CHAPITRE 1
Des choses se perdent
Bordel.
Bordel de merde.
Jamais je ne m'habituerais à cette vie de Moldu. À ces satanés bus sous-terrain, et à ce brouhaha électronique qui s'échappait des casques, et à ces téléphones touchables avec lesquels je ne parvenais jamais à joindre une personne sans avoir d'abord appelé trois inconnus. Pardon, tactiles. Merdiques, si vous voulez mon avis. Un abruti, un parmi tant d'autres, de ce côté là du monde, me bouscula alors que je m'engouffrai hors de cette bouche d'égouts pour humains, renversant au passage la pochette que je tenais dans les mains. Ça aussi, j'avais du mal à m'y faire. Toutes ces feuilles pleines de nombres avec lesquelles je me promenais dans cette ville fade et froide. Les gens se moquaient de moi, au travail. Ils ne comprenaient pas qu'un jeune homme de mon âge refuse d'utiliser ces boîtes rectangulaires munies de ce qu'ils appelaient intelligence artificielle, ce qui était le mensonge le plus absurde que j'avais jamais entendu de toute mon existence. Et j'avais pourtant passé six ans chez les Serpentards. Ramassant piteusement mes notes de la flaque d'eau dans laquelle elles avaient atterri, je regrettais que ces incapables de collègues ne soient pas là pour constater que leur cher ordinateur n'aurait pas apprécié ce bain improvisé. Je voulais démissionner. Mais dans ce monde, je n'étais plus grand chose, et j'avais besoin d'argent. Alors je mettrais au point un plan pour me faire virer d'ici la fin de la semaine, encaisserait les indemnités, et me lancerait en quête d'un nouveau travail. Pathétique, en effet. C'était pourtant ce que j'avais fait, et refait, et refait, depuis maintenant deux ans. Je ne conservais pas un emploi plus de trois mois. Rien n'allait, rien ne me convenait. À croire que je n'étais pas fait pour vivre ici, parmi eux. Amusant, hein ? Toute ma courte vie, j'avais craché mon venin sur les Sangs-de-Bourbe, mais qu'étais-je, ici ? Un aigle volant parmi les moucherons. Le prestige de la situation s'était fait la malle, pour laisser la part belle au ridicule. À un moment donné, et ce pendant à peu près cinq minutes, une après-midi ensoleillée, tout quitter pour recommencer une vie parmi les ordinaires m'avait paru être une idée judicieuse. J'avais eu tort, et chaque goutte de pluie qui dégoulinait dans mes cheveux et roulait sur mon visage me le rappelait.
« Eh, toi, fais attention où tu mets les pieds ! » Je lançai à un passant qui d'un coup de coude avait à nouveau fait valser ma pochette de mes mains.
Sale petit con. Je l'aurais castré d'un coup de baguette, si j'en avais eu la possibilité. Ah, non, minute, c'était une femme. Quand bien même, j'aurais trouvé autre chose. Mais aux grands maux les grands moyens, et pour éviter ce genre de débordements, j'avais enfermé mon arme dans un coffre fort, que j'avais enterré profondément dans un cimetière, à défaut d'une meilleure cachette. Elle n'y était plus qu'un vulgaire bout de bois. Je ne m'étais pas résolu à la détruire. D'une part, parce qu'elle représentait une partie de moi que j'étais prêt à laisser derrière moi, mais pas à abandonner complètement. D'autre part, parce qu'on ne savait jamais : si je devais un jour commettre un meurtre parmi les Moldus, et Dieu sait s'ils m'en donnaient raison, ce serait probablement la façon la plus propre et la moins détectable.
Soupirant, j'achetai à manger à un vendeur de sandwich ambulant, parce qu'il était déjà tard et qu'Elle n'était pas plus la reine de la cuisine que moi. Passant la porte de mon appartement, je fis un détour par la salle de bain. Contemplai dans la glace les cheveux blond platine que le temps avait encrassé, et les traits tirés et fatigués de mon visage. Je soupirai à nouveau, et me déshabillai. Elle ne dormait pas. Son visage se tourna vers moi lorsque je pénétrai dans la chambre. Elle dit quelque chose que je n'entendis pas. Sans un mot, je me contentai de rejoindre son côté du lit, et d'enjamber son corps sans me soucier de la lourdeur du mien. Comme tous les soirs, ce fut brutal et sans intérêt. Et comme tous les matins, je me réveillerais satisfait et dégoûté, un goût amer sur les lèvres que je ferais passer avec un café immonde dont je me plaindrais toute la journée.
Les journées se suivaient et se ressemblaient. Comme si quelqu'un s'attelait, tous les jours, dans l'ombre, à décoller d'un moule à la forme bien trop définie les mêmes contours géométriques et sans couleur qui dessinaient ma vie. Sans couleur, peut-être, mais mouillé, très mouillé. À croire que cette ville était sous-marine en plus d'être laide. Et comme je n'avais toujours pas investi dans un parapluie, j'arrivais au travail trempé.
« Eh ben ! » commenta la secrétaire de la réception, une petite brune pétillante, à mon arrivée. « Laisse-moi deviner, tu étais en retard et tu n'as pas eu le temps de prendre une douche. »
« Ta gueule, Annalise. »
C'était ma façon de lui dire bonjour, et elle était pourtant la seule personne dont je supportais l'existence, dans cette entreprise.
« Tu as entendu parler de ça ? » poursuivit-elle comme si de rien n'était en me montrant son écran d'ordinateur. « Apparemment, c'est la troisième victime, mais la police avait jusqu'alors empêché l'affaire de sortir dans la presse. Pour éviter toute psychose de masse. Tu m'étonnes. J'en tremble depuis une heure ! Regarde les poils de mes bras. »
Je m'adossai à son comptoir, ignorant royalement ce qu'elle était en train de déblatérer.
« Je démissionne. »
Bon, d'accord, j'avais changé d'avis pendant la nuit. Je ne pouvais pas attendre la fin de la semaine. Un jour s'écoulait ici à la vitesse d'une année, et je n'avais pas sept ans à perdre.
« Quoi ? » Son visage changea drastiquement d'expression. « T'es pas sérieux. » J'hochai la tête. « Oh mon Dieu, t'es sérieux. »
Un sourire naquit sur mes lèvres alors que je m'éloignai d'elle. Elle me suivit au petit trot, ses talons ricochant maladroitement contre le sol.
« Attends une seconde, tu ne peux pas faire ça. Qui vais-je embêter, tous les matins, moi ? »
« Trouve-toi une autre victime. »
« Hé ! » Elle attrapa mon bras, me forçant à m'arrêter. «Je suis sérieuse. »
« Tout comme moi. »
« Où vas-tu aller ? »
« Je ne sais pas. N'importe où. » Elle me toisa du regard comme si j'avais sorti la connerie du siècle. « N'importe où sera mieux qu'ici. »
« Ah, merci, sympa. »
Je secouai la tête. J'admettais que cette folle allait peut-être me manquer. Enfin. Je me l'admettais, à moi-même, pas à elle. N'abusons pas non plus. Le patron accueillit ma démission les bras ouverts, et j'exagérais à peine. Je me mordis la lèvre inférieure en réalisant que j'avais abandonné la partie si proche de la victoire. Comprenez : le licenciement. Tant pis. Annalise supervisa le rangement de mes affaires, sous prétexte qu'elle s'inquiétait du fait que je puisse oublier quelque chose. Je la soupçonnais d'essayer en réalité de me piquer quelque chose en douce pour que je revienne le chercher plus tard. Agacé par ses jacassements, mais malgré tout légèrement touché, je fis semblant de ne pas la voir mettre mon stylo favori dans son décolleté (la pauvre devait se maudire de ne pas avoir de poches dans sa robe), mais refusai par contre le câlin qu'elle proposa alors que je quittai les locaux. Elle laissa retomber ses bras le long de son corps en m'insultant de je ne sais quel nom, et c'en était ainsi fini de ma carrière, pourtant si prometteuse, de comptable.
Je passai le restant de ma journée à errer dans les rues sans destination précise. Mission : trouver un nouveau boulot. Les gens ordinaires se contenteraient d'éplucher les petites annonces sur Internet, mais je ne souhaitais pas l'être. Ordinaire. Je passai néanmoins devant un bar tabac et envisageai de feuilleter un journal. La une m'arrêta net dans mon élan, et je le reposai à sa place avant de l'avoir ouvert. Au lieu de ça, je regardai à droite à gauche, guettant une illumination divine, un signe du destin, un halo de lumière ou une gigantesque flèche clignotante qui m'indiquerait le chemin à suivre. Mais rien ne vint. Peut-être n'étais-je vraiment pas à ma place ici. Le hic, c'était que je n'étais pas non plus à ma place là-bas. La seule idée d'y retourner me rendait malade. Je finis par passer devant de grandes baies vitrées. Un grand laboratoire. J'ignorais tout de ce qui se tramait là-dedans. Pour être honnête, j'ignorais tout des sciences en général. Seulement, je savais qu'à chaque fois que mes pas m'avaient amené dans ce coin de la ville, il y avait eu derrière ces vitres quelqu'un s'attelant à je ne sais quelle tâche, et ce quels que soient l'heure ou le jour. Mais là, c'était différent. Les deux hommes que j'apercevais ne travaillaient pas. Ils se disputaient. Quelle ambiance. Un coup d'œil sur ma montre m'indiqua qu'il était dix huit heures passées. L'hiver étant presque entamé, il faisait déjà nuit. Non, décidément, je ne trouverais pas mon nouvel emploi aujourd'hui. Je levai les yeux au ciel et m'apprêtai à tourner les talons lorsque la dispute s'envenima. Instinctivement, et bien que ne craignant rien, je reculai d'un pas alors que le premier coup de poing fut lancé. Ces Moldus se mettaient dans de ces états. Et je ne croyais pas si bien dire. J'assistais à une escalade de violence démesurée. Un ordinateur s'écrasa au sol, une femme se mit à hurler dans l'espoir vain de séparer ses deux collègues, l'un d'eux traversa la vitre. Incroyable. Je reculai pour éviter la pluie d'éclats de verre. Un pas, puis deux, le troisième fut le dernier. Sans comprendre pourquoi, je perdis l'équilibre. Mon crâne heurta un sol humide.
Et puis le noir.
Le noir total.
