxi. Une jeune femme métis en sortit, avec une valise énorme et un attaché-case. Dans le rétroviseur, John Barnaby vit Robbie Swann l'étreindre. « Sandra, la fille d'Esmée et Frederick Redding », murmura-t-il. « Et voici Clarice, la fille de Diane. Je me trompe, Jones ? » Une jeune femme aux cheveux blonds coiffés en chignon à la hâte, s'avançait à pied dans l'allée, en jean, chemise et doudoune sans manche, face à eux. « C'est ça, chef. Vous les connaissiez déjà ? » « Ce sont les Worthington. Ils sont partout jusque dans la presse à scandale, on ne peut pas les éviter », répondit-il tranquillement en hochant la tête en guise de salut quand Clarice passa à leur niveau. Elle leur rendit le salut avec politesse, mais ne cachait pas sa curiosité non plus.

J'ai bien fait de ne pas sortir toute l'argenterie, ils seraient capables de s'étriper avec !

Dans la cuisine du manoir, Amelia, la cuisinière, s'affairait. Sa fille, Maggie, ne lui répondait pas. Elle ne connaissait que trop bien la ritournelle de plaintes de sa mère au sujet des Worthington. Alors elle se contentait de l'aider à cuisiner, sans rien dire. Ce soir, au pub, ils feraient sans elle. Maggie avait toujours fait des extras pour le manoir. Diane et Teddy ne rechignaient pas à la payer, et bien. Ils avaient toujours très bien payé sa mère, ce qui lui avait permis d'aller étudier la cuisine en France. Aujourd'hui, elle dirigeait la cuisine du pub du village, et en avait fait une des adresses les plus courues de tout Midsomer. Elle sortit la volaille du four. La cuisson était parfaite. Sa mère lui sourit. Elles se ressemblaient, toutes les deux. Grandes, brunes, une forme athlétique suspecte pour des cuisinières. Et pourtant, elles étaient de loin les meilleures du comté. Les Worthington ne s'y étaient pas trompés. Ils ne prenaient jamais que le meilleur.

« Je vais servir les monstres, si je ne suis pas revenue dans cinq minutes, appelle la police », plaisanta-t-elle en prenant le plateau. Lorsqu'elle eu quitté la cuisine, Maggie sortit son téléphone de sa poche. Elle l'avait senti vibrer sans arrêt sous son tablier. Impatiemment, elle fit défiler les messages, avec un sourire en coin.

Assise à la grande table de la salle à manger, Clarice rangea discrètement son téléphone. Robbie et Sandra étaient eux aussi sur leurs téléphones. Elle releva la tête pour assister au deuxième round du repas. Dîner en famille était une épreuve pour les Worthington de la deuxième génération, Clarice, Sandra et Robbie. Installés au bout de la table, ils observaient leurs parents qui se disaient les pires horreurs, avec le sourire. Le père de Robbie, Charles, avait traité Sandra de « parvenue », car elle allait reprendre le cabinet d'avocat de son père, alors que son propre fils avait repris l'entreprise de son grand-père. Frederick, le père de Sandra, avait bien sûr réagi violemment. Esmée et Catherine n'avaient cessé de se traiter de tout les noms, et Diane ne s'était pas privée de les descendre, par petites touches, entre deux verres. Comme d'habitude, Teddy avait l'air ailleurs, son scotch à la main, lui aussi. Sans doute pensait-il à sa dernière partie de pêche. Ou à la prochaine.

Les trois enfants Worthington essayaient d'ignorer les disputes. Ils s'appréciaient sincèrement, même s'ils n'étaient que rarement réunis tous les trois. Clarice était graphiste, et travaillait en free-lance depuis son cottage, dans le village. Sandra, fraîchement diplômée d'une prestigieuse université de droit, allait reprendre le cabinet d'avocat londonien de son père, Redding & associates. Quant à Robbie, il avait fait de la petite entreprise d'ameublement de son grand-père une fabrique de meubles de luxe, implantée en plein cœur de Midsomer. Enfants, ils avaient été inséparables, lorsque les trois sœurs avaient momentanément toutes habitées dans le village. Et puis Diane avait interrompu sa carrière, celle d'Esmée a commencé à décoller, et Catherine s'était mariée avec une star du football. Le déménagement est devenu nécessaire. Comme le disait Amelia, « Il n'y a pas assez de places pour trois Worthington dans ce village, sans compter les maris ! Ah, ceux-là, ils valent pas mieux qu'elles, croyez-moi... », marmonnait-elle souvent pour elle seule, dans sa cuisine.

Le dîner finit par se terminer.

Frederick, Charles, un cigare ? , proposa Teddy.

Ils se retirèrent dans le boudoir. Autour de la superbe table de billard, ils fumaient, faisaient tourner les glaçons dans leurs verres de whisky. Frederick et Charles portaient des costumes trois pièces hors de prix. Teddy avait toujours sa tenue de pêche. Il détonnait dans cette pièce faite de chêne massif, tout en y étant tout à fait à son aise. Malgré son air débonnaire, c'était bien lui qui dirigeait les opérations, et non les deux jeunes gens en costumes londoniens hors de prix. Il portait en lui la sérénité de la noblesse, il n'avait nulle besoin d'étaler son argent en parure. Il aurait considéré cela comme vulgaire. Et la seule vulgarité qu'il tolérait, c'était celle de sa femme, car elle avait poussé celle-ci jusqu'à ce qu'elle devienne un art de vivre.

Messieurs, fit Teddy, je crois qu'il faut qu'on parle affaires.

Charles hocha la tête, confortablement assis dans un large fauteuil. Frederick aller s'assurer que la porte était bien fermée. Précaution inutile. Les cris de leurs épouses couvraient très largement le son de leurs murmures.

Robbie, Sandra et Clarice s'installèrent dans un box au pub. « Trois pintes, s'il te plaît », lança Clarice à la serveuse. « On les a méritées... », soupira-t-elle avec un sourire éloquent, tout en s'écroulant sur la banquette. Sandra se passait les mains sur le visage. Elle avait les traits tirés, mais restait joyeuse. Robbie, lui, avait l'air radieux. Il avait toujours eu un faible pour sa cousine métis, Sandra. Elle l'impressionnait tout autant qu'il rêvait de pouvoir lui dire que lui, il avait sorti du néant une entreprise qui périclitait. Mais il n'osait pas. Car Sandra dirigerait bientôt le cabinet d'avocats de son père dans un avenir proche, mais elle l'avait mérité, après de nombreuses années d'études et des stages plus nombreux encore dans des cabinets tous plus prestigieux les uns que les autres, où elle avait fait ses preuves. « Seulement, elle y avait toujours eu ses entrées, sans le savoir », souriait Robbie pour lui-même. Il écoutait Sandra qui lui racontait la vie londonienne. Il devait reconnaître qu'elle faisait de gros efforts pour essayer de rendre ennuyeuses toutes ses sorties dans les pubs et dans les boîtes de nuit les plus chics. Et puis il percevait autre chose, dans son attitude. Elle cachait quelque chose, c'était évident. Tout ce qu'il avait pour lui ici comme distraction, c'était l'écran plasma le plus grand qui soit, et Netflix. Quelques à côtés aussi, mais rien d'intéressant. De temps en temps, Clarice venait chez lui pour profiter un peu de sa télévision. De moins en moins, ces dernières semaines.

