-Arrête-toi tout de suite !
Luka n'en avait nulle intention. Avec une pomme qu'elle avait volée, bien cachée dans son sac, et sa main tenant un morceau de pain volé de la même manière, elle courut dans les rues de la ville de Marlon, évitant les obstacles, les humains, les animaux, tout ce qui se trouvait sur son chemin. Elle jeta un coup d'œil derrière son épaule pour voir un garde lui courir après, en armure de fer, agitant une épée autour de lui avec un tel frénétisme qu'il faillit couper la tête d'une fleuriste. Luka grimaça et accéléra sa course.
-Tu as défié la loi ! Arrête-toi maintenant ! hurla le garde.
Luka sauta sur quelques caisses, grimpa sur une échelle qui menait le long d'un toit, puis rapidement retira l'échelle de sa place, avant de continuer à courir, regardant par-derrière pour vérifier si le garde était toujours à sa poursuite, quand elle se cogna la tête, fort, contre quelque chose.
-Aïe…aïe…
Luka trébucha, frottant sa tête avec une main.
-Excusez-moi, monsieur… ? tenta-t-elle.
Elle ouvrit les yeux et vit un autre garde debout en face d'elle, lui jetant un regard noir; il était apparemment arrivé ici par une entrée dérobée. Luka se retourna immédiatement, et vit le garde qui la traquait auparavant.
Elle sourit faiblement et leva les mains à hauteur de sa poitrine.
-C'était juste parce que j'avais un petit creux, les gars.
-On n'écoute pas les voleurs, dit sèchement le garde, tout en sortant de ses poches une paire de menottes. Tu es en état d'arrestation, Gavroche.
Luka humecta ses lèvres et retira ses mains :
-Hé, mais, on peut s'arranger ? Je veux dire, regarde, j'ai faim, je meurs de faim, sans nourriture ni argent ni parents, qu-qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
Elle recula sous les yeux perçants des gardes et déglutit.
-Tends les mains, ordonna le garde avec des menottes.
Luka s'exécuta en soupirant, avant de retirer à nouveau ses mains vivement, poussant les gardes avec une force inespérée et de courir, puis sauter du toit, atterrissant sur un chariot de tapis. Elle s'élança dans un bordel, où elle mit en vitesse quelques soies colorées qu'une femme aguicheuse lui tendit, et se fondit entre les corps moites et entassés des femmes « exposées », espérant passer inaperçue.
-C'est un peu tôt pour s'attirer des ennuis, commenta sa voisine d'une voix trainante.
-J'ai trop faim. Je ne peux pas m'en empêcher, répondit Luka en lui souriant.
-Ah, ils arrivent, fit Gertrude, la femme, en regardant par la fenêtre et en fronçant les sourcils.
Luka fit de même et hocha la tête. Elle retira les soies et foulards, remercia rapidement Gertrude et grimpa les escaliers, essayant quelques portes. Chaque chambre était occupée, excepté celle au fond du couloir, et Luka s'y engouffra sans hésiter, sautant sur le lit, et sortit par la fenêtre. Elle agrippa une corde à linge et descendit en rappel; elle déposa alors les pieds contre le mur de l'autre immeuble, glissa le long du béton, et se posa en douceur dans une petite allée. Elle déblaya des pieds de vieux barils et quelques pierres d'un immeuble éboulé. Elle entra alors dans un trou formé dans un muret et repoussa à nouveau les pierres.
Elle soupira de soulagement. L'endroit où elle se trouvait désormais était une vieille cachette pour voleurs variés, orphelins, escrocs de Marlon, et en ce moment, il n y avait personne. Aménagé de quelques chaises et d'une table, la pièce ne laissait filtrer que de mince rais de lumière par les fissures des pierres qui servaient de mur et d'abri. Il y avait un petit stock de nourriture dans une alcôve, mais le mot-clé était « il y avait »- il n'y avait jamais de fruits, de pain, jamais rien; tout avait été épuisé un long moment auparavant et personne ne se dérangeait à le remplir à nouveau, tous suivant à la lettre le dicton « chacun pour soi ». A Marlon, les gens devaient se battre pour survivre s'ils naissent désavantagés. Luka prit une énorme bouchée de son pain, se félicitant de sa petite aventure.
