BONSOIR INTERNET

En attendant que je trouve le courage de corriger les deux derniers chapitres de La Vitesse des Cactus, voici un petit interlude centré sur les Juges d'Hadès. Selon un headcanon tout à fait personnel, ils ne sont pas immortels : ils naissent et ils meurent, comme les humains. A la différence prêt qu'eux meurent deux fois: une première fois en temps qu'humain, puis ils arrivent en enfer où leurs âmes se "réveillent", et ils se souviennent de leurs anciennes vies. Puis ils meurent en temps que Spectre, et leur âme est réincarnée : le cycle se répète.

J'en profite pour mettre un TW pour de la mort, de la violence sous toute ses formes, toute sorte de joyeuseté du genre; vraiment si vous préférez une histoire sans drama, allez lire autre chose. J'ai pas envie de vous faire passer un mauvais moment :(

Voilà, des bisous, à la prochaine !


TROIS PAS VERS L'OMBRE

RHADAMANTE

Alexander Williams s'était éveillé au cosmos très tôt, si tôt qu'il ne s'en souvenait pas. Aussi loin qu'il se rappelait, il avait toujours entendu la mélodie chuchotée de cette étrange énergie qui courrait dans ses veines. A ses cinq ans, le petit garçon avait déjà l'intime conviction de ne pas être comme tout le monde, et son caractère s'adaptait à la notion.

Sa mère, Elizabeth Williams, peinait à refréner l'énergie intarissable de son rejeton ; en désespoir de cause, elle l'envoyait souvent jouer dans le jardin entouré de hautes grilles de leur propriété. Les Williams dirigeaient un empire commerciaux des plus honnêtes, acquis à la sueur de le front en vendant des ustensiles agricoles d'une modernité remarquable ; cela leur avait permis d'acheter une belle maison à la campagne, ainsi que le petit bois qui était planté en bordure du domaine. Ainsi, ils avaient un cadre parfait pour élever leurs trois enfants- James, leur aîné, Alexander, et enfin la petite Mary, qui atteignait à peine les six ans quand son grand frère direct sonnait les dix.

A dix ans, Alexander bourdonnait toujours d'une énergie mal contenue, qu'il évacuait en se battant sauvagement avec son frère aîné. Il ne se passait pas un jours sans que les deux gamins ne reviennent les cheveux maculés de terre, le pantalon déchiré et l'œil noir.

Les deux enfants ne s'entendaient pas très bien.

Alexander reprochait à son aîné ses manières bourgeoises qu'il trouvait ridicule, et James méprisait l'air supérieur que se donnait son frère sous l'excuse que lui était différent. Depuis le jour où Alexander avait explosé le tronc d'un arbre dans un accès de colère, son aîné était d'autant plus agressif qu'il avait peur de cette petite crotte blonde aux yeux orageux.

L'année des onze ans d'Alexander marqua un tournant dans sa vie -puisqu'elle prit fin de la plus brutale des manières.

Ce jour là, l'été se faisait timide dans les îles anglaises. Une fine pluie tombait sans bruit sur le goudron et teintait le paysage de gris. La voiture de la famille Williams roulait sur une route fréquentée par les vacanciers ; ils allaient rendre visite à une cousine du paternel, à quelque six heures de route. Six heures, c'était long pour des enfants. Mary s'agitait sur son siège, placé au milieu des garçon pour éviter qu'ils ne s'étripent ; elle avait dans les mains un poney en plastique rose, qu'elle agitait en imitant une voix aiguë tirée d'un dessin-animé quelconque.

A sa droite, James ronchonnait dans son coin, les bras croisés et les sourcils froncés. A sa gauche, Alexander était penché sur une feuille, un crayon à la main, et dessinait d'un air absent.

Depuis quelque temps, il faisait des rêves étranges. Des songes peuplés d'hommes en armure sombre, d'un étrange monde sans soleil et d'un château délabré. Ces visions l'emplissaient d'un étrange sentiment – nostalgie ? Affection ? Impatience ? Il aurait été bien incapable de démêler ses émotions devant la silhouette auréolée de noir qui se dissimulait dans les ombres. Pour essayer de comprendre, de mieux se rappeler, il laissait le crayon courir sur le papier.