La jeune femme blonde à côté de lui se tordait le cou pour apercevoir l'intérieur des cuisines. Clarice n'avait pas choisi ce box au hasard. C'était le seul duquel on pouvait essayer de voir ce qui se passait là-dedans. Non que ça l'intéresse, lui, mais sa cousine semblait attendre quelque chose. Plutôt, quelqu'un. Il comprit quand il vit passer Maggie, la chef cuisinière du pub, qui fila en cuisine sans jeter un regard à la salle. Il y eut un moment de flottement, ils reprirent une gorgée de leurs bières.

La conversation reprit entre les trois cousins. Chacun avait quelque chose à cacher aux autres. Tous jouaient le jeu. Ils finirent par se séparer, à la fermeture du pub. Clarice resta traîner un peu au comptoir. « Il faut que je vois quelque chose pour l'organisation de l'anniversaire », leur lança-t-elle. Robbie n'était pas dupe, mais il s'éloigna d'un bon pas, en remontant le col de sa veste. Lui aussi avait des affaires à régler. Des histoires d'argent, comme toujours. Il se retourna, et vit Sandra qui répondait à un message sur son téléphone. La lumière blanche de l'écran illuminait son sourire.

La météo était fantastique, pour un jour de printemps dans la campagne anglaise. Il faisait beau, exceptionnellement beau. Malgré tout, des précautions avaient été prises, et une large tente rectangulaire avait été installée sur la pelouse, en face du manoir. D'un blanc immaculé, elle contrastait avec le paysage verdoyant et boisé. Le manoir n'avait l'air que plus impressionnant, en vis-à-vis. Ce qui devait probablement être l'intention de Diane.

Elle avait toujours adoré en mettre plein la vue. Il fallait qu'elle donne les soirées les plus exubérantes, que ses dîners soient dignes des banquets romains, et plus généralement que sa vie soit celle d'une star parmi les stars. Elle se vantait d'avoir côtoyé Elizabeth Taylor, Audrey Hepburn, et même d'avoir pris un verre avec Marilyn. Inutile de préciser le nom de famille. « Avoir vécu et tourné à Hollywood à cette époque-là, c'est autre chose qu'aujourd'hui », assurait-t-elle. Elle arrivait à un âge canonique pour une actrice. Elle avait longtemps hésité à le fêter en grande pompe. Son insatiable besoin de faire la fête avait rapidement pris le dessus. L'envie de faire mourir de jalousie ses deux sœurs aussi. « Les légendes meurent bien avant », déplorait-elle, tout en faisant voler la brosse à poudre sur son visage. « Mais regardez Sean Connery – que j'aime beaucoup, d'ailleurs, il a un humour... délicieux, ah ce cher Sean... – lui aussi est toujours là ! », se consolait-elle, en étirant la peau de son visage. Teddy l'écoutait, tout en lisant son journal, assis dans un large fauteuil de la chambre de sa femme. Cela faisait partie de leurs rituels. Lors des réceptions, il venait toujours l'aider à se préparer, du moins l'écouter parler, dans sa chambre. Elle s'affairait devant sa coiffeuse. Il fumait son cigare, habillé de son unique smoking. Il était pour elle la meilleure des compagnies : silencieux, et toujours prêt à lui donner raison. Il savait très bien qu'elle l'avait d'abord épousé pour son bon caractère. Ensuite, pour son titre. Enfin, pour ses rentes. Et son manoir. Ça ne le dérangeait absolument pas. En secondes noces, il aurait pu tomber sur pire. Une cousine éloignée. Une jeune arriviste. Il était tombé sur une ancienne gloire du cinéma. « Comme le prince Rainier de Monaco », se félicitait-il. Elle avait beau avoir le penchant théâtral des actrices, être légèrement alcoolique et avoir déjà enterré deux maris, il n'aurait pas songé trouver mieux. Son bavardage le berçait, comme la radio l'aurait fait lors d'une partie de pêche. Il sourit derrière son exemplaire du Times, en réajustant son nœud papillon. « Tu ne trouves par que Clarice à quelque chose de changé, ces temps-ci ? », lui demanda-t-elle. « Je ne sais pas, je la trouve... épanouie. C'est très étrange. Elle nous couve quelque chose ». Teddy ne se donna même pas la peine de répondre. Il émit son « Uh uh » d'assentiment habituel. C'était tout ce qu'elle voulait entendre.

Dans sa chambre, Esmée se battait avec son foulard, face à la glace. Elle le nouait méthodiquement, pour qu'on ne puisse par voir le moindre cheveu blanc dépasser. Qu'elle avait rares, mais refusait catégoriquement de teindre, à l'inverse de Diane, qui affichait un énorme brushing d'un blanc éclatant. « Il faut toujours qu'elle en fasse trop », pestait-elle. Le foulard lui donnait l'air artiste, et c'était ce qu'elle voulait. Trancher avec l'allure de son mari, Frederick, qui avait l'air de ce qu'il était : un avocat en vue. Elle portait les couleurs les plus voyantes, très bien assorties, avec un style d'ancienne hippie sur le retour, ce qu'elle n'avait jamais été. Mais elle aimait beaucoup le style. Il lui donnait de la crédibilité sur les planches londoniennes. Sa dernière mise en scène avait d'ailleurs été un succès. « Le théâtre va encore la jouer pendant deux mois », s'enorgueillissait-elle. Se marier avec un avocat noir avait parfait le tableau de l'artiste londonienne de haut rang. Frederick était un self-made-man comme la City les aimait : jeune, il avait eu les dents longues, avait su faire son chemin sans états d'âme pour réussir. Il avait dû être deux fois plus travailleur et ambitieux que les autres, vu sa couleur de peau. Aujourd'hui, sa situation n'était plus à faire. Il allait laisser un cabinet florissant et ayant pignon sur rue à Sandra. « J'ai assez d'argent maintenant pour vivre deux vies. C'est bien ce que je compte faire », disait-il. Esmée lui en était reconnaissante, même si en son fort intérieur, elle avait une très haute estime de travail, « son art », comme elle le déclarait. Il appréciait aussi d'avoir une femme artiste, qui plus est en vue à la capitale. Ils n'étaient jamais à court de cocktails, de vernissage ou de soirée de première. Les mondanités, c'était ainsi qu'ils s'étaient rencontrés. Et c'était ce qu'ils aimaient le plus tous les deux. Juste après leur fille, qui était le sujet d'inquiétude privilégié d'Esmée, qui regrettait en son for intérieur qu'elle n'ait pas choisi la voie artistique. « Elle va faire des étincelles, au cabinet », assurait Frederick, avec fierté. « Je lui trouve l'air un peu distraite, en ce moment », fit Esmée. « C'est de son âge », fit Frederick. Il hésitait entre deux cravates, pour compléter son ensemble gris. « La Bordeaux », fit Esmée, après un coup d'œil. « Tu es très beau », lui souffla-t-elle, alors qu'il se jaugeait dans le miroir en pied, à côté d'elle. « Tu n'est pas mal non plus », lui répondit-il, avec un bref baiser.

