Nos étoiles contraires

Il se souvient encore de la cérémonie de la remise des colliers. Un événement grandiose pour fêter l'adolescence, le passage progressif vers l'âge adulte, du moins la présentait-on ainsi. Nick était aligné avec les autres enfants, le dos droit et les oreilles hautes de fierté à l'instar de tous ses petits camarades. Son nom étant Wilde, il était parmi les derniers à devoir monter sur l'estrade et le renardeau commençait à s'impatienter ! Il était pressé de devenir grand, comme ses parents, et de devenir un splendide renard. C'était un ours blanc qui remettait les colliers, un officier de police, et lui-même en portait un. Quand son nom fut appelé, Nicholas se tourna vers ses parents avec un grand sourire, le poitrail bombé. Son père tenait sa mère par les épaules avec un petit sourire réservé et celle-ci cachait son museau de sa patte en signe d'inquiétude. Nick pouvait aisément deviner le pli effrayé que devaient former ses babines. Il connaissait bien sa mère et s'estimait déjà assez mature et malin pour la comprendre : elle ne voulait pas qu'il grandisse et aurait aimé garder son petit Nicky pour toujours. C'est ainsi qu'il interprétait sa réaction.

Bondissant sur l'estrade, le gamin s'approcha de l'ours blanc avec un grand sourire que l'autre ne lui rendit pas. Le renard songea que le prédateur devait s'ennuyer ferme de reproduire le même geste pour la cinquantième fois. Nick se fit attribuer son collier et ce n'était pas vraiment agréable à porter. C'était un peu lourd en fait, et encore trop grand pour lui, mais c'était normal, il n'avait pas terminé sa croissance ! Tout fier, le renardeau se tourna vers l'assemblée qui l'applaudit et alla rejoindre ses camarades. Heureux, les enfants se mirent à chahuter et se pousser entre eux en jouant.

« Nick ! » entendit-il crier à son intention, mais ce fut trop tard.

Dans son enthousiasme, le petit reçut un choc électrique douloureux qui le fit sursauter en même temps que deux autres enfants. Il porta les pattes à son collier et jeta des coups d'oeil paniqués autour de lui, rencontrant enfin le regard de sa mère en larmes… Les colliers avaient le but précis de réfréner les émotions trop virulentes des prédateurs, quelles qu'elles soient, et de les rappeler à l'ordre pour qu'ils ne représentent pas un danger. Ce n'était que maintenant, seulement maintenant, qu'il prenait conscience du prix à payer d'en être un…

Cela fait désormais quinze ans que son collier n'a pas bougé d'un iota. Nick est flegme, Nick est patience et nonchalance. On a l'impression que tout glisse sur lui sans vraiment le toucher. On ne l'énerve pas, on ne l'irrite pas, on ne le chagrine pas, on ne le touche même pas. Il se fout de tout. Son faciès affiche les traits de l'indifférence que son sourire en coin arrogant vient renforcer. Il n'a pas peur du stéréotype qu'on lui a attribué, au contraire, il l'a accepté au point de devenir ce qu'on attendait de lui, d'un renard digne du nom. Nick est un arnaqueur sournois, et ses cibles privilégiées, ce sont les proies, surtout les proies crédules et idéalistes. Les proies qui essaient de faire confiance aux prédateurs et de les mettre à l'aise, les imbéciles qui se voilent la face. Aussi grande et bonne que soit leur volonté, Nick n'a pas de scrupules envers eux. Un jour, il fait la connaissance d'une musaraigne crainte, riche, réputée et feint la sollicitude jusqu'à la naissance d'une soi-disant amitié. Par de nombreuses fois, Nick l'arnaque, et le jour où Mr. Big réalise que le tapis vendu par Nick à prix exorbitant a en fait été fabriqué à partir des poils de fesse de putois, le renard frôle de près la congélation. Fort heureusement, il a tellement bien joué son rôle que la musaraigne ne peut se résoudre à lui faire tant de mal, mais promet sa mort s'ils viennent à se recroiser de nouveau. Qui dit vie, dit toujours plus d'arnaques. Nick se fait infirmier, serveur, vendeur de glaces. Il use de ses charmes ou d'artifices, il se trouve des acolytes de sa race, une fausse épouse atteinte de cancer, un faux fils qui fête son anniversaire. Le salopard n'est jamais à court d'idée, un mur s'est érigé autour de son cœur.

Un jour, le destin punit Nick de ses fourberies et le foudroie d'une maladie stupide qui disparaitrait si le renard prenait soin de lui. Bien sûr, Nick n'est pas comme ça. Nick n'est pas vulnérable, ni physiquement, ni mentalement. Son pelage devient sec et décoloré, son museau crème a viré blanc feuille de papier, il a dû mal à mettre un pied devant l'autre, et alors ? Nick a un salaire journalier à tenir ! Il doit rejoindre son fils mais se trompe de rue, se perd, sa vue se brouille, sa respiration se fait difficile et il appuie la patte sur un capot de voiture au hasard. Si le propriétaire est dans le coin, il y a 90 % de chance que ce soit une proie, et qu'elle porte plainte contre lui. Sauf que ce n'est pas elle qui le trouve en premier.

« Monsieur ? Monsieur vous allez bien ? »

« Je…. J'ai connu de meilleurs jours », répond-il en tentant de paraître le plus digne possible.

Il ouvre les yeux et les couleurs flashy d'une veste lui sautent aux yeux. C'est un agent de stationnement. C'est un lapin. C'est une fille. Nick distingue une petite silhouette frêle, de longues oreilles, et de grands yeux violets. Il aime cette couleur. Cela sied étrangement bien au gris de son pelage. Nick pense esthétique. Nick pense qu'elle ferait une jolie carpette. Il est cynique, même dans la souffrance.

« Je vois ça… Ecoutez, je m'appelle Judy Hopps. Je vous emmène à l'hôpital, d'accord ? »

« Non », rétorque t-il sèchement en virant la patte de la lapine d'un geste désinvolte, et peut-être un peu violent car il ressent un petit choc électrique, pour la première fois depuis... il a oublié.

Dans son état de faiblesse, le choc le fait tomber par terre comme une larve et il se sent pitoyable. Son geste envers Judy a attiré d'autres proies. Elles restent à distance raisonnable du prédateur mais viennent soutenir la lapine. C'est pour elle qu'on s'inquiète.

« Il ne vous a pas fait mal ? » demande une chèvre avec sollicitude.

« Quoi ? Mais non ! » réplique Judy qui se penche déjà vers le renard pour jauger son état.

« Ne restez pas aussi près ! Il pourrait vous blesser, il n'a même pas l'air d'avoir tous ces esprits… »

Nick cligne difficilement des yeux pour observer le hamster qui vient de parler, et marmonne, les crocs serrés :

« Crétin… »

« Comment vous appelez-vous ? » demande la lapine, qui ne semble pas avoir entendu.

« Nick … Nick Wilde… »

« Laissez-moi vous aider, Nick, s'il-vous-plait… »

Le renard déglutit et prend une inspiration lente. Il a la sensation d'étouffer mais s'efforce de se redresser, feignant de ne pas se rendre compte que la lapine tient sa taille pour l'aider. Elle a plutôt une sacrée poigne, pour une proie. Mais pourquoi n'a t-elle pas peur de lui ? Il pourrait l'égorger d'un violent coup de griffe, comme tout le monde semble craindre, et l'électrochoc arriverait peut-être trop tard pour l'en empêcher… Bien sûr qu'il ne ferait jamais une telle chose, mais ça n'empêche pas les autres de croire que cela pouvait arriver.

« Je ne veux pas aller à l'hôpital », dit-il, le museau bas.

La lapine hoche la tête, compréhensive.

« Je peux peut-être vous emmener chez un membre de votre famille, ou un ami de confiance ? »

Un souvenir apparait dans l'esprit de Nick à ses mots, comme un flash. Un renardeau affublé d'un collier, et arraché à sa famille par les services sociaux, et des cris. Maman ! Papa ! Et un trou noir.

« Non, vous ne pouvez pas. »

« J'ai l'impression que vous avez du mal à respirer ! »

« J'étouffe. »

« Je vais enlever votre collier. »

Des cris d'effroi s'élèvent parmi les proies attroupées autour d'eux. Nick est trop blasé pour s'étonner de la proposition de la lapine. Encore une idiote d'idéaliste, songe t-il. Et en plus….

« Vous n'êtes qu'agente de stationnement, vous n'avez pas le dispositif. »

On entend des soupirs soulagés et puis…

« Avant ça, je suis agente de police ! » rétorque t-elle, en exposant son badge, qui était planqué derrière sa veste fluorescente.

Des protestations se font entendre. Il est hors de question qu'un prédateur soit laissé sans collier en public, surtout un renard ! C'est trop dangereux. Judy secoue la tête et jette autour d'elle des regards furibonds, ce qui ne fait pas taire les citoyens présents. Cette populace a le pouvoir de refuser qu'elle s'occupe de ce pauvre renard mal en point, mais elle n'a pas dit son dernier mot.