Quelques heures plus tard, Luka sortit de sa minuscule cachette et se glissa dans la foule, les yeux avidement fixés sur les échoppes. Elle vit une collection de magnifiques fleurs en verre, des bouteilles de toutes les tailles et de toutes les couleurs. C'était, décida-t-elle, une bonne journée aujourd'hui. Même si elle n'avait pas d'argent pour acheter un article, elle avait tout de même le ventre plein et elle pouvait s'émerveiller devant les marchandises. Après tout, une orpheline sans-abri comme elle n'avait pas besoin de bijoux ou de vêtements colorés. Tout ce dont elle avait besoin était de la nourriture.
Cependant, Luka souhaitait au plus profond d'elle-même, que ça serait bien de vivre dans une maison, une vraie maison, et d'acheter à manger, et de porter de jolis vêtements, et d'être propre et en sécurité et libre. Même Luka avait un rêve, après tout. La liberté, la sécurité, le bonheur. Mais non. Luka secoua la tête, comme pour s'éclaircir les idées. C'était inutile de penser à tout ça. Il valait mieux vivre au jour le jour, et se concentrer sur comment survivre, plutôt que de gaspiller du temps à ces rêves frivoles.
Un tumulte vers la droite perturba ses pensées, et elle regarda, perplexe, ce qui causait tant d'agitation. Une fille avec de longs cheveux turquoise reculait pas à pas en regardant d'un air confus un garde menaçant, une pomme à la main. Les lèvres de Luka s'étirèrent vers le haut; une soi-disant chapardeuse, peut-être ? Elle s'approcha pour voir plus clairement ce qui se passait.
-J'espère que tu as l'intention de payer, dit le garde.
-… « Payer » ? lâcha la fille, l'air désorienté.
-Payer ! rugit le garde. Donner de l'argent en échange de la pomme ! Qu'est-ce qu'on vous apprend aux gamins à l'école de nos jours ?
-Qu'est-ce que « l'argent » ? demanda-t-elle.
Le garde n'était pas d'humeur à rire, et il empoigna avec brusquerie son bras.
-Tu vas devoir me suivre-
-Ne…ne me touche pas ! s'exclama la fille alors qu'elle se dérobait. Espèce de…de mécréant !
-Mécréant ? répéta le garde, haussant les sourcils. Eh, dit la sale voleuse qui agit comme si elle était une sorte de princesse !
Il tenta de la saisir à nouveau, mais Luka intervint, s'interposant entre lui et la fille. Elle adressa à l'homme son plus beau sourire, et avant qu'il ne puisse dire un seul mot, elle le poussa de toute la force de ses bras. Le garde perdit l'équilibre et tomba au sol dans une cacophonie de métal, son armure résonnant clairement contre la poussière. La fille le fixa un instant, avant de regarder Luka l'air perdu. Luka lui agrippa le poignet et courut, l'entraînant dans un dédale de ruelles avant de s'arrêter. La jeune fille n'était apparemment pas habituée à courir, car son visage était rouge et elle était pantelante.
-Ca va ? s'enquit Luka, lui lâchant le poignet.
A sa surprise, la fille lui jeta un regard empli de colère et de fierté blessée, si ardent que Luka fit un pas en arrière, impressionnée.
-Je n'avais pas besoin de ton aide. Je pouvais me débrouiller toute seule, aboya-t-elle.
-Quoi ? s'exclama Luka, bouche bée. Tu allais te faire arrêter ! Je t'ai sauvée !
-Tu as posé tes sales pattes de bouseuse sur moi !
-Quoi ? répéta inintelligemment Luka, fronçant les sourcils. Hé, je t'ai sauvée. Même si je ne suis qu'une…une…euh, en tout cas, tu ne devrais pas te montrer aussi ingrate.
-Ugh…
La fille fixa son poignet avant de passer une autre main dessus, les paupières serrées, et marmonnant une prière qui, d'après ce que Luka pouvait entendre, traitait sur le nettoyage. La mâchoire de Luka faillit se décrocher; était-elle vue d'une manière si sale ? Si même les personnes qu'elle sauvait la traitait comme ça…Luka regarda ses mains, qui semblait assez propre à ses yeux, sans saleté ni insecte au moins; elle laissa glisser sa main le long de ses côtés. Elle prit une profonde inspiration et essaya de contenir son indignation.
