Il devait avoir dans les 10 ans. Trop maigre, trop petit, le corps couvert de cicatrices. En serrant les dents, Abby entreprit d'en dresser l'inventaire tout en essayant de ne pas vomir en pensant à la cruauté dont avaient fait preuve ses agresseurs.
Flancs, cuisses, bras, mains, pieds… son corps n'était qu'un entrelacs de souffrance.
Celles sur son épaule gauche retinrent son attention. Contrairement aux autres, elles étaient parfaitement alignées en paquet de 10. Des petites coupures en croix, nettes et précises qui n'avaient rien d'aléatoire.
Quand elle posa la question, elle n'obtint d'abord aucune réponse sinon des regards fuyants et gênés. Ce fut Indra, la seule aide-infirmière du dispensaire qui finit par la lui donner à contre cœur.
« Ingmata sita »
« Ingmata quoi ? »
Le visage de jeune femme était un masque sombre.
« Kill marks »
Le cœur du Dr Griffin manqua un battement.
« Cela veut dire … »
« Oui. C'est la marque des guerrier. »
Abby en avait compté 34… Et cette fois-ci elle ne put s'empêcher de vomir.
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34 marques sur son épaule gauche.
Tant de vies, tant de sang, tant de cris.
Il les entendait encore, toujours et il savait qu'il ne pourrait jamais s'en défaire.
« Qui sauve une vie en devient responsable » le contraire était vrai aussi et l'enfant en portait le poids à chaque seconde de son existence.
Le pire c'était la nuit. Quand le sommeil faisait tomber ses défenses pour le laisser nu et fragile face aux fantômes de son passé. 34 visages, si semblable dans leur terreur et leur souffrance. Leurs yeux le hantaient, si lourds de reproche, tellement apeurés.
Et sans le Red pour les tenir à distance, l'enfant savait qu'il ne tiendrait pas longtemps. Pas s'il ne voulait pas devenir fou.
L'enfant grelottait sur son lit et en dépit de la chaleur caniculaire il ne pouvait s'empêcher de claquer des dents. Sa peau était grise, parcheminée et la sueur avait trempé ses draps, l'habillant d'une odeur aigre et malsaine. Le Dr Griffin posa deux doigts sur sa carotide. Son cœur battait bien trop vite, en un dernier galop désespéré et elle eut peur qu'il ne passe pas la nuit.
« Je ne comprends pas. Il allait bien, il reprenait du poids… et maintenant ? »
« C'est le Red » La voix de son assistant tomba comme une sentence et Abby sentit sa gorge se contracter.
Le Red, cette drogue honnie, qu'elle avait découverte dans ce pays ravagé. La population manquait de tout, eau, nourriture, médicaments. Leurs chances de survie étaient restreintes. Mais ils ne manquaient jamais de Red. Le courage des guerriers, l'arme suprême pour asservir les foules et transformer des enfants en tueurs sanguinaires.
« Elle tue la peur Doktor. Avec le Red on ne ressent plus rien. Alors on a plus mal… »
Comme tous les autres, cet enfant avait été constamment drogué, dressé pour ne plus rien ressentir : ni peine, ni joie, ni peur, ni douleur. Il n'y avait plus que le Red, comme un phare dans la nuit qui les captivait et les attirait inexorablement. Et pour l'avoir il avait commis l'indicible.
Abby frissonna malgré elle avant de poser doucement sa main sur la joue de l'enfant.
« Son corps réclame sa dose de Red. S'il ne le reçoit pas… » Aucune tristesse dans sa voix, juste une résignation fatiguée. La jeune femme ne put même pas lui en vouloir. Combien d'enfants comme lui Indra avait-elle vu passer durant toutes ces années ? Combien de corps et d'esprit brisés au-delà de toute rédemption pour lesquels elle ne pouvait rien ?
« C'est peut-être mieux comme ça… »
La mère en Abby rechigna. Jamais elle ne pourrait considérer la mort d'un enfant comme un bien et son sentiment dut se lire dans ses yeux bleus car son assistante leva les mains devant elle comme pour s'en défendre.
« S'il en réchappe… quel avenir aura-t-il ? »
« Il n'a pas de famille ? »
« S'il en a, ils ne voudront plus de lui. Personne de son clan ne l'acceptera à nouveau. C'est un Ingmata siwo. Un tueur. Personne ne voudra d'un animal comme lui. Pas s'il tient à sa vie. »
« Un animal… c'est comme ça qu'ils le voient ? »
Indra hocha gravement la tête.