Déjà, les traits d'un jeune homme sans visage ornaient la feuille. L'armure qu'il portait, elle, était étrangement détaillée, dotée d'ailes aiguisées et de griffes. Les détails lui venaient naturellement, comme s'il avait eu des centaines d'années pour observer la chose.

« - Tu dessine quoi, Alex ? Demanda une petite voix fluette. »

Mary s'était penchée sur le dessin, abandonnant un instant son poney. Ses yeux de fillette parcoururent le dessin avec curiosité.

« - C'est la Wyvern.

- C'est quoi une wyvern ? »

Le jeune garçon releva un regard confus. Oui, c'était quoi, une wyvern ? Pourquoi la réponse lui était-elle venue si naturellement ? Pourquoi le mort remuait-il ses entrailles ainsi ?

« - Dit Alex, insista la petite. C'est quoi une wyvern ?

- Une Wyvern est une sorte de dragon à deux pattes, répondit leur père, les yeux fixés sur la route. C'est un animal qui n'existe pas, chérie. Pourquoi tu demandes ça ?

- Alex la dessine. Mais on dirait pas un dragon !

- C'est parce qu'il dessine comme un pied, se moqua James. »

Vexé, le cadet se tourna vers son aîné dans l'idée de lui répondre avec verve, mais il n'en eu pas le temps. Un bras plus grand que le siens jaillit et se saisit de la feuille pour la tirer à lui. Un trait noir raya le papier sous l'effet du geste.

« - Il est moche ton bonhomme, fit le garçon avec une grimace. Il est tout difforme là, on dirait qu'il a mis la tête dans un broyeur !

- Je t'emmerde ! S'énerva Alexander, qui tendit le bras pour récupérer son bien. Rends le moi !

- Alexander, ton langage ! »

La mère de famille se retourna. Elle n'avait pas appris à ses fils à parler comme ça !

« - Ouais, ton langage, répéta James, moqueur. Si t'es pas plus gentil avec moi, je le jette par la fenêtre ton truc ! »

Il appuya ses paroles en tournant la manivelle de la fenêtre. La vitre descendit de quelques centimètres et le papier commença à s'agiter dangereusement.

« - NAN ! MAMAN, IL VEUT JETER MON DESSIN PAR LA FENÊTRE !

- James, rends son dessin à ton frère et ferme cette fenêtre, il pleut !

- J'ai froid, pleurnicha Mary. »

La situation s'échauffait dangereusement entre les deux garçons ; d'un côté l'aîné rapprochait lentement le dessin de la fenêtre, de l'autre le plus jeune lui hurlait des noms d'oiseaux et tendait le bras pour reprendre sa feuille. Au milieu, la petite fille s'était mise à pleurer, atteinte par un coup de coude involontaire. Elizabeth se retourna et éleva la voix pour calmer ses fils, sans succès.

Hors de lui, Alexander décrocha sa ceinture pour pouvoir enjamber sa sœur et se jeter sur son frère et lui arracher la feuille des mains. Un morceau de papier resta dans la main de James, déchirant le pied de la wyvern. Fou de rage, le cadet lui mit un coup de poing dans le nez.

« - ALEXANDER WILLIAMS REMET TA CEINTURE IMMÉDIATEMENT !

- IL M'A MIS UN COUP DE POING !

- ÇA SUFFIT, rugit le père de famille en se retournant à son tours. LE PREMIER QUI L'OUVRE ENCORE JE LE... »

Ils ne surent pas quelle aurait été la terrible punition que l'homme leur aurait infligé – en se retournant, il avait quitté la route des yeux quelques secondes, quelques secondes suffisantes pour dévier légèrement vers la gauche.

La voiture arrivant en contre sens les percuta avec violence.

L'espace d'un instant, il n'y eu que le bruit de la ferraille et du verre qui se brisait. Alexander eu le souffle coupé sous la violence du choc, et ne comprit pas pourquoi tout tournait autour de lui, ou pourquoi il ressentit une douleur inouïe sur le côté du corps.

Il roula sur le bitume, le souffle coupé, la vision entachée de rouge et de noir, floue et douloureuse. Il vit vaguement sa voiture encastrée dans une autre, le pare-brise brisé. De la fumée s'échappait du moteur. Il y avait tellement sang sous lui, peut être que s'il fermait les yeux, sa tête ne lui ferait plus aussi mal ?

Le bruit des klaxons s'arrêta brusquement. Il n'avait plus mal.

Étonné, le petit garçon ouvrit prudemment un œil. Il n'y avait plus de bitume sous son corps, mais de la terre poussiéreuse. Les voitures accidentées avaient disparu, remplacées par une immense étendue d'eau trouble.

Alexander s'assit sur le sable, confus. Où étaient ses parents ? Est ce qu'il était en train de rêver ? Cette étrange rivière lui rappelait le monde sombre dont il rêvait parfois…

Il baissa la tête. Dans son poing crispé était chiffonné un morceau de papier. Il la déplia lentement. C'était la Wyvern, minorée d'un pied déchiré par son frère. Lentement, le petit anglais se mit sur ses deux pieds. Il n'avait mal nul part. Il s'avança jusqu'au bord de l'eau et plissa le regard. Il y avait des choses, dedans. Des choses qu'il ne voulait pas rencontrer. Il recula d'un pas.

« - Il y a quelqu'un ? »

Seul le silence lui répondit. Il était seul sur la rive qui semblait s'étendre à l'infini.

Il s'assit à nouveau et entoura ses genoux de ses bras. Il était perdu, seul, dans un endroit qui ne pouvais être qu'imaginaire. Il se demanda fugacement si ses parents avaient été blessés dans l'accident. A moins qu'eux aussi ne soient sur cette rive, si loin qu'il ne pouvait pas les voir ?

Alexander resta assis là pendant un temps indéfini. Il s'était presque endormi lorsqu'un clapotis lui fit relever la tête.

Une barque s'avançait doucement dans l'eau, à quelques mètres du bord. A son bord, une silhouette vêtue du même genre d'armure sombre qu'il avait dessiné, le même genre qu'il voyait en rêve depuis des mois.

Le petit garçon bondit sur ses pieds, et la barque toucha le bord.

Le batelier prononça quelques mots dans une langue étrange. Sa voix était grave, mais pas agressive. En levant les yeux, Alexander put distinguer un visage sous le casque -masculin, doté d'une grosse moustache et de deux yeux noirs. Il semblait vieux. Plus vieux que son grand-père.

« - Il y a eu un accident, fit-il. La voiture... »

Est ce qu'il le comprenait seulement ? Son étrange langue ne ressemblait pas du tout à l'anglais de ses parents.

« - Tu parles anglais, gamin ? Répondit l'homme d'une voix bourrue. »

Soulagé qu'on le comprenne, Alexander hocha vivement la tête. Le vieil homme sauta sur la rive.

« - Tu ne devrais pas être ici, le gronda-t-il gentiment.

- Je sais pas où je suis, murmura le gamin en baissant le nez.

- Tu ne sais pas ? »

Le batelier lâcha soudain quelques mots dans sa langue, l'air soudain excité comme un gosse devant un sapin de noël, et s'accroupit en face de l'enfant. Ainsi, il pouvait voir ses yeux d'un jaune surréel, son regard perdu mais courageux.

« - C'est quoi ton nom, gamin ?

- A… Alexander.

- Alexander. Tu me montres ce que tu as dans la main ? »

Le petit garçon lui tendit la feuille chiffonnée. Le regard du vieil homme s'éclaira devant le dessin et il hocha la tête en se lissant la moustache.

« - Ah ! La Wyvern, hein… Vous êtes le premier, Seigneur Rhadamante. Comme toujours.»

Sans prendre acte du regard confus de l'enfant, il se releva et lui tendit une main, l'invitant à monter sur la barque.

« - C'est normal que vous ne vous souveniez pas de tout. Vos souvenirs vont vous revenir au fur et à mesure. Dites moi, quel âge avez vous ?

- Euh… Onze ans… Je ne comprends pas ce que tu dis, papy. C'est qui, Rhadmonte ?

- Rhadamante, corrigea le vieil homme sans méchanceté. Je vais vous expliquer. Montez dans la barque, nous sommes attendus. »

Les parents d'Alexander lui avaient toujours appris à ne jamais partir avec des inconnus, et certainement pas des vieux hommes moustachus qui tenaient un étrange discours. Cependant, son instinct l'empêchait de fuir cet étrange homme. Au contraire, il attrapa la main qui l'aida à monter dans la barque, et s'assit au fond du bateau sans y réfléchir.

« - Vous êtes bien installé ? »

Il hocha la tête. Il n'y avait presque pas de remous sur la berge.

« - Bien. Je m'appelle Charon. Bienvenue aux Enfers, seigneur Rhadamante. »


« - Seigneur ? Est ce que tout va bien ? »

Rhadamante ouvrit les yeux. Valentine le regardait avec un visage neutre -mais il connaissait la Harpie depuis suffisamment longtemps pour distinguer la petite lueur inquiète dans son regard.

« - Oui. »

La lueur disparut des yeux de Valentine. Confiance absolue. Si son supérieur disait que ça allait, alors il ne pouvait que le croire.

Les yeux de la Harpie glissèrent sur le bureau de son supérieur. Au dessus des dossiers dont le Juge s'occupait, une feuille jaunie par les années attira son attention. Chiffonnée et déchirée, il réussit quand même a distinguer des trais de crayons, un peu brouillon. Il manquait un pied à la silhouette.

« - Qu'est ce que c'est ?

- Mêle toi de ce qui te regarde. »

Le chypriote ne prit pas ombrage du ton agressif de son supérieur. Rhadamante avait toujours été agressif, quelle que soit leur réincarnation. Il posa le dossier qu'il tenait sur le bureau de son supérieur et sortit de la pièce après une salutation rapide.

Resté seul dans son bureau, la Wyvern reprit le verre qu'il avait posé. Il avait retrouvé ce dessin par hasard, dans un recoin de son bureau. Onze ans s'étaient écoulés depuis la mort d'Alexander, et lui, Rhadamante, avait progressivement repris sa place dans ce corps. Chaque fois qu'il se réincarnait, il avait toujours des vestiges de ses souvenirs… Et il mourrait toujours jeune. Il était toujours le premier Juge à redescendre aux enfers. Minos et Eaque arrivaient ensuite dans un ordre aléatoire.

Ils ne parlaient pas vraiment de leurs différentes morts, plus souvent douloureuse que paisibles. Parfois, ils apprenaient que l'un d'entre eux avait succombé à la peste ; une autre fois, une ancienne guerre chinoise avait fauché un très jeune soldat ; encore une autre, la colonisation de l'Amérique du Nord avait marqué un décès.

Ils étaient mort tellement de fois maintenant, que ça n'avait plus vraiment d'importance.

Rhadamante avala le reste de son whisky et se brûla la gorge d'une douleur familière. Sa présente réincarnation était anglaise, et il devait reconnaître que ce pays savait faire un bon alcool. A moins que ça ne sois écossais… ? Peu importe.

Il récupéra le dessin et le plia soigneusement pour la mettre dans sa poche. Plus tard, quand il remonterait dans ses appartements, il glisserait la feuille dans une vieille boite où s'entassaient déjà d'autres feuilles, quelque morceau de tissus, des pierres colorées et une plume d'opale, souvenirs de ses précédentes réincarnations.

Ses frères savaient, bien sûr. Mais ils n'avaient jamais osé se moquer ouvertement de cette manie qu'il avait depuis des millénaires -aussi sûrement qu'il était le premier à mourir, il ramenait presque toujours quelque chose avec lui du monde des humains. Pourquoi ? Il n'en avait pas la moindre idée. Mais il continuait de garder les précieux morceau de vie dans une boite cachée au fond d'une armoire.

Oh, il aimait Hadès de toute la force de son âme, et donnerait n'importe quoi pour pouvoir rester à ses côtés jusqu'à la fin des temps. Mais parfois, une petite voix lui soufflait qu'une fois, rien qu'une fois, il aimerait vivre la vie simple d'un humain, où il atteindrait la majorité et ne verrait pas la rive de l'Archéon avant d'avoir atteint un âge respectable.

Et puis, il se reprenait. Il était un Juge, Rhadamante de la Wyvern. Il n'y avait pas de place pour Alexander Williams, qui serait peut être devenu artiste s'il en jugeait par le crayonné de l'enfant.

Il servait Hadès depuis des milliers d'années, et continuerait de mourir pour lui sans aucune hésitation.


Attachez vos ceintures, les enfants.

Et n'oubliez pas que la review est le repas de l'auteur !