Note de l'auteur: Il y a deux ans, quand j'étais encore une adolescente boutonneuse, j'ai écrit cette histoire. Aujourd'hui, je l'ai relu et je me suis dit que ça n'était pas trop mal. Alors voilà une histoire pas trop mal pour vous en espérant que vous la trouverez, vous aussi, pas trop mal.
Aujourd'hui, c'est jour férié dans tout Panem. Je ne peux pas m'en réjouir. Ce jour commémore la mort de mon grand-père. Il était le premier vainqueur des Hunger Games. En réalité, c'est une occasion de plus pour le Capitole de raviver la terreur des Jeux, à un mois de la Moisson. Dans tous les Districts, on nous diffuse un résumé d'une édition, avec obligation de regarder. Tout ça dans une ambiance lugubre. Au Capitole, même processus, mais l'ambiance est beaucoup plus festive. Les vainqueurs sont tenus d'être de la soirée. Si l'un d'eux est mort, – vieillesse, alcoolisme – on envoie un membre de sa famille. Ce n'est pas ma mère qu'on a choisie. C'est moi. Parce qu'à l'enterrement, il y a trois ans, c'était sur moi que les caméras étaient braquées. J'entends encore les commentaires fait à mon égard lors de la rediffusion nationale. « Quelle poitrine ! Où a-t-elle trouvée cette couleur de cheveux ? Ce blond ! Il brille plus que le soleil ! Et ces jambes ! Là, regardez-moi ces jambes ! (il y a eu un zoom sur mes jambes dénudées) J'aimerais les avoir aussi longues et fines ! » L'enterrement a été délaissé pour ne filmer que moi. Comme une demoiselle d'honneur qui volerait la vedette à la mariée le jour de son mariage. Et désormais, on fait appel à moi pour les soirées au Capitole. Parce que les gens sont ravis de revoir celle qu'ils ont surnommée « La perle du District Un », en référence à l'économie de mon District.
Personne n'attend la Moisson avec impatience. On aimerait repousser ce jour encore et encore pour qu'au final il n'arrive jamais. Moi encore plus. J'ai dix-huit ans et c'est ma dernière Moisson. Il y a alors deux possibilités : soit je suis sélectionnée et je deviens un pion entre les mains du Capitole. Soit je ne suis pas sélectionnée mais deviens quand même un pion entre les mains du Capitole. Enfin, entre celles du styliste Orion Brown. Je serai une poupée qu'on habille et qu'on fera défiler devant des milliers de personnes. Que je le veuille ou non. Il m'arrive de me réveiller en sueur à la suite d'un cauchemar dans lequel je me vois transformée des moustaches de chat qu'on m'ajoute, une petite queue de lapin, des ailes d'oiseaux…
Pour le moment, la soirée est aussi un cauchemar. Il est plus de minuit lorsqu'on cesse enfin de me demander des photos et de mes poser des questions, auxquelles je réponds avec autant d'entrain que possible. Je profite de ce temps libre pour rejoindre Alani. Je m'affale sur la chaise à côté. Ma meilleure amie me regarde d'un air amusé.
- Tiens-toi droite ! aboie-t-elle.
Je la fusille du regard. Cela fait déjà quatre heures que je suis debout, droite, sur des talons de douze centimètres. Rien que ça constitue en soi une épreuve digne des Hunger Games. Je commence à me servir de tout ce que je trouve sur la table devant moi et mange comme une affamée. J'espère que des caméras sont braquées sur moi en ce moment-même. Il en serait fini de mon image de jeune fille glamour.
- Je sais que tu ne prends pas un gramme, même quand tu te gaves, dit Alani. Mais tu devrais au moins mâcher, sinon tu vas finir par vomir.
Je hausse les épaules et continue à manger sans décélérer, ignorant de ce fait son conseil.
- C'est ce qu'ils font tous au Capitole, je dis, la bouche pleine. Je ne t'ai pas trop manquée, sinon ?
- Bien sûr que non, tu penses. Je me suis occupée. J'ai bavardé avec les carrières de ton District. Tu sais comme ils sont bavards.
Je tourne la tête pour observer les carrières, à l'autre bout de la table. Ils ne parlent pas. Ils sont pour la plupart les enfants d'anciens carrières vainqueurs des Jeux. Je les ai donc déjà vu lorsque je rendais visite à mon grand-père, au Village des Vainqueurs, mais je n'ai jamais fricoté avec eux. Ils n'en donnent pas envie, avec leurs regards de pierre et leurs muscles bandés, comme s'ils étaient prêts à vous attaquer n'importe quand. Comme maintenant. Peut-être parce qu'ils nous ont entendu. Mais la musique est tellement assourdissante que j'en doute. Je suis à peu près sûre qu'Alani et moi pouvons parler en toute tranquillité. C'est peut-être pour cette raison qu'elle me lance soudainement :
- Je vais me porter volontaire à la Moisson.
Je manque de m'étouffer avec un morceau de gâteau à la fraise. Pendant quelques secondes, je toussote, et Alani donne des petites tapes dans mon dos pour faire passer la bouchée. Mais même après avoir repris mon souffle, je reste silencieuse. « Non, non, non ! » je pense. Si je ne suis pas tirée au sort à la Moisson et que je deviens la poupée du Capitole, Alani resterait l'une des seules choses de bien dans ma vie. J'ai envie de la raisonner, de lui dire à quel point sa décision est stupide. Mais je sais qu'elle ne fera pas ça de gaieté de cœur. Les parents d'Alani étaient tous deux des carrières du District Deux, qui ont gagnés les Hunger Games. Comme tous les carrières, être un tribut pour son District représente une immense fierté. Pour cette raison, ils entrainent Alani depuis l'enfance. Mais elle n'a jamais été tirée au sort jusque-là, et ils voudraient qu'elle se porte volontaire. Ils la détestent pour ça. Comme pour compléter mes pensées, Alani dit :
- Mes parents me laisseront enfin tranquille.
Je ne peux m'empêcher d'ajouter, d'un ton amer :
- Et si tu meurs ?
Alani n'a jamais aimé les Hunger Games. C'est ce point commun qui nous a rapprochées. Bien qu'elle soit musclée, je sais que sa condition physique est nettement inférieure à celle des autres carrières. J'ai déjà entendu ses parents s'en plaindre.
C'est à son tour de hausser les épaules. Je la comprends. Le monde des morts est peut-être mieux que celui des vivants.
Nous n'avons pas le temps d'égayer notre lugubre conversation, car on m'accoste à nouveau, et c'est reparti pour une séance photos et autographes interminable. A quatre heures du matin, lorsque je rentre dans ma chambre au Capitole, je suis épuisée. Mais je me rends compte que ce n'est pas de la fatigue physique. Sourire, plaisanter, rire, mentir : c'est ça qui est épuisant. Heureusement qu'il y a Sapphire. Elle était ma nourrice, petite. Puis elle s'est occupée de mon grand-père jusqu'à sa mort. Quand on m'a assignée au Capitole, mes parents m'ont remise sous sa garde. Elle fait partie de la famille. Elle m'aide à m'enlever ma tonne de maquillage, dénoue ma coiffure compliquée, masse mes pieds endoloris. Autrefois, elle s'occupait de moi tout en me racontant des histoires. Mais plus maintenant, parce qu'on lui a coupé la langue. Parce que je l'ai trahie. Chaque soir depuis ce jour, je lui murmure que je suis désolée. Elle pose un doigt sur mes lèvres pour me dire de me taire. Oui. C'est moi qui devrais ne plus parler. Puis elle s'en va après une ultime caresse sur ma joue. Me laisse dans le noir. Plus d'histoires.
Même si je m'endors facilement parce que je suis épuisée, j'ai le sommeil agité. D'abord, je rêve de ces fois où Sapphire me racontait des histoires. Des histoires vraies sur un Panem libre autrefois appelé Etats-Unis. Puis le rêve se transforme en cauchemar. Je les vois – les autorités du Capitole – tirer sur la langue de ma nourrice qui se débat, et soudain, CLAC ! La langue est coupée d'un coup de ciseau et le sang coule à flot.
Nous quittons le Capitole pour le District Un en début d'après-midi le lendemain. Je regarde le paysage défiler par la fenêtre du train sans nostalgie. Dans un mois, je reviendrai. Pour faire carrière, ou pour mourir. Le trajet jusqu'à mon district est rapide. De retour à la maison, j'ai l'impression de pouvoir enfin respirer. Même si je suis aussi connue dans le District, on ne me regarde pas comme si j'étais une bête à la fois curieuse et fascinante. Quand bien même, je surprends parfois des regards emplis de jalousie. Et c'est encore pire.