« Un animal enragé. Il n'y a pas de retour possible. Le Red a tué toute humanité en lui. Le tueur est libre et il guidera chacun de ses pas, jamais satisfait. »
« Ce n'est encore qu'un enfant… »
« Non Doktor. Il a cessé d'en être un à l'instant où les démons se sont emparés de lui. Et il est mort depuis. »
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Mal.
Tout son corps le faisait souffrir et c'était quelque chose qu'il ne connaissait pas, qu'il ne comprenait plus.
« Ista noum oki dam washu »
Il secoua la tête. Il ne pouvait pas. Il n'en avait pas la force.
« Saikit dam washu o baanto nik ! »
Serrant les dents, il conjura tout le courage qu'il lui restait mais ce n'était pas suffisant. Pas quand la moindre de ses cellules hurlaient de douleur et que son corps se brisait encore et encore.
« Je ne peux pas. Je ne peux pas ! »
Il tendit sa main et elle tremblait si fort qu'il eut l'impression d'entendre ses os s'entrechoquer.
« Tu le pouvais avant. Quand ils t'ont supplié de les épargner ta main ne tremblait pas »
« C'est le Red. Donne-moi du Red et je ferais tout ce que tu voudras. »
« Ce serait trop simple… La force d'un guerrier ne se mesure pas au nombre de cadavres qu'il abandonne derrière lui. La vraie force, c'est la manière il dont fait face à la mort. »
« Ca m'est égal de mourir. Si c'est ma vie que tu veux, tu peux la prendre ! »
Il ne mentait pas. Il y renoncerait sans hésitation si cela pouvait faire taire la douleur. Celle de son corps qui brûlait mais plus que tout, celle qui déchiquetait son âme.
« Tu te souviens de ceux que tu as tué ? »
Il hocha la tête.
« Jusqu'au dernier. Je peux voir tous leur visage. Leurs cris résonnent dans mes oreilles et leurs larmes roulent sur ma peau. »
L'homme hocha la tête, satisfait.
« C'est bien qu'il en soit ainsi. Aucune vie n'est indigne. Aucune vie ne mérite l'oubli. Surtout celles qui ont été volées. »
« Je n'ai rien à leur offrir… »
« Tu as ta vie… »
Un soulagement envahit l'enfant. Dans sa poitrine, il pouvait sentir son cœur s'essouffler et il savait que bientôt il n'aurait plus à souffrir. Son combat était bientôt terminé et il en fut presque reconnaissant.
« Tu as volé 34 vies. 34 fils d'une histoire qui ne connaîtront jamais leur naturel aboutissement. Tu es en dette envers Akadoï. »
Akadoï, le grand destructeur, celui qui donnait la vie et la reprenait à la fin du voyage. L'enfant qui ne connaissait plus la peur sentit un grand vide l'envahir. La douleur avait refoulé, pour ne plus être qu'un lointain murmure, comme un écho du passé.
« Je vais mourir… »
Ce n'était pas une question, plutôt une libération.
« Nous devons tous mourir un jour… »
La nuit avait envahi ses yeux et pour la première fois depuis une éternité, l'enfant se sentit en paix avec lui-même. Il était prêt à faire face à ses crimes et à son créateur.
L'homme au pied du lit secoua la tête mais il n'y avait aucune dureté dans son geste.
«… mais ce n'est pas encore ton temps washu. Ton temps à toi ne fait que commencer… »
« Oh mon dieu, son cœur s'est arrêté ! »
« J'ai besoin d'adrénaline ! »
« Il n'y en a plus… »
« Le défibrilateur ? »
« Il arrive… »
« Tiens bon petit bonhomme, tiens bon ! »
« Qu'est-ce que je peux faire… ? »
« Accroche toi, tu m'entends, accroche-toi ! Il n'est pas question que tu me claques entre les doigts ! Bon sang, tu ne peux pas mourir tu m'entends. Si tu meurs… »
« Doktor, c'est inutile… »
« Laisse-moi ! Tu ne peux pas renoncer. Pas maintenant. Tu es un guerrier alors bats-toi. Tu m'entends, je t'ordonne de te battre ! Washu nixo tolpak !
Washu nixo tolpak Linkon !
Et l'enfant ouvrit les yeux.