-Eh bien, puisque tu me traites comme ça, et puisque tu as appelé le garde mécréant, qu'est-ce que tu es ? demanda Luka, sarcastique. Une princesse ?
La fille rit méchamment.
-Ne me compare surtout pas à une de tes immondes princesses, sale bouseuse. Moi, fit-elle en se dressant de toute sa hauteur avec une immense dignité, je suis une noble de la Tour Crypton !
Luka fixa la fille pendant quelques secondes avant de s'esclaffer, les rires rauques et rocailleux.
-Toi ? De la Tour Crypton ? Personne de là-bas ne daigne descendre ici, ils sont tous biens trop puissants et haut placés pour se mêler à nous !
La Tour Crypton, connue de tous, était la demeure d'un groupe exclusif de personnes qui se tenaient à l'écart de ce qu'ils appelaient « péchés et corruption » du prétendu « Bas-Monde ». C'était la plus grande tour au monde, si grande que son sommet perçait le ciel, si grande que son ombre s'étendait jusqu'en campagne. La Tour avait été construite avant que Luka ne naisse : et du plus loin qu'elle puisse se rappeler, la Tour Crypton s'était toujours dressée haute et fière, son pic caché par les nuages. Personne, d'après ce qu'elle savait, n'avait jamais quitté la Tour, puisque les gens qui y résidaient étaient tant fanatiques, tellement dédaigneux du Bas-Monde, qu'aucun de ses habitants n'en était parti. (et personne du Bas-Monde n'avait eu le droit d'entrer dans la Tour.)
-Je suis de la Tour Crypton ! s'écria la fille en rougissant.
-Oh, bien sûr, fit Luka, roulant les yeux. Et je suis la Reine d'Elphégor.
-Oui ! insista-t-elle. Regarde !
Elle remonta sa manche et montra à Luka son épaule pâle. Luka, riant un peu, regarda son épaule et vit un tatouage noir, très élaboré, qui tourbillonnait, imprimé sur sa peau livide.
-N'importe qui peut se faire un tatouage de Crypton, dit Luka, secouant la tête.
-Celui-là est un vrai ! rétorqua la fille. Je vais te le prouver.
Elle ferma les yeux et marmonna quelque chose à soi-même, et soudainement, le tatouage changea de couleur, devenant profondément rouge, si rouge que Luka crut que c'était du sang, avant de réaliser qu'en fait, elle jetait un sortilège. Les Cryptonites étaient tous bien entraînés en magie, car ils étaient certains que cela les rapprochaient de leurs dieux; tous possédaient un tatouage, carte d'identité à tout magicien… Luka n'en savait pas plus; personne ne savait grand-chose sur les Cryptonites, et tout ce qu'elle avait entendu n'était que de simples rumeurs et de ouï-dire sans fondement. Quelques secondes plus tard, le tatouage redevint noir.
Luka ne savait pas quoi dire. Elle n'avait jamais pensé qu'un jour elle rencontrerait un Cryptonite. En plus, pourquoi est-ce qu'un Cryptonite descendrait dans le Bas-Monde ? Ils détestaient les basses gens, et cette n'avait pas l'air d'être ici de son plein gré, quand on voyait à quel point elle reculait du moindre contact et traitait tout le monde de « mécréant ». C'était sûrement insensé pour quelqu'un élevé dans la culture de Crypton de parcourir le Bas-Monde.
-D'accord, dit Luka en levant les mains. Pourquoi es-tu là, donc ? Apparemment tu ne nous aime pas beaucoup, nous les mécréants. Pourquoi as-tu quitté la Tour ?
La fille perdit son attitude, et elle semblait soudainement petite et terrifiée. Elle baissa les yeux, ouvrit la bouche puis la referma. Luka remarqua à quel point elle était mince, à quel point ses poches sous les yeux étaient sombres. Qui qu'elle soit, elle ne s'en sortait pas très bien dans ce monde. Luka, sentant la compassion l'envahir, sortit de son sac la pomme qu'elle avait volée plus tôt, et lui donna. La fille lui arracha avidement le fruit et le dévora. Luka attendit patiemment jusqu'à ce qu'elle finisse de lécher le jus qui coulait de ses lèