J'ai commencé cette fanfiction il y a quelques mois, je m'efforce de publier le premier chapitre maintenant afin d'être sûre de ne pas y revenir pendant deux ans. Je ne sais absolument pas quand je posterai la suite, mais elle est prévue. Je travaille sur de nombreux projets en même temps, ce n'est pas forcément très intelligent de ma part mais je préfère écrire toutes mes idées avant de me lasser de D. Gray-Man. Il s'agit d'un univers alternatif. Mes fils conducteurs : le passé de Lenalee et Kanda, la relation complice et distante qu'ils entretiennent, les grands dilemmes de Komui, le Londres des années 1888, l'omniprésence de la religion dans leurs vies, les relations conflictuelles, la stérilité de l'existence, la beauté suprême et la folie qui détruit autant qu'elle construit. Fides signifie foi en latin ; parce Lenalee croit aux fantômes qu'elle a elle-même créés, en Dieu et en son frère, que Kanda croit en cette femme qu'il voit parfois, que Komui aimerait croire que sa cadette s'en sortira un jour. Que « tout est dans la confiance réciproque » comme le disait si joliment Mapplethorpe, l'étoile bleue qui a su capter la beauté. La foi est magnifique en ce qu'elle est une confiance gratuite, un amour pur. Magique, Robert.
J'ai exprimé ici l'une des visions que j'ai des personnages, piochant dans leurs caractères pour développer une facette de leur personnalité je suis allée chercher le sensible, l'écorché, le vif et le violent en chacun d'entre eux. Le simple fait d'écrire une histoire avec des personnages ne nous appartenant pas les rend out of character, mais c'est là tout l'intérêt de l'écriture. Comme « le photographe se révèle lui-même pas la façon dont il montre le monde » (Arthur C. Danto, « Sur le fil du rasoir » in Mapplethorpe, éditions Schirmer/Mosel, date inconnue.), la subjectivité de l'auteur intervient dans ses mots, et Dieu merci. Une ribambelle de personnages devrait intervenir dans les prochains chapitres. J'offre cette fanfiction à Caidy, pour de passionnantes discussions passées et à venir, pour Sharp et pour mon junkie préféré - ce qui ne l'engage en rien à l'apprécier, j'aime la franchise. Bonne lecture, je répondrai à vos questions et commentaires avec joie.
« The violent bear it away », Moby ; « Hurt », Johnny Cash ; « Casual lake », Jesus Christ fashion Barbe ; « Old stars », Jack the ripper
« Extase de Sainte Thérèse », Bernin, 1647-52 ; « La Marquise Casati », Man Ray, 1933 ; « Self Portrait n°11 », Arnulf Rainer, 1972 ; « The Church (Sœur Yvette II) », Andres Serrano, 1991.
Fides
I- Lassitude
Une petite main aux doigts fragiles cogna la porte en chêne à plusieurs reprises – ne pas pleurer.
Il y eut quelques secondes silencieuses, puis le bruit d'une chaise qui rase le pavé lui fit songer que bientôt, tout serait terminé. Lenalee Lee inspira profondément. Finies, les heures à attendre la vie, les statues blafardes aux yeux vides, les icônes austères qui vous dévisagent au passage. Finies, les Sœurs aux sourires qui bienveillants, qui fades ou sévères. Finies, les soirées de leur petite congrégation, la mine boudeuse de son ami et les siestes sur l'épaule de l'autre, le nez dans une cascade de cheveux bruns. Ne pas pleurer, ne pas pleurer.
La clé attaqua la serrure de l'intérieur, tout cliquetante, et découvrit le visage sec du locataire de la chambre. Deux yeux bridés la dévisagèrent. Lenalee sentit son corps, son cœur se tendre ; ses yeux à elle tombèrent sur sa paire de salomés rouges, sur cette jolie tâche vive qui rehaussait le carrelage gris.
« Lena ? »
Ses doigts commencèrent à s'emmêler nerveusement, ses dents vinrent manger la moitié de sa lèvre inférieure. Ne pas pleurer.
Le garçon laissa échapper un soupir, le genre de soupir fatigué qu'elle ne connaissait que trop bien et qu'elle devrait bientôt essayer d'oublier.
Tout serait terminé... Tout serait enfin terminé.
Elle releva la tête, et ses mains nouées vinrent se figer sur sa poitrine. Elle plongea ses petits yeux bruns dans ceux du garçon. Elle connaissait si bien son visage qu'elle aurait pu le retracer de mémoire ; les traits durs, les lèvres pincées, la frange trop longue qui tombait sur ses sourcils systématiquement froncés, ce petit air je-m'en-foutiste qui ne le lâchait jamais d'une semelle... Peut-être ne parviendrait-elle jamais à l'effacer complètement – peut-être ne voulait-elle simplement pas l'oublier. Oh, comme elle aurait voulu découper sa silhouette du décor austère de l'abbaye pour l'emmener avec elle, comme elle aurait voulu l'arracher des murs blancs de sa chambre, le prendre par la main et lui dire que pour lui aussi, tout était fini...
« Je vais y aller, Kanda, parvint-elle finalement à lâcher. Je vais partir.
— Oh... Komui est là ? »
Elle murmura une approbation bientôt étouffée par le sanglot qui lui rongeait la gorge.
« Je suis désolée... Je suis tellement désolée. Je veux pas... Je veux pas m'en aller sans toi, je veux qu'on continue de se voir, je veux pas te quitter, je... C'est pas facile, mais... Mais il faut que j'y aille, tu sais... Ko... Komui a dit qu'il m'emmènerait, qu'on allait partir ensemble. Il parait... qu'il y aura un jardin, là-bas. Grand, je veux dire. Komui m'a dit que c'était vert, qu'il y avait une terrasse, que ma chambre était restée comme elle était... Moi je sais pas, je me souviens plus, mais... Je veux y aller, je sais que je veux y aller. »
C'est au moment où elle songea une fois de plus qu'il ne fallait pas pleurer que les larmes se mirent à rouler sur ses cils noirs, gouttant péniblement sur ses joues, laissant derrière elles de longues traînées luisantes. La main de Kanda vint se poser sur son épaule et leurs regards se croisèrent enfin.
« Vas-y, Lena, lâcha-t-il d'un air plutôt calme pour un garçon censé perdre la seule personne à qui il faisait confiance.
— Je veux pas... Je veux pas te laisser tout seul ici... J'ai… J'ai quelque chose pour toi. Un bracelet. Les perles, c'est les Sœurs qui… Tiens. Tiens, prend-le, je… »
Les billes de bois rouge disparurent rapidement entre les doigts racinaires de Kanda, sans acquiescement ni merci silencieux, et Lenalee songea un instant qu'il était étrangement fuyant.
« T'inquiète pas pour moi, ça va aller. File, maintenant. Komui doit t'attendre. »
La jeune fille hocha maladroitement la tête, sourit une dernière fois et regarda la porte se refermer sur la mine presque blasée de son meilleur ami. Elle ne s'était pas attendue à de grandes embrassades, mais sa réaction lui paraissait malgré tout sèche et décevante. Alors c'était là tout ce que cela faisait, de se séparer après avoir partagé plus de six ans de leurs vies ? Après avoir dormi, parlé, respiré ensemble ? Un regard fatigué, un bref signe de la main, un « vas-y » indifférent. Le bruit d'une porte qui claque, qui claque et qui résonne, qui résonne et qui détruit. Une vague amère montait peur à peu dans sa trachée ; le sel grignotait ses souvenirs, les algues engluaient ses pensées, l'eau noyait son amour. Une grimace tordit ses lèvres, ses joues se contractèrent et elle éclata franchement en sanglots, la gorge bouffée par des larmes acérées. C'était comme si l'air n'entrait plus dans ses poumons, qu'une paluche énorme les pressait de toutes ses forces pour en extraire le moindre souffle. Elle posa une main sur le mur de pierre, prévenant une chute probable si la crise continuait. Sa respiration ne fut bientôt plus qu'un faible sifflement, un gémissement plaintif qu'elle ne parvenait pas à étouffer et qui s'échappait de sa bouche entrouverte comme l'on déroule une bobine de fil.
Soudain, comme si l'expansion de l'univers venait d'arriver à son terme, que le Big Crunch faisait enfin écho au Big Bang, que la fleur fanée redéployait des pétales fraîchement régénérés, le temps sembla faire demi-tour. La porte de la chambre s'ouvrit de nouveau et Lenalee ne prit même pas la peine de croiser le regard de Kanda, fondant dans le berceau de ses bras.