Il n'y a que chez moi que je peux être moi-même. Pendant un instant, après être rentrée, je me pose. Je souffle. Quand ma petite sœur d'un an et demi vient me chercher pour jouer avec elle, je ne lui refuse pas. Je veux qu'Elea ait le souvenir d'une enfance heureuse. Parce que plus tard, son insouciance et sa joie disparaîtront. Après avoir joué une petite heure avec elle, je me couche. Le manque de sommeil a raison de moi. Je dors beaucoup mieux ici, ceci dit. Quand je me réveille, mon horloge marque vingt-trois heures. Mes parents ont dû juger bon de me laisser dormir. Je trouve mes volets fermés, et c'est Sapphire qui a dû m'enfiler mon pyjama. Du coup, je me sens en pleine forme. Plus question de somnoler. Je décide de sortir. Je me rhabille et enfile un manteau, car les nuits sont fraîches. J'aime la nuit. Contrairement à l'opinion générale, je trouve qu'elle apporte un certain réconfort. Elle me cache des paparazzis, par exemple.
A peine suis-je sortie que j'entends :
- Tu dois avoir pris la grosse tête pour ne pas être venue me voir.
Je reconnais la voix, mais je ne distingue pas clairement la silhouette. Je ne saurais donc dire si Ezra, voisin et ami d'enfance, est en train de plaisanter. Mais je suis quasiment sûre qu'il l'est. Je continue donc sur cette lancée.
- Une star ne parle pas à ses voisins, je dis sur un ton faussement hautain.
Je l'entends pouffer, puis il sort de sa cachette et son visage est éclairé par la lune. J'ai plaisir à le voir. Même si je ne suis jamais mieux que chez moi, il y a toujours un air de Capitole qui flotte. Alors qu'avec Ezra, j'ai l'impression d'être une jeune fille normale, qui traîne avec un de ses camarades de classe. Avec Alani, nous craignons le Capitole. Avec Ezra nous nous en moquons. Ainsi j'ai l'impression qu'il ne s'agit que d'une source de plaisanterie.
Nous marchons côte à côte. Pas besoin de nous concerter pour savoir où aller : nous marchons automatiquement vers le lac. Il n'est qu'à quinze minutes à pied, mais il est difficile à trouver, à travers bois.
- Je t'ai vu à l'écran hier soir. Tu étais belle avec tout ce maquillage.
Si ça n'était pas Ezra, ces paroles auraient pu vraiment être un compliment. Mais avec Ezra, nous pensons toujours le contraire de ce que nous disons, sur le Capitole. Au cas où. Ce qui veut dire qu'il m'a trouvée ridicule.
- Sans ça, tu parais complètement banale, ajoute-t-il.
Ca, c'est un compliment pour moi. Mais je continue à jouer la fille à grosse tête, parce que ça m'amuse. Alors que nous nous asseyons au bord de notre lac, je me penche vers lui et pose mes lèvres sur les siennes. Il n'est pas surpris et prolonge le baiser. Mes mains passent dans ses cheveux, il m'agrippe par la taille et me plaque contre lui. C'est un accord que nous avons passé, lui et moi. On partage nos expériences de jeunesse ensemble. Il n'y a rien d'ambiguë. Ca l'amuse aussi, je le vois à son sourire malicieux lorsqu'il se retire, hors d'haleine.
- Mouais, déclare-t-il. Bof. Banale.
Je m'esclaffe.
- Je crois qu'on nous a suivis, dit-il soudainement.
J'écarquille les yeux. Ezra se lève, et prend ma main pour m'aider à en faire de même. Puis il me prend dans ses bras et entame un slow silencieux. En réalité, cette danse a pour but de me faire voir la personne tapie entre les arbres qu'il avait remarqué. Si elle pensait être discrète, c'est raté. On la repère de loin, avec ses cheveux orange. Un paparazzi du Capitole. Je ne m'en inquiète pas. Elle est trop loin pour nous entendre, et le visage d'Ezra est caché par sa capuche, qu'il rabat sur sa tête la plupart du temps.
- Félicitations, je dis. Demain, tu auras ta première page dans les journaux. On t'appellera « le mystérieux amant ».
Et en effet, le lendemain matin, Sapphire avait posé un journal à côté de mon petit-déjeuner, avec en première de couverture, moi embrassant un visage encapuchonné. Les gros titres disaient : « Camryn Nightingale : Mais qui est son mystérieux amant ? »
Je parcours l'article en Page Six et je suis vite rassurée : le nom de Ezra n'apparaît nulle part. En revanche, il y a une critique plutôt sévère quant à ma façon de m'habiller – trop banale. Je déchire l'article pour le conserver, consciente que cela nous fera un bon sujet de conversation, à Ezra et à moi.
C'est alors que je suis sur le point de sortir que ma mère m'accoste :
- Des journalistes sont passés ce matin. Ils voulaient te poser des questions.
Je hausse les épaules.
- Qu'ils repassent plus tard alors.
- C'est ce que je leur ai dit.
Traduction : ne sors pas, ne bouge pas d'ici avant qu'ils reviennent. Ma mère déteste avoir à faire au gens du Capitole autant que moi.
- Tu leur diras de passer à l'atelier alors.
Et je me sauve en me demandant pour la énième fois comment la relation entre ma mère et moi a pu se détériorer à ce point – à un point tel que le mot « relation » est même devenu inapproprié. Je crois qu'elle m'en veut inconsciemment. Je sais qu'elle a détestée son enfance au village des vainqueurs, avec tous ses rapports au Capitole et aux Hunger Games. En épousant mon père, elle a pu quitter tout ça et vivre une vie plus paisible, moins stressante, moins médiatisée. Jusqu'à ce que je devienne l'égérie du Capitole il y a trois ans.
Je monte dans la navette – surveillée par des Pacificateurs pendant les heures de pointe comme celle-ci – pleine de pensées amères et nostalgiques, qui sont toujours présentes dans mon esprit lorsque j'arrive à l'atelier de mon père. C'est en réalité plutôt une usine où on y fabrique toutes sortes d'objets de décorations intérieures. Les plus jeunes confectionnent des vases, c'est là que je rejoins Ezra. Il est en train de souffler du verre. Il a chaud, je le vois à la sueur qui perle de son front, sous ses bras, dans son dos, mais je sais qu'il aime ce travail physique. Je pose mon regard sur ses muscles pendant un court instant, ce qui suffit à me rappeler qu'Ezra est un homme à présent. Un bel homme.
- Hé, Camryn ! s'exclame-t-il en m'apercevant soudain.
Il dépose son vase au four, soulève ses lunettes de protection, puis vient me serrer dans ses bras.
- Tu colles, je dis.
Il rit et m'embrasse sur la joue.
- Et tu piques.
Il s'esclaffe encore plus fort et je me joins à lui.
- Ma maîtresse est de mauvais poil ce matin, constate-t-il.
- Tu as vu les journaux ? je m'étonne.
- Je suis passé devant le kiosque en partant travailler. Il n'y avait que ça.
Je grogne. Il passe ses doigts sous mon menton et me relève la tête de sorte que je le regarde droit dans les yeux.
- Personnellement, je suis jaloux. Cet homme sur la photo est chanceux de t'avoir pour maîtresse.
Je m'esclaffe à nouveau mais après coup, alors que je m'éloigne, je me demande s'il était sérieux. Impossible à savoir, comme nos conversations sont généralement ironiques. De toute façon, je n'ai pas le temps de m'attarder dessus, puisque j'attaque la décoration des vases. C'est une activité qui demande beaucoup de concentration et que j'adore. Mon père dit que je fais les meilleurs vases de l'atelier. Je ne sais pas si c'est vrai, mais ça fait toujours plaisir à entendre.
La journée passe beaucoup plus vite que toutes celles passées au Capitole. Je suis interrompue dans l'après-midi par les journalistes du Capitole que j'avais réussi à chasser de mon esprit. Pendant l'interview, je répète l'histoire que Ezra et moi avons mis au point hier soir après nous être fait surprendre – nous nous sommes amusés à créer des histoires toutes plus farfelues que les autres, mais il en fallait quand même une qui tienne la route. J'avais donc rencontré X à la Moisson – non je ne donnerais pas son nom pour préserver son intimité – et nous avons fricotés ensemble quelques fois, mais rien de plus. « Pas de sentiments. Vous savez ce que c'est, que d'être jeune. » Et j'avais mis fin à l'interrogatoire d'un clin d'œil plein de sous-entendus.
Il y eut quelques autres journalistes dans les jours qui suivirent mais une fois l'engouement sur ma vie privée passé et le quotidien revenu, le temps est passé vite. Trop vite. Et la Moisson est arrivée.