« Venez avec moi, Nick. »

« Non… »

« Ce n'est pas une demande, c'est un ordre. »

Elle passe la patte de Nick autour de ses épaules, pour qu'il s'appuie sur elle, et le fait marcher avec elle.

« Tout le monde, circulez ! » dit-elle avec autorité.

Quelle scène incongrue. Beaucoup d'animaux se retournent pour suivre du regard ce prédateur malade et cette proie bien en forme, bras dessus bras dessous. Le pauvre alité se laisse trainer bon gré, mal gré. Il faut dire qu'il ne serait pas très malin d'énerver la lapine et de se faire mettre au tapis par elle. Ce serait plutôt honteux, voyez-vous, pour un prédateur de sa trempe.

Ils entrent dans un immeuble assez sombre, prennent un ascenseur. On dirait que les murs sont en carton. On dirait le premier immeuble de Nick, du temps où il était un amateur en arnaque. La lapine ouvre la porte d'un studio assez précaire, allume la lumière, et Nick réalise que c'est son studio à elle. Il a envie de lancer une plaisanterie sur l'attitude assez directe de la proie, mais sa gueule bien trop pâteuse lui ôte l'envie de parler.

« Bienvenue chez moi. »

Quand la lapine le fait asseoir sur son lit, là, il se sent obligé de l'ouvrir.

« Croqueuse de mâles ? »

Judy appuie les poings sur les hanches avec un petit air sévère.

« Vous n'êtes pas en état de faire le malin. Maintenant restez tranquille où je vous laisse vous débrouiller dans la rue. »

« Qui vous dit que ce n'est pas ce que je préférerais ? », marmonne t-il d'une voix faible et désagréable.

Elle secoue la tête, ignorant sa remarque, et sort un petit appareil électronique de sa ceinture.

« Ici, personne ne verra d'inconvénient à ce que je retire ça. »

Ses voisins sont absents, en effet. La lapine porte les pattes au collier de Nick, mais celui-ci les saisit des siennes avec douceur.

« Tu n'as pas peur de moi ? » demande t-il en délaissant le vouvoiement.

La lapine l'observe un instant, ses orbes violets miroitant de sentiments qu'il n'est pas en état de décrypter. Inquiétude, compassion, sollicitude, tristesse, crainte… ?

« Non, je n'ai pas peur de toi. »

Il laisse ses poignets et baisse lentement les pattes. Malgré son indolence, les battements de son cœur se sont accélérés à l'idée d'être libéré de l'emprise de ses chaînes. En fait, il n'arrive même pas à croire qu'une telle chose peut se produire. C'est impensable, inespéré… Il entend un cliquetis, le poids sur sa gorge disparait. Nick Wilde, l'insolent, l'arrogant, l'indifférent, n'aurait jamais cru pouvoir ressentir une émotion aussi forte. Ses yeux s'écarquillent et son esprit embrouillé de fatigue se réveille d'un coup. Il suffoque de joie et d'incompréhension et ses griffes agrippent la fourrure libérée de sa gorge, plus courte qu'elle n'aurait dû être. Il regarde autour de lui, transpirant de maladie et d'enthousiasme, son esprit s'évade dans un délire éveillé où tous le monde est égaux, où il est considéré comme quelqu'un, où il est libre et aimé.

Judy sent son cœur se fendre devant la réaction émerveillée du prédateur. Elle essaie de se mettre à sa place et de le comprendre, mais c'est impossible. Il faut l'avoir vécu, pour vraiment comprendre.

« Allonge-toi Nick, je vais t'apporter une tisane, ça te fera du bien. »

Le renard se souvient de la présence de la proie et ramène son regard éberlué sur elle. Cela fait une bonne heure qu'il menace de tourner de l'œil mais, pendant un instant, il la voit distinctement, elle qui est si proche de lui. La lapine est aussi mignonne que les stéréotypes sur sa race l'indiquent. Non, elle l'est même davantage. Un léger sourire s'esquisse sur les lèvres de Nick, très discret, mais plus sincère qu'il ne l'a jamais été.

« Merci. »

Oh il nage encore en plein délire, bien sûr. Attendez un peu qu'il se réveille en meilleure forme. Même si elle en a eu un léger aperçu, Judy n'a pas encore eu la chance de rencontrer le vrai Nick Wilde…