Catherine s'étirait, sur son tapis de yoga. Ses exercices quotidiens passaient avant tout le reste. Étant la dernière sœur, elle voyait à quoi ses gènes la destinaient. Non pas que Diane ou Esmée ne soient mal conservées, mais elle voulait retarder la vieillesse au maximum. C'était son métier, la jeunesse et la bonne santé. C'était comme ça qu'elle avait mis le grappin sur Charles Swann, ancien joueur d'une équipe de la première ligue du championnat, ancien footballeur de l'équipe première d'Angleterre. Toujours une célébrité. S'ils s'étaient sincèrement mariés, la gloire ne gâchait rien. Il était mortellement jaloux de ses clients, tous sportifs de haut niveau. Elle donnait aussi des cours de yoga, pris d'assaut. Il n'y avait aucune place de disponible, et il fallait une recommandation pour être admis. Elle continuait de coacher quelques athlètes, triés sur le volet par son mari. Pour la plupart, ils étaient gays. Mais elle n'avait toujours eu d'yeux que pour lui, et le yoga. Avec son nouveau statut d'entraîneur, il reprenait la lumière, ce qui le satisfaisait, elle le savait. Il avait toujours adoré les caméras au bord du terrain. C'était comme ça qu'il l'avait demandé en mariage. Ça avait fait la Une des tabloïds. Et elle, la coach sportive de l'ombre, s'était retrouvée propulsée avec lui, sous les projecteurs. Elle était très vite tombée enceinte de Robbie, et ça avait été sa seule grossesse. Le sport lui avait trop manqué. Et il avait fallu l'élever. Ils aimaient leur fils, c'était certain, mais leurs propres vies comptait beaucoup. Heureusement, Robbie avait été facile et ne leur avait causé aucun problème. Il avait sa vie, son entreprise. Elle roulait son tapis, alors que Charles finissait ses exercices de musculation quotidiens, sur son propre tapis. Son costume était accroché à la porte du placard, à côté de sa robe. Comme toujours, ils étaient assortis. « Je vais sous la douche, tu me rejoins ? » lui lança-t-elle. « J'arrive », répondit-il en enlevant son sweat. Ses bras et son torse étaient tatoués, il arborait la dernière coupe de cheveux à la mode. « Vous êtes très en forme, Monsieur Swann », dit-elle, alors qu'il la rejoignait. Être en retard, c'était leur marque de fabrique.

Clarice regrettait de devoir se lever. Elle étendit son bras, mais la place à côté d'elle était vide depuis quelques heures déjà. Elle soupira de plaisir et sortit du lit, en suivant sa routine habituelle. Le thé, la radio, les réseaux sociaux sur son téléphone. Elle n'avait qu'une bonne raison de venir à l'anniversaire de sa mère, et ce n'était justement pas sa mère. Les inévitables cris et disputes la fatiguaient à l'avance, mais elle devait y aller. Alors elle commença à se préparer, une tartine à la main. Elle avançait sur un projet de logo qu'on lui avait commandé pour la semaine prochaine. C'était ce qu'elle préférait dans son travail. Pouvoir créer des trucs sur son ordinateur, en survêtement dans son canapé, face à la cheminée, avec la radio qui grésillait toute la journée près d'elle. Le chat se pelotonnait contre elle, alors que ses doigts glissait sur la tablette graphique. Elle pensait à Sandra, qui lui avait lancé un regard l'air de dire « J'ai bien compris ton petit manège, ma grande », auquel elle lui avait rendu la pareille. Elle sentait bien ce qu'elle leur avait caché, parce qu'elle se comportait de la même manière. Seul Robbie n'avait pas eu l'air de comprendre. Mais Robbie avait toujours été un temps en retard, en ce qui concernait Sandra, s'amusait-elle à penser. Le cendrier était plein à ras bord et la bouteille de vin sur la table basse était vide. Elle mit les deux verres dans l'évier. Plus tard, elle n'aurait d'autre choix que de les laver. Pour l'instant, elle savourait le calme avant la tempête.

Sandra était réveillée depuis longtemps. Elle répondait aux messages sur son téléphone, allongée sur le ventre, sous la couette. Elle avait choisi de dormir à l'hôtel pour éviter tout le monde et pouvoir discuter plus longuement sur son téléphone sans que cela n'éveille les soupçons. Elle se demandait comment ils allaient réagir. Et puis elle chassait ses craintes, avec des émojis cœurs. Quitter la capitale, même pour un week-end, avait été un déchirement. Elle y aimait sa vie. Ces derniers-temps, elle sortait beaucoup, juste compensation pour avoir fini son dernier stage, jugeait-elle. Champagne et taxis au petit matin, voilà ce qu'elle avait fait tous les soirs. Elle n'avait pas mis le nez dehors tout pendant qu'elle travaillait, s'était tuée à la tâche, dix heures par jour. Elle avait pris plus de dossiers que n'importe quel interne, et les avait tous menés à bien. Ses patrons avaient cessés de la considérer comme une parvenue. C'était ce qu'elle voulait. Elle rajoutait trois cœurs au message qu'elle envoya avant de se décider à demander son petit déjeuner.

Robbie se rasait de près, face à l'immense miroir de sa salle de bain. L'enceinte Booze diffusait sa playlist « morning glory », composée de morceaux de rap américain juste sortis. Il aimait Drake, Kendrick Lamar, Jay-Z. Il aimait leurs histoires. Ils étaient des self made men. Comme le reste de sa maison, tout était moderne, de dernier cri. Les tous derniers gadgets à la mode, il les avait. Il avait d'ailleurs eu l'une des premières montres connectées du pays, ce qui faisait sa fierté. Comme ses parents, il accordait beaucoup d'importance à l'apparence. C'était comme ça qu'il avait remis à flot la Woodhouse. Avec sa belle petite gueule et son air propre sur lui. Il avait trouvé des investisseurs, avait gagné leur confiance. Le nom de son père avait aidé, sans nul doute. Mais c'était bien lui qui avait fait d'une faillite une entreprise de luxe. Il avait savait se vendre, et avait de l'instinct. Il avait tout de suite vu l'opportunité d'internet pour vendre ses meubles. Il avait su recruter les meilleurs artisans, et construire une image d'avant-garde mêlée de tradition pour la Woodhouse. Aujourd'hui, ses millions étaient à lui. La seule chose qui lui manquait encore, c'était une copine qui pourrait devenir sa femme. Il voulait quelqu'un qui brille autant que lui, qu'il soit fier d'elle. Il savait toujours exactement ce qu'il voulait.

La fête battait son plein, toujours sous un soleil improbable. La foule se pressait sous la tente, au bar. Les chapeaux des Lady côtoyaient les costumes et les chaussures vernies, sur le gazon tondu au millimètre. Pour l'occasion, Diane s'était offert un orchestre, posé à une extrémité de la tente. Ils jouaient des chansons de rock des années soixante dix. Quand les coupes de champagne auraient fait leur effet (car les barmen ne servaient que du champagne, et millésimé), ils se mettraient à danser. D'expérience, elle misait pour 18h, 17h pour les plus soiffards de ses amis. Sa famille, quant à elle, se tiendrait sagement à l'écart, éparpillée autour des tables rondes entre le bar et la piste. Diane était en grande conversation avec deux amies, elles aussi actrices retirées des plateaux de tournage. Teddy s'accouda au bar, fit signe à l'un des serveurs.

Tu as ce que je t'avais demandé ?

Oui Monsieur, fit-il, en regardant de droite et de gauche. Il passa la main sous le comptoir, fit passer furtivement une petite bouteille de scotch que Teddy glissa dans la poche de son costume avec le plus grand naturel. « Merci mon petit, Dieu te le rendra », lui lança-t-il avec un sourire.

Teddy lui jeta un clin d'œil avant de s'éloigner discrètement, naviguant avec aisance entre les convives. Il lança un regard significatif au travers de la foule, en croisant sans s'en rendre compte Esmée. Celle-ci ne vit pas à qui Teddy s'adressait. Mais elle remarqua que ce n'était pas Diane, qui était en train d'éclater de rire avec son ancien agent. « Poseuse », grommela-t-elle entre ses dents. « Hein », fit Sandra, levant les yeux de son téléphone, aux côtés de sa mère. « Sandra, chérie, tu ne peux pas laisser ton maudit téléphone tranquille deux minutes ? » pesta-t-elle. « Non maman, je... oh, c'est Robbie ! Ah, et je vois Clarice, au bar... à plus tard ! ». Elle planta un baiser sur la joue de sa mère en verrouillant soudainement son téléphone avant de se faufiler jusqu'à Clarice qui discutait avec animation avec la fille chef cuisinier du pub où ils avaient été la veille. Esmée ne put s'empêcher de sourire. Elle voyait Sandra grandir, s'affranchir de sa famille. Elle aurait aimé en faire autant, à son âge, mais ça ne se faisait pas encore. Elle reprit une gorgée de champagne. Frederick n'était plus là. Elle ne voyait ni Catherine ni Charles non plus. Sans doute étaient-ils partis forniquer dans un coin du manoir, songea-t-elle. En revanche, les deux inspecteurs de police étaient là, eux. « Du bon marché », pensa-t-elle, en détaillant leurs costumes. Une coupe de prêt à porter, des chaussures du même acabit. Mention spéciale pour la cravate fine, qui était à la mode. Ils étaient à présent en grande discussion avec Diane, qui les introduisait auprès des gens de sa cour. « Des policiers ici, comme c'est excitant ! », s'extasiait une vieille chouette à chapeau. Esmée remit le nez dans sa coupe de champagne. Elle adorait les petites bulles françaises. Pour ça, le goût de Diane était toujours impeccable.

Teddy soupira, les sourcils froncés par la préoccupation. Il s'assit sur la chaise pliante qu'il planquait toujours derrière le même arbre. C'était son coin de la rivière. Là où il se sentait le mieux. Il s'assit, face à la rivière. D'ici, on ne voyait pas le manoir, ni la tente. Le terrain descendait en pente douce vers le cours d'eau. Il sortit la bouteille de scotch qu'il avait abrité dans la poche de son costume. Il l'avait fait retouché spécialement par son tailleur à Londres, qui avait repris toutes ses vestes de costumes par la suite. Il ne prit même pas la peine de vérifier si quelqu'un pouvait le surprendre. Il savait que de là, personne ne le verrait. Il ouvrit la bouteille, et avant de pouvoir la porter à ses lèvres, il sentit des mains gantées de cuir autour de son cou. Il ne put même pas crier. Il pensa à la bouteille qui se renversait par terre. « Quel gâchis », songea-t-il.

« You can't always get what you want/ You can't always can't what you want/ But if you try sometimes you might find/ You get what you need ». L'orchestre jouait, entraîné par les danseurs grisés. Autour des tables, ceux qui avaient encore trop d'inhibition jouaient avec leur flûte.

Il fallut un cri pour les interrompre. Un cri de terreur, qui résonna sans doute dans tout le domaine Worthington. C'était Clarice. Elle s'avançait, en titubant, vers la tente. Elle avait du mal à respirer, semblait nauséeuse, pâle comme un fantôme du manoir. Elle tendit le bras vers Diane, adossée à un montant du chapiteau. Celle-ci s'était retournée, comme tout les convives, qui restaient interdits. Elle rejoint sa fille qui s'écroula à genoux sur la pelouse.

Ma chérie, qu'est ce qu'il y a ? Pourquoi tu es toute trempée ? Qu'est ce qui c'est passé ?

Elle ne répondait pas, les mots se bousculait en elle, mais n'arrivaient visiblement pas à sortir, tant elle tremblait de tous ses membres. Le fourreau de sa robe noire se soulevait avec sa respiration chaotique. Elle fixait le sol. Barnaby et Jones s'empressèrent de les rejoindre. Enfin, Clarice leva ses yeux bleus vers sa mère, agenouillée en face d'elle.

C'est papa... c'est papa... il est... papa est... Teddy est...

Elle se retourna vers la rivière, effrayée, avant de s'enfouir dans les bras de sa mère pour hurler sa douleur.

Il est … mort !

Il y eut un instant de silence.

Venez, Jones ! Vite !

Barnaby et Jones s'élancèrent vers la rivière. Le brouhaha reprit de plus belle derrière eux. Au bord de l'eau, on entendait presque plus la rumeur des conversations. Il y avait un obstacle au cours habituel de la rivière. Un corps allongé sur le ventre au beau milieu, surnageant légèrement, retenu sous les bras par de grosses pierres. La tête était à plongée sous l'eau, comme si quelqu'un avait cherché à la retourner vers l'air. La veste sombre de smoking s'était gonflée dans le dos en une grosse bulle d'air ridicule. On avait utilisé une canne à pêche, appliquée en travers au niveau de la nuque pour le maintenir, également avec des pierres à chaque extrémité de l'instrument de pêche. La corpulence, les yeux grands ouverts de surprise, le nœud papillon qui flottait presque défait à la chemise... il n'y avait pas besoin d'identification. C'était bien Teddy Worthington.

Appelez Kate. Faites venir les uniformes pour qu'ils commencent à prendre les dépositions de tous les invités. Réunissez la famille quelque part dans le manoir, que personne le leur parle. Laissez un policier avec eux dans la pièce. Je veux savoir exactement où était chacun.

Bien chef.

Jones s'attela à passer ses coups de fil pendant que Barnaby jetait un coup d'œil autour de lui. Une chaise pliante renversée, à quelques mètres de là, une bouteille de scotch ouverte, qui se vidait dans l'herbe. Tout à côté, un arbre et un buisson en bataille.

Qu'est ce que ça vous dit, Jones ?

Euh... il s'est débattu, fit-il en montrant la chaise. Et il était visiblement venu là pour être tranquille, ajouta-t-il en montrant la bouteille de whisky. Il devait avoir planqué tout ça dans le buisson, je dirais, à première vue, chef.

Pas mal, Jones. Que remarquez-vous d'autre ?

Euh...

On ne voit pas la tente. Et on n'entend rien distinctement non plus. Alors avec un orchestre qui joue les Rolling Stones...

L'endroit idéal pour commettre un meurtre, conclut Jones d'un hochement de tête.

Glenda Grady et Betty Woodrow se tenaient à la grille du manoir quand le camion de l'orchestre sortit. De là, les deux voisines suivaient les allées et venues des policiers devant le manoir.

J'en ai compté quatre.

Quatre, dont un camion. Ça doit être pour un mort. Il y avaient ceux habillés comme des cosmonautes.

C'est juste, fit Glenda, ses petites jumelles à la main.

Un biscuit ? , demanda Betty, en ouvrant une boîte en fer.

Ce n'est pas de refus. Merci, très chère.

Elle remit les jumelles devant ses yeux, en piochant un gâteau.

C'est inadmissible, pourquoi ne peut-on pas sortir ? On nous traite comme des criminels !

Charles pointait un index vindicatif sur le torse de l'agent posté à la porte d'entrée du grand salon. Les tatouages de ses avant-bras se dévoilaient légèrement à chaque mouvement. Catherine, assise au bord de la fenêtre, l'observait. Son attitude butée et révoltée lui rappelait quand il contestait une décision de l'arbitre, sur les terrains. Il avait la même posture, les mêmes gestes. Ça l'excitait à l'époque. C'était toujours le cas. Elle rongeait son frein en attendant de pouvoir sortir enfin de cette grande pièce étouffante. Ce fut Robbie, qui tournait en rond, téléphone à la main, qui interpella son père. « Papa, s'il te plaît, arrête ! L'inspecteur a sûrement de bonnes raisons... » Charles se retourna, défia son fils du regard, mais retint une réplique cinglante. Il enfonça les mains dans ses poches, vint fixer le domaine par la fenêtre aux côtés de Catherine, qui lui caressa le dos, doucement. Robbie leva les yeux au ciel avant de s'asseoir sur le divan avec Sandra, qui enlaçait Clarice, silencieuse, les yeux dans le vide. Elle avait changé sa robe pour un peignoir. « On va bientôt pouvoir sortir de là », lui assurait paisiblement Sandra, qui la sentait inerte, contre elle. Robbie sourit à Sandra, qui le lui rendit, avant de vérifier à nouveau son téléphone, sans rompre l'étreinte avec sa cousine. Dans les deux fauteuils face à la cheminée, Esmée et Diane restaient calmes. Frederick restait debout, derrière sa femme. Esmée épiait du regard Diane, prudemment, comme si elle s'attentait à ce qu'elle explose à tout moment. Mais Diane restait muette, une main posée sur la bouche, un verre de scotch oublié dans l'autre main. Ses glaçons avaient fondu, deux fois, déjà. Son visage d'ordinaire si expressif n'affichait rien. Tout juste eut-elle un tic au coin de l'œil quand Robbie avait rabroué son père. Son regard était loin, perdu, quand Barnaby libéra l'agent. Jones lui donna une tape amicale sur l'épaule, en passant. Il se planta en retrait de son patron, crayon et carnet à la main.

Je suis désolé de l'attente, mais nous avons jugé bon de libérer vos invités. Selon vos consignes, Madame Worthington, ils ont été conviés aux funérailles de Monsieur Worthington.

Diane sortit de sa léthargie pensive, sembla enfin remarquer la présence de l'inspecteur. Elle s'intéressa à son verre de scotch avant de s'intéresser à lui. Après une gorgée, elle posa son regard sur Barnaby, comme on considère une tâche rébarbative dont il faut s'acquitter malgré tout.

C'est une terrible tragédie, inspecteur. Pauvre Teddy. Il ne méritait pas cela. J'imagine qu'il a dû perdre l'équilibre et se cogner contre un rocher...

Et bien non, madame, pas exactement.

Que voulez-vous dire ? Il est bien mort, n'est ce pas ?, s'énerva-t-elle. Esmée recula discrètement son fauteuil. Frederick suivit le mouvement, imperceptiblement.

Oui. Mais il s'agit d'un meurtre, dit-il, en observant les réactions de la famille.

Un meurtre ? Vous voulez dire que...

J'en ai bien peur, hélas. Nous allons devoir vous poser quelques questions.

Esmée se retourna vers son mari. Après tout, c'était lui l'avocat. Il balaya du regard les membres de la famille, hocha la tête.

Nous vous aiderons du mieux que nous le pouvons, inspecteur, assura-t-il d'un ton sentencieux.

Bien. Je voudrais savoir très exactement où était chacun d'entre vous, aux alentours de 15h.

J'étais sous la tente, avec Ava et Gloria, nous devions parler de Frank, comme à chaque fois, déclara Diane, dédaigneusement, avant de se replonger dans son verre. Les deux vieilles folles que je vous ai présenté, inspecteur, ajouta-t-elle.

Barnaby haussa un sourcil, n'eut pas le temps de poser une autre question.

Ah, très bien, merci.

Le silence de Diane était définitif. Barnaby fit passer son regard sur Esmée et Frederick.

Nous étions..., enfin, je veux dire, je suis restée sous la tente tout l'après midi. J'ai discuté avec Sandra, puis quelques autres personnes, dont je ne saurais dire le nom. Je me rappelle vaguement un tailleur rose, et un chapeau violet...ou peut-être mauve...

Esmée fronçait les sourcils, derrière ses énormes lunettes qui lui donnaient un air d'insecte extrêmement concentrée. Voyant qu'il n'en tirerait pas plus, Barnaby leva les yeux sur Frederick. Il répondit du ton froid et factuel des avocats.

La même chose que ma femme. Sous la tente, avec tout un tas de gens que je ne connaissais pas. J'ai discuté un peu avec Teddy et Charles, au début de l'après-midi, mais après ça, je ne me souviens pas précisément des personnes. Peut-être qu'eux se souviendront de moi.

Barnaby se retourna vers Charles.

Oui, oui, c'est vrai, on a discuté un peu avec Teddy, s'empressa-t-il de répondre. Après... champagne, selfies avec des fans, Catherine...peut-être un peu trop de champagne, c'est vrai, ajouta-t-il nerveusement en passant les doigts dans le col de sa chemise.

Il aime beaucoup le champagne, c'est vrai, fit Catherine, sur un ton d'excuse. Moi, j'étais sous la tente aussi. Je n'ai pris qu'une seule coupe. J'ai discuté yoga avec deux charmantes dames du Yorkshire, je crois. Bikram, Hatha, Kundalini... on avait chacune notre avis. Je dois dire la conversation m'a pris quelques temps, sourit-elle à Barnaby, mêlant ses doigts à ceux de la couvait du regard.

Barnaby fit quelques pas dans l'immense salon, pour être face au divan où la deuxième génération de Worthington restait silencieuse. Sur le mur derrière eux, une rangée de trois tableaux des ancêtres de la famille les surplombait.

On est resté ensemble au bar presque tout le temps, répondit Robbie, en devançant Sandra. On a discuté un peu avec la fille chef cuistot, celle qui bosse au pub, Maggie. Après, j'ai eu des coups de fil à passer, je me suis un peu isolé, vers le garage, à côté des écuries. J'ai vu Sandra qui s'éloignait de la tente, à un moment, tu téléphonais aussi, je crois.

C'est ça, renchérit-elle. J'avais aussi un coup de fil à prendre.

Et ça ne pouvait pas attendre ?, lui reprocha Esmée.

Maman !

Ne nous écartons pas du sujet, s'il vous plaît, temporisa Barnaby. Et vous, Clarice ? , lui demanda-t-il, en se plaçant à son niveau, accroupi.

Elle est restée au bar, je crois, répondit Sandra.

Clarice ? , interrogea Barnaby.

Elle secoua la tête. Sa voix était rauque, comme si elle n'avait pas parlé depuis une éternité.

C'est ça. Je suis restée au bar, avec Robbie et Sandra. Et puis après avec Maggie.

Tu es toujours fourrée avec celle-ci, fit Diane, dans un sursaut, sans détourner le regard de la cheminée.

Je... je...

Et après, mademoiselle ?

Je voulais parler avec papa, et je ne le trouvais nulle part, alors je suis allée voir au bord de la rivière. C'est toujours là où il va quand il veut être tranquille. C'est l'endroit qu'il préfère, ici. Je veux dire... c'était l'endroit...

Elle fondit en larmes dans les bras de Sandra.

Merci beaucoup, conclut Barnaby, avant de se relever. « Je vous prierai de bien vouloir tous rester à Midsomer Worthy le temps de l'enquête ». Il se dirigea tranquillement vers la porte, Jones avait suspendu son crayon sur la feuille de son carnet. Il posa la main sur la poignée, et se retourna avant d'ouvrir la porte.

À tout hasard, sauriez-vous qui aurait pu en vouloir à Teddy ? Au point de vouloir le tuer ?

Face à lui, les Worthington restaient de marbre. Ce fut Frederick qui pris la parole. « Non. Il n'avait pas d'ennemis. Il n'y avait aucune raison de le tuer ».

Jones ouvrir la porte, Barnaby sortit, avec une moue de réflexion. « Apparemment si », répliqua-t-il. « Au fait, l'un d'entre vous se serait-il changé, au cours de la fête ? » Il n'obtint aucune réponse. À peine eurent-ils refermé la porte que le salon explosa de cris derrière eux.

Vous êtes sûr qu'on fait bien de partir, chef ?

Oui. Laissons-les mariner un peu. On pressera plus tard. Je veux aussi savoir ce que Kate a pu trouver.

Bien chef. Oh et chef, pourquoi on les garde tous ici ? Vous croyez que c'est l'un d'eux ? Et pourquoi cette question ?

Je crois que c'est l'un d'eux, oui. À moins d'avoir sacrément planifié son coup, ça ne peut pas être l'un des invités. On l'aurait remarqué. L'assassin a dû se mouiller, littéralement, pour venir à bout de Teddy Worthington. Et a donc dû se changer, pour passer inaperçu. Qui mieux qu'un membre de la famille ? Qui d'autre aurait pu aller discrètement se changer au manoir ou chez lui avant de revenir comme si de rien n'était ? Et qui avait probablement un mobile ?

La famille. Compris, chef. Mais pour le mobile...

Nous allons devoir chercher.

Lorsqu'ils eurent franchi les grilles du domaine, Betty Woodrow et Glenda Grady se levèrent et repartirent, leurs chaises sous les bras, non sans avoir salué les inspecteurs au passage. « Avec un voisinage pareil, on saura rapidement ce qu'i savoir », conclut Jones en accélérant.

Après examens, la fourchette de l'heure de la mort se confirme. Je dirais entre 14h et 16h, l'heure où il a été découvert, pour être exhaustive. Il était assez corpulent, et immergé dans l'eau, mais sa température corporelle n'avait pas tant chuté que cela.

Nous n'avons donc rien de plus ?, s'enquit Barnaby, tout en observant le corps étendu sur le métal de la salle d'autopsie.

Des traces de lutte, de strangulation, comme vous pouvez le voir, fit-elle en désignant de l'index le cou de la victime.

L'assassin devait être costaud...

...ou particulièrement en colère. Il n'était pas sur ses gardes. Il suffisait juste de l'étourdir un peu avant de le pousser dans la rivière.

Tout de même. Un homme, probablement ?

Probablement. Mais aucune piste n'est à écarter.

C'est juste. Cela ne nous dit pas grand chose de plus.

Je ne dirais pas ça, John. Le rapport toxicologique indique qu'il était sobre.

Sobre ? À une fête d'anniversaire où le champagne est gratuit ? , fit Jones, dubitatif.

Parfaitement sobre.

Voilà qui est intéressant, intervint Barnaby. Teddy Worthington était sobre. Un homme qui avait la réputation, comme sa femme, de n'être pas le dernier pour un bon scotch. Il n'aurait jamais renversé cette bouteille. A-t-on le retour des tests pour les empreintes et l'ADN, pour la bouteille et la canne à pêche ? Et les prélèvements sur le corps ?

La science avance à une vitesse folle de nos jours, mais pas à ce point-là, sourit-elle, en remontant le drap sur le visage de Teddy Worthington. « Je vous envoie ça dès que ça arrive ». Elle jeta à un clin d'œil à Ben Jones, qui bafouilla un aurevoir rougissant en retour.

John Barnaby savourait son verre de vin rouge, les jambes croisées sur la table basse. Il était plongé dans la lecture d'un magazine people. Il y en avait toute une pile à côté de lui, avachie entre les coussins du canapé. Le chien avait posé sa tête sur sa cuisse.

Sykes, mon chien, veux-tu me laisser ta place ? , s'enquit Sarah Barnaby, qui rejoignait son mari, un verre de vin à la main, un paquet de copies sous le bras. Le chien quitta sa place à regret, trottina vers son panier. Elle s'assit contre lui, lorgna sur son magazine. « Tu lis ces trucs, toi, maintenant ? »

C'est pour le travail. Des recherches. Les Worthington.

On n'a pas la même conception du travail, fit-elle en décapuchonnant son stylo rouge, avec un sourire.

Et pourtant, dit-il, en déposant un baiser sur son front, souriant. Elle se plongea dans la lecture de la première copie de son paquet.

Et pourtant... conclut-elle, en lui rendant son sourire.

Ce fut Amelia qui ouvrit la porte aux inspecteurs de police.

Ah ! Vous en avez mis du temps ! C'est pas trop tôt. Vous allez en arrêter un ?

Non madame, pas d'arrestation, répondit Barnaby, avec son sourire bonhomme. Vous êtes ?

Amelia. La cuisinière. Et femme à tout faire, ces jours-ci. Notre femme de ménage était une bonne à rien. J'en ai engagée une autre. Méticuleuse, mais jamais à l'heure. Je ne sais pas ce qui est le mieux. On était là, avec ma fille, Maggie, l'autre jour. On déjà fait notre déposition !

Je le sais, madame. Nous venons pour parler avec Diane. Vous savez si elle là ?

Je vous accompagne jusqu'au boudoir. Elle doit en être au deuxième scotch, il est 11 h.

Enfin, elle les laissa entrer. Jusque là, elle s'était tenue dans l'entrebâillement de la porte, la suspicion en étendard. Policier ou non, elle demeurait le chien de garde du manoir. Après être montés au premier, ils la laissèrent les annoncer. « Je serai dans la cuisine, avec ma fille, si jamais vous avez besoin », conclut-elle.

Besoin de quoi ?, fit Jones.

Du service d'ordre.

Elle redescendit au rez-de-chaussée, non sans maugréer à chaque marche. Barnaby et Jones entrèrent dans le boudoir. Au premier regard, ils ne la virent pas tout de suite. Le boudoir était boisé de haut en bas. Des quatre côtés, les murs étaient emplis de livres, mais n'arrivaient pas à étriquer la pièce. La table de billard trônait au milieu, une cheminée, un divan et quelques fauteuils agrémentaient le reste. Diane était enfoncée dans un haut fauteuil, face à l'âtre. Elle semblait hypnotisée par les flammes, et ne parut pas les remarquer. Mais ils eurent à peine le temps de s'asseoir qu'elle prit la parole, sans pour autant les regarder. S'aurait tout aussi bien pu être un tableau accroché au mur qui leur parlait, songeait Jones, mal à l'aise.

Qu'est ce que vous me voulez ?

Bonjour madame Worthington. Nous voulons en savoir un peu plus à propos de Teddy...

parce que c'est moi qui vais hériter de tout. C'est logique.