« Idiote, te mets pas dans cet état… soupira le garçon en caressant doucement ses cheveux du bout des doigts. Komui va faire la gueule s'il apprend que je t'ai fait pleurer, non ? »
Le nez enfoui dans ses cheveux détachés, Lenalee sentit l'air affluer de nouveau dans sa poitrine, gonflant bronchioles, bronches, poumons et espoir.
Elle leva timidement les yeux mais ne s'entendit pas souffler de « oui » éraillé, trop focalisée sur le contact des lèvres de Kanda sur son front. C'était comme un coquillage de peau rêche contre ses tempes, une sensation brève mais extatique, une main plongée langoureusement dans un sac de grains de café, le moment où le glaçon cède sous la dent. Le baiser s'interrompit, l'arrachant de cette dimension de tendresse que Kanda venait de pénétrer par effraction. Elle redressa franchement la tête.
Tout était fini, tout sauf eux.
Où qu'elle soit, il y aurait toujours ce garçon pour lui ouvrir sa porte au bon moment, pour venir l'écouter raconter sa journée après les vêpres, pour lui tenir la main et la serrer fort. Il avait toujours été là, après tout. Pourquoi la distance briserait-elle leur monde ? Elle se trouva stupide de seulement se poser la question. Ils étaient un, ils étaient un depuis toujours. Une fois, dans sa chambre, enfouis sous un manoir de couvertures que protégeait une clôture de livres, il avait prétendu plus lui ressembler que Komui ; il y avait les longs cheveux noirs et les yeux bridés, certes, mais aussi ces stigmates rougeoyants grâce auxquels ils s'étaient rencontrés. Un seul être qu'Aristophane lui-même n'avait jamais réussi à séparer, qu'Eros n'aurait jamais à réunir. Un. Cela n'avait jamais commencé, cela avait toujours été ainsi – alors cela le resterait.
Les bras froids de Kanda se désenroulèrent de son corps, elle fit un pas en arrière.
Sans un mot, juste avec un sourire déjà nostalgique, elle se retourna et partit vers sa chambre où Komui était supposé l'attendre. Ses pas ne claquaient pas sur le carrelage, embrassant chacun des pavés avec une douceur intense, comme pour leur dire adieu. Lenalee était si aérienne que Kanda se demandait parfois si elle n'était pas la réincarnation du spectre de quelque jeune fille emmurée au monastère des années de cela. Il regarda sa silhouette s'éloigner doucement, lâcha un ultime soupir et ferma la porte derrière elle. Il resta immobile un instant, faisant rouler les perles de bois dans sa main comme les superstitieux secouent leurs dés avant de les jeter, puis ouvrit un tiroir dans lequel il lâcha distraitement le bijou. Le bracelet tomba sur son frère jumeau avant de glisser et de se mêler à des dizaines d'autres reproductions parfaites de l'accessoire. Le caisson de bois semblait grouiller de grasses baies rouges – Kanda ne les comptait même plus. De toutes façons, cela ne servirait à rien. Samedi prochain, au soir, après la visite de Komui, Lenalee débarquerait de nouveau en larmes pour lui annoncer son départ et lui jurer son amitié éternelle avant de s'en aller, persuadée que son frère l'emmènerait avec lui, persuadée qu'elle quitterait enfin les murs austères de l'abbaye.
Et un nouveau bracelet tomberait dans le tiroir.
x
« Ca va ? », il lui demanderait. « Ca va ? »
Pas pour savoir s'il avait profité des douces délices du soleil de l'après-midi, si sa journée avait été agréable ni même comment allait sa jeune sœur. Son « Ca va ? » posé, c'était plus un « Je suis là » qu'autre chose. Une main vigoureuse tendue vers lui, prête à le tenir fermement pour le ramener dans le Londres de 1888. Pour s'assurer que l'univers aseptisé de l'abbaye l'avait bien recraché tout entier, que l'homme d'affaire serait de paire avec le grand frère, qu'Ulysse reviendrait finalement à Ithaque.
Reever Wenham fit quelques pas nerveux avant de s'adosser de nouveau contre la Benz Patent Motorwagen, acquise deux ans auparavant lors de sa présentation à Mannheim. La grande roue qui lui tenait lieu de dossier lui rappelait la barre d'un bateau, et il était vrai que Komui avait des airs de commandant de bord lorsqu'il conduisait le véhicule, cheval de ferraille parmi les bestioles de chair et d'os qui traînaient barouches et calèches sur Picadilly Circus. Un maigre sourire gagna les lèvres de Reever. L'excentricité de son employeur l'amusait rarement, mais il fallait avouer que le voir s'extasier devant l'automobile comme un enfant devant la dernière peluche à la mode avait été plutôt divertissant... Et puis ce voyage dans le Sud-Ouest de l'Allemagne n'avait pas été déplaisant, quoi qu'en pense Brigitte Fey. En plein essor économique, la région représentait un véritable paradis pour les fanatiques de nouvelles technologies – et s'il avait existé un fan-club des inventions loufoques, Komui l'aurait indubitablement présidé.
Sa propre extravagance servait, assez ironiquement, de garde-fou à Komui Lee. L'une des raisons pour laquelle son corps ne dérivait pas aujourd'hui dans la Tamise, belle Ophélie asiatique, doigts figés autour de la gâchette d'un revolver et troisième œil sanguinolent sur le front. Une marge de manœuvre, un moyen de s'échapper de toute la pression qui lui tombait sur la gueule depuis qu'il était né – la mort de ses parents, la folie de sa sœur, la gestion des bordels de Tower Hamlets.
S'il existait une deuxième raison, alors elle portait le nom de Lenalee Lee. Reever n'avait rencontré la jeune fille qu'à de rares reprises, mais chaque nouvelle fois lui confirmait l'amour que son boss portait à sa cadette. Komui lui rendait immanquablement visite le samedi ; il entrait dans l'abbaye en début d'après-midi, les bras chargés de confiseries, de bijoux et de robes soyeuses qu'il prenait un soin méticuleux à choisir et ressortait le soir, bras et cœur vides. Il n'y avait rien d'autre à faire, alors il ne faisait rien d'autre. Il ne parlait jamais de la gamine lorsqu'il revenait, préférant discuter du dernier brevet d'Amédée Bollée que des fantômes de sa sœur – comme si le processus de combustion interne, la vapeur et les carburateurs à gicleur noyé pouvaient combler les trous qui perforaient sa poitrine. Reever posait parfois une ou deux questions auxquelles il répondait distraitement, mais il n'insistait jamais.
Parce que l'Australien avait parfois l'orgueil de penser qu'il était la dernière raison pour laquelle son patron respirait encore l'air pollué de Londres.
Cela faisait déjà quelques années qu'il guidait ses investissements en tant que bras droit, l'accompagnait lors des voyages d'affaire ou des visites des établissements en sa possession, rédigeait son courrier et lui faisait office de mémoire ambulante, mais il n'y avait pas que cela entre eux.
Pas que de la paperasse et quelques rendez-vous gribouillés à la hâte dans un agenda.
Il y avait de longs silences passés dans un salon ; il y avait certains coups d'œil complices échangés lors de dîners embués par la fumée des cigares ; il y avait des engueulades dont ils sortaient toujours indemnes, des couvertures déposées sur le dos de l'autre endormi le nez dans les papiers, des remarques moqueuses, des conseils avisés. Il y avait ces visites. Il y avait ces « Ca va ? ». Il y avait cette confiance sans faille qui, plus épique que la Chevauchée des Walkyries, les protégeait respectivement des aigreurs du monde moderne.
Et pour être honnête, il s'accommodait tout à fait de son rôle de Dr Watson.
Levant les yeux vers les immeubles de pierre sale, le rideau bleu nuit du ciel et ses étoiles qui ressemblaient à des têtes d'aiguilles oubliées par une couturière étourdie, Reever remarqua une silhouette au loin. Vaguement éclairé par la lumière vacillante des réverbères dressés le long des bâtiments, les mains plantées dans les poches de son veston long et le regard encore hanté par les spectres de l'abbaye, Komui Lee remontait fébrilement l'avenue vers la Benz. Il ne jeta de coup d'œil à son employé qu'au dernier moment, lorsque celui-ci lui tendit la paire de gants qu'il avait oubliée en partant.
« Ca va ? » lui demanda Reever dans un nuage de buée.
x
Lorsqu'il ouvrit de nouveau les yeux, il était vingt-et-une heures.
L'espace était plongé dans le noir, mais bientôt ses pupilles percèrent les ombres et l'univers stérile de sa chambre réapparut. La console au sablier de verre fièrement ancrée dans le sol, le chandelier fixé au mur comme une sangsue, l'évier de porcelaine, le lit aux draps frais et l'armoire aux angles secs reprirent leurs places habituelles. Komui avait proposé de lui faire parvenir de nouveaux meubles afin d'égayer la pièce, mais Kanda n'en avait jamais ressenti le besoin. Si l'abbaye ne portait pas le titre de prison, elle en possédait nombre de caractéristiques – lui s'en foutait, de vivre dans une cellule. C'était pour Lenalee qu'il s'inquiétait.
Petit déjà, il s'étonnait de voir les crises de son amie s'accroître au fil du temps. Sa conscience ne cessait de dérailler alors que les cachets qui coulaient dans sa gorge, la bonté du Seigneur et les soins des Sœurs étaient censés lui rendre la santé. Plus lucide à présent, il n'avait plus aucun doute sur les origines de l'aggravation de ses psychoses : l'abbaye, grave et sévère derrière sa pellicule d'or, était une immense plante carnivore qui pompait l'énergie de ses locataires, dégustant leurs forces comme le plus fin des mets. Ce n'était pas de médicaments et de suaves prières dont Lenalee avait besoin, mais de son frère. De son frère et de tout ce qu'elle avait laissée derrière elle dix ans auparavant : de la chaleur, des couleurs, de la vie. Sans être un grand sentimental, Kanda ne parvenait pas à comprendre pourquoi, de quel droit Komui pouvait abandonner sa propre sœur à d'ascétiques inconnus en soutane. Il lui semblait évident que le monastère n'était pas l'environnement idéal à l'épanouissement d'une jeune fille ; pétillante et enjouée lorsque son aîné lui rendait visite, elle se fanait dès qu'il quittait les lieux et se cantonnait dans une indolence que seuls faisaient vibrer les psaumes.
Il aurait suffi de la faire sortir d'ici, de lui trouver un endroit qu'elle appellerait « chez-moi » et les symptômes de Lenalee se résorberaient peut-être, comme la tâche d'encre noire quitterait le papier pour regagner la plume. Seulement Komui était trop lâche, trop businessman, trop occupé, trop désorienté, trop fou et surtout trop attaché à sa cadette pour tenter l'opération, préférant se cramponner aux fragments de conscience qu'il restait à sa soeur plutôt que de risquer de la rendre heureuse une bonne fois pour toutes. De les rendre heureux. Et ça, Kanda était incapable de le comprendre.
Parfois, la méditation aidait à noyer la boule de rage qui trébuchait dans sa tête, ravageait sa gorge et s'hérissait d'aiguilles, déchirant ses boyaux à la manière d'un Morgenstern furieux. Parfois pas.
Alors la haine s'échappait d'entre ses lèvres crispées, bestiole furieuse à la griffe aiguisée. Elle frappait les Sœurs, les Mères, les Pères supérieurs, tous ces connards qui avaient le culot de prétendre être sa famille, labourant la chair jusqu'à l'os, l'âme jusqu'au cœur. Elle dépeçait la viande, arrachait ce qu'elle pouvait, dévorait et vomissait le reste. Une insatiable machine à détruire que nourrissaient les conneries de Komui, les crises de Lenalee et l'hypocrisie nauséabonde des membres de l'abbaye.
Une mécanique amère qui lui bouffait les tripes, lentement, comme se consume la mèche d'une chandelle brûlant la cire qui daigne la soutenir.
Kanda s'obligea à détendre ses muscles crispés, retirant ses ongles des draps propres avant qu'ils n'entament le tissu. Il se leva, enfila une paire de mules asiatiques et un gilet de laine drue que le Chinois avait dû lui laisser lors de l'une de ses visites. Tirant sur les manches du tricot pour qu'elles couvrent bien les stigmates de ses poignets, il sortit de la pièce. Un filet d'air courait dans le couloir, trop faible pour faire valser les vêtements mais suffisamment perfide pour faire frissonner les gens de sortie. Il n'y prêta pas attention et fila jusqu'à la chambre de Lenalee, porté par ses pieds qui connaissaient le trajet par cœur. Il se retrouva devant le quartier général de leur petite congrégation sans réellement se rendre compte du chemin parcouru.