C'est tout à fait ça, madame.

Vous savez, je n'avais aucun intérêt à tuer Teddy. Même pour l'argent, fit-elle, en se tournant pour la première fois vers Barnaby. Elle appuya son regard, tendit le bras vers lui en geste démonstratif, un verre de scotch à la main.

Comment ça ?

Sachez que je suis riche. J'ai déjà enterré deux maris, et touché l'héritage qui va avec. J'ai eu une carrière des plus florissantes. Au siècle dernier, c'est vrai, mon cher, fit-elle, « Mais j'ai de quoi vivre très bien jusqu'à ma propre mort ». Elle posa une main encombrée de diamants sur la manche de veste de Barnaby. Tout était calculé, il était à sa portée. « Alors l'argent de Teddy... vous pensez bien que je n'en ai pas besoin. Absolument pas. J'aime bien le nom, c'est vrai. Mais on ne tue pas pour un nom, si ? »

Vous seriez surprise, madame.

Et bien je vous le dis. Ce n'était pas moi. Je n'y avais aucun intérêt. J'aimais bien Teddy. Sa présence manque, dans ce manoir. Même si la plupart du temps il était au bord de cette fichue rivière, je ressentais sa présence dans les murs. Aujourd'hui, elle n'y est plus.

Elle plissait les yeux, le regard perdu dans les flammes. Elle se retourna à nouveau vers eux. Jones sursauta.

En plus de ça, j'avais autre chose à faire à ce moment-là. Je me souviens qu'avec Jodie, nous discutions avec son amie Ellen. Une éditrice. Elle nous parlait d'un projet de collection biographique sur des actrices célèbres. Jodie, quoique douée, n'a aucune chance d'avoir son propre volume dans cette collection. Moi en revanche... ça m'intéressait. Et Jodie aurait son chapitre dans l'ouvrage qui me serait consacré. Ellen était parti chercher une coupe de champagne avec Jodie, je les attendais. Je crois que nous en étions là, quand Clarice est arrivée pour la scène de l'hystérie, conclut-elle. « J'ai une excellente mémoire, vous savez. » De nouveau, elle se concentra sur le feu. Jones se rencogna dans le divan.

Dans ce cas, je n'hésiterai pas à vous solliciter de nouveau.

Faites donc.

Auriez-vous vu quelque chose d'inhabituel, quelqu'un aurait été quelque part là où il n'aurait pas dû ? , risqua Jones, en se levant, carnet à la main. « Avec cette vieille folle, autant s'attendre à tout », songeait-il, prêt à s'enfuir au besoin.

Pas exactement. Charles et Frederick m'ont paru tendus, à un moment. Comme s'ils s'étaient disputés. À un moment, je n'ai plus vu ni Charles, ni Catherine. Robbie est parti un moment, Sandra aussi. Clarice aussi, d'ailleurs. Esmée... on la remarque assez facilement. Autre chose ?

Merci madame.

Jones battit en retraite, sans quitter le fauteuil des yeux. Une fois dans l'escalier, il soupira de soulagement.

Elle est vraiment bizarre, cette femme, chef. Elle me fait n peu peur.

C'est une actrice, Jones, répondit simplement Barnaby. Venez, nous allons pousser jusqu'au cottage de Clarice Worthington.

Clarice finit par ouvrir aux inspecteurs, cinq bonnes minutes après qu'ils aient frappé à sa porte. En fait, elle leur ouvrit la porte de sa baie vitrée, un casque audio sur les oreilles, son ordinateur à la main. Elle était en peignoir. La radio tournait à plein volume, comme la musique sur l'ordinateur, qu'elle coupa d'un index sur la touche espace.

Je suis désolée ! Quand je travaille... et bien je n'entends plus rien du monde extérieur. Entrez messieurs. Une tasse de thé ?

Bien volontiers, fit Barnaby. « Jones va s'en occuper »

Très bien, répondit-elle, en gardant sa contenance. « La cuisine est par là. Suivez le bruit de la radio. » Jones disparut dans la cuisine. La bouilloire commençait à frémir.

Je suppose que vous êtes ici pour Teddy.

Tout juste. Il y a plusieurs choses que je souhaiterai éclaircir. Tout d'abord, je voudrais savoir pourquoi la première chose qui vous est venue à l'esprit lorsque vous êtes remontée de la rivière, à propos de Teddy, c'est « papa ». Alors que Teddy Worthington n'est pas votre père...

biologique, le coupa-t-elle net. Ce n'est pas mon père biologique, oui. Je suis la fille de Richard, le deuxième mari. Mais c'est Teddy qui m'a élevée. J'avais un peu moins de dix ans quand ils se sont mariés. Ma mère ne pouvait plus avoir d'enfants, et Teddy n'en souhaitait pas non plus. « Qu'est ce que des enfants ferait avec un vieux croûton comme moi pour père ? », disait-il. Mais il m'a toujours traité comme sa fille. C'était presque plus facile comme ça. Il n'avait pas d'attentes spéciales pour moi, il se contentait de me soutenir. Il m'a encouragé à poursuivre dans le dessin, puisque c'était ce que j'aimais faire. Il m'a appris à pêcher, même si je n'aimais pas particulièrement ça. On se faisait un petite partie de pêche de temps en temps. Je ne vois vraiment pas... pourquoi on aurait voulu le tuer. Il était peut être un peu roublard, mais dans le fond, il était adorable, souffla-t-elle, en jouant avec sa palette graphique.

Vous n'êtes jamais entré en conflit ? Même pas à cause de votre père biologique ?

Ce fut le moment que Jones choisit pour revenir avec un plateau chargé de porcelaine tremblante. Il servit le thé à chacun, et Clarice reprit, une tasse fumante entre les mains.

Non. Je n'ai quasiment pas de souvenirs de Richard. Et Teddy m'a adopté quelques mois après le mariage. C'est pour ça que je porte son nom. Si vous voulez parler de l'héritage, je ne sais pas ce qu'il me réservait, et pour tout vous dire, je m'en fiche pas mal. Je gagne assez bien ma vie. J'aurais préféré qu'il soit encore là.

Qu'en pensez-vous, Jones ?

C'est bizarre. Pour la première fois dans une histoire de meurtre de gros ponte, on dirait que ce n'est pas l'argent qui a motivé le crime. Ni la mère ni la fille n'ont l'air de se préoccuper de l'héritage Worthington.

Exactement. Et que fait-on alors ?

On continue de creuser, chef.

Tout à fait, Jones. J'ai l'impression qu'il nous manque quelque chose... mais je ne sais pas quoi. On dirait que c'est juste le début.

Jones pivota sur sa chaise à roulettes, et se remit à éplucher les comptes bancaires de la famille Worthington. Il n'était qu'au début des relevés bancaires de Clarice. Après, il aurait droit à ceux de Diane et de Teddy. Bien sûr, il avait mis la brigade financière sur le coup, mais comme tous les services, ils étaient débordés. Autant commencer sans eux. Dos à lui, Barnaby fixait le tableau sur lequel les photos de chacun des membres de la famille était épinglée, avec leurs alibis écrits au marqueurs en dessous.

Catherine était nue, face à la fenêtre de la chambre du premier étage qu'ils occupaient depuis une semaine. Du lit, Charles, nu sur les draps, l'observait, et reprenait son souffle. Ils avaient baisé pour se réconcilier. Ça leur arrivait souvent, ces temps-ci. Tout le temps, quand ils étaient à Midsomer. Ils passaient leur temps à s'engueuler puis à baiser pour se faire pardonner. En général, c'étaient leurs meilleurs parties de jambes en l'air. C'était comme si elle pouvait lire en lui. Non pas que Charles ait prétendu être intelligent, ou manigancer quoique ce soit. Mais il n'avait pas la conscience tranquille, et elle le sentait, toujours. Sauf que cette fois, il refusait de se confier. Et Catherine ne le supportait pas.

Si tu ne me dis rien, bébé, je ne peux rien faire pour t'aider. C'est ça qui m'inquiète », fit-elle, en se retournant vers lui, dans la lumière.

Elle était parfaite. À chaque fois, ça le frappait comme une évidence. Il n'aurait pas pu demander mieux. D'ailleurs, il n'aurait pas eu mieux. Il l'avait su dès qu'il l'avait rencontré alors qu'elle n'était que soigneuse. Elle anticipait le moindre de ses mots, de ses désirs. Il faisait de même. Les gens les prenaient pour des de riches idiots. C'était sans doute un peu vrai. Mais ils étaient complémentaires, parfaitement équilibrés l'un avec l'autre, et ça, même la presse à scandale l'avait reconnu. Et quand il la voyait comme ça, nue en face de lui... « Putain, ça ne gâche rien. C'est vraiment parfait ».

Je t'aime bébé. Je ne te cache rien.

Tu mens, Charles, je sais quand tu mens.

Il se leva, pour venir l'enlacer.

Je sais. Mais tu ne peux pas m'aider. Pas sur ce coup-là. Je veux que tu restes en dehors de ça. Je t'en parlerais, quand ce sera le bon moment. Je te le promets. Tu comprends ?

Je comprends. Ou plutôt, je ne comprends pas, mais je vais te faire confiance.

Elle soupira, alors qu'il l'embrassait sur la nuque. Après toutes ces années, il la faisait toujours frissonner. Et sentir ses bras puissants, qui l'enveloppaient, son torse contre son dos, tous ses muscles, cette force...ça lui faisait perdre la tête. Elle aimait ça plus que tout le reste. Pouvoir dominer cette force brute. Elle se retourna, s'accrocha à ses hanches. Elle savait qu'il adorait. Elle savait comment l'exciter. Comment obtenir le meilleur de lui. Il la plaqua contre la fenêtre.

Prends-moi.

On va nous voir...

Je m'en fous. J'en ai envie.

Esmée et Frederick prenaient le thé, dans le salon. Elle était plongée dans les pages théâtre du Times, il feuilletait le Financial. Les énormes lunettes remontèrent discrètement, derrière la barrière des pages. Son mari avait l'air soucieux. Plus soucieux que de coutume lorsqu'il lisait son journal. Les rides entre ses sourcils étaient plus prononcées.

À quoi penses-tu ? Tu as l'air... de quelqu'un qui cherches des solutions.

L'avenir. Je pense à l'avenir.

Comme nous tous.

Elle se rencogna dans le fauteuil. Si c'était de l'avenir dont il se souciait, elle n'avait pas de soucis à se faire. Quoique...

Tu ne trouves pas que Sandra...

Je sais ce que tu penses. C'est la période. Elle s'apprête à reprendre le cabinet. N'importe qui serait... chamboulé.

Mais je persiste à dire qu'il y a autre chose. Je le sens.

Elle s'était penché par dessus son journal, qu'elle chiffonnait à présent. Frederick sourit. Sa femme était toujours anxieuse à propos de Sandra. Ça le faisait toujours sourire. Elle ne doutait jamais du succès de ses pièces, ni de son talent, ni de lui, ni de quoique ce soit. C'était la femme la plus sûre d'elle qu'il connaisse, à part peut être Diane, et Catherine. Bon dieu, les femmes, dans cette famille... de drôles de numéros. Mais pour sa fille, Esmée ne pouvait s'empêcher de voir des problèmes partout. Quand lui ne voyait que des solutions.

Si elle a quelque chose à dire, elle le dira. Les femmes de cette famille ne sont pas connues pour garder quoique ce soit pour elles ! Rit-il, de bon cœur. Il se pencha pour caresser la main d'Esmée, déposer un baiser sur la joue, tout en se levant.

Elle fit semblant de s'offusquer. Il avait marqué un point. Au loin, dans le couloir, un murmure de voix approchait. Diane fit son entrée dans le salon, ouvrant les portes en grand, déjà en train de jeter des reproches.

J'ai un coup de fil à passer, conclut Frederick en reboutonnant sa veste. Diane, la salua-t-il sèchement en passant.

Frederick, lui répondit-elle obséquieusement, avec une révérence.

Déjà un verre à la main ?

Seulement quand je ne dors pas.

Il leva les yeux au ciel et quitta le salon alors que la tornade au brushing éclatant s'installait sur le divan. « Alors, Esmée, comment va Londres, sans toi ? Mieux, sans doute ? » Les énormes lunettes en écailles frémirent. Puis les cris habituels retentirent. Charles se glissait par la grande porte discrètement, en tenue pour aller faire son jogging quotidien. Lorsqu'il mit les écouteurs, les hurlements disparurent pour laisser place aux basses de rap américain. Catherine se glissa discrètement dans la pièce, en peignoir, avec un large sourire, et l'envie d'en découdre. C'était le sport familial. « J'ai manqué quelque chose ? » Les deux furies se retournèrent vers elle. Les cris redoublèrent d'intensité. Dans le hall, au pied de l'immense escalier, Frederick jetait des coups d'œil autour de lui. Personne. Il laissa un message. « On se retrouve à l'endroit habituel. Viens, il faut qu'on parle ». Il franchit les portes du manoir.

Robbie et Sandra étaient assis dans le canapé de Clarice, celle-ci s'était lovée dans son fauteuil préféré. C'était comme avant. Quand ils conspiraient pour faire des bêtises qui rendaient un peu plus folles leurs mères. Ils avaient juste l'air d'adultes, maintenant. « Alors, qu'est ce que vous en pensez ? Maggie est d'accord », leur lança-t-elle. « Tu sais ce que j'en pense », fit Robbie, froid, synthétique, à son habitude. « T'es vraiment un rabat-joie, Robbie, allez, il faut qu'on le fasse ! Ces vieilles folles vont en crever ! », s'amusa Sandra. « Je ne savais pas comment le faire de toute façon. Autant que ce soit comme ça », trancha la métisse. À ses côtés, Robbie gardait une moue presque désapprobatrice, les bras croisés sur son torse. Mais une lueur lui était apparu dans les yeux. Il se relâcha, doucement. « D'accord. Mais c'est bien parce que c'est toi, Sandra. Et que le spectacle risque d'être inoubliable ». Il consentit même un sourire. Sandra lui donna un léger coup de coude. « Alors, à ce dîner qui sera inoubliable ! », conclut Clarice. Ils trinquèrent de bon cœur.

Le vent se levait. À Midsomer, ça annonçait généralement un orage. « Au moins une averse », se dit Betty Woodrow en rentrant ses plus précieux pots de fleurs sous la véranda. De l'autre côté de la haie, elle entendait Glenda Grady qui en faisait de même. Elles savaient se prévenir du mauvais temps.