La porte était en chêne massif, sculptée de fioritures qui se voulaient imiter les branches d'un églantier, et portait en son sein un petit vitrail de la Visitation en camaïeu de verre bleu.
Il tendit la main, s'apprêtant à frapper un coup sec.
Lenalee lui ouvrirait la porte et l'accueillerait dans sa chambre, surprise. Il entrerait sans un regard pour le foisonnement d'images pieuses qui couvraient les murs et les forêts de cierges éteints qui poussaient sur les meubles. Dans ce sanctuaire, ils s'asssiraient sur le lit bombé de draps frais et Lenalee chercherait sa main qu'il ne lui donnerait pas.
De sa petite voix trop tendre, elle lui réciterait son habituelle litanie.
Il va venir, tu sais. Il soupirerait. Komui, il va venir. Plongerait ses yeux dans les prunelles vides de son amie. Il me l'a dit, c'est vrai. L'écouterait se persuader que tout allait bien. Regarde, il me l'a même écrit. Lirait les feuilles blanches couvertes de vagues que Lenalee avait elle-même tracées et qu'elle prenait pour les promesses de son frère. Je t'écrirai. Des vagues, à lui aussi ? On viendra te chercher, peut-être. Il hocherait la tête sans conviction. Tu imagines ? Ferait semblant de croire aux contes de fée qu'elle se racontait. Komui a dit qu'il me préparerait le petit déjeuner, mais je suis sûre qu'il le fera brûler... L'observerait s'enfoncer, se perdre dans un labyrinthe dont elle avait elle-même monté les parois. Il a jamais été un super cuisinier, tu sais. Acquiescerait de nouveau. Enfin je crois. Sentirait sa tête s'appuyer contre son bras. Je me souviens plus trop. Entendrait sa voix faiblir doucement. Mais il va venir. Sentirait son corps s'affaisser contre lui, le sommeil la gagnant. Il va venir...
Kanda serra les dents.
Ses doigts cognèrent nûment la surface de bois et bientôt, les pas légers de Lenalee résonnèrent de l'autre côté de la porte.
Quelques notes sur les références lâchées dans ce texte :
Le Big Crunch est le contraire du Big Bang : il s'agirait du destin hypothétique de notre univers si on le considère comme fini et consisterait en l'effondrement pur et simple de dudit univers (je vous renvoie à Mr Nobody, excellent film de Jaco Van Dormael sorti en 2009). Dans Le Banquet de Platon, Aristophane, poète grec, élabore le mythe des androgynes selon lequel il existait auparavant trois sexes – chacun de ces êtres aurait été séparé en deux, et guidés par Eros, nous serions chacun une moitié cherchant à retrouver notre moitié perdue. Ulysse est le héros de L'Odyssée, récit épique d'Homère. Ithaque est son home sweet home. La Benz Patent Motowagen est la première automobile industrielle propulsée par un moteur à explosion. Elle a été conçue par Carl Benz en 1886 et présentée le 3 juillet de cette même année à Mannheim, ville du Sud-Ouest de l'Allemagne. Picadilly Circus est un immense carrefour du West End londonien. Ophélie (Ophelia en vo) est un personnage de la pièce de théâtre Hamlet écrite par Shakespeare et publiée en 1603 ; folle, elle meurt en se noyant dans une rivière. Towers Hamlet est un district du Grand Londres. (J'ai inconsciemment casé Ophélie et Hamlet dans le même paragraphe ?) Amédée Bollée fils (1867-1926) était un inventeur français exerçant dans le domaine de l'automobile. La Chevauchée des Walkyries désigne l'acte III du prélude de l'opéra La Walkyrie (Die Walküre en version originale) composé entre 1851 et 1852 par Richard Wagner. Le Docteur John H. Watson est un personnage fictif créé par Sir Arthur Conan Doyle, narrateur de presque toutes les aventures de Sherlock Holmes et ami de celui-ci – il intervient pour la première fois en 1887, lors de la publication d'Une étude en rouge dans une revue anglaise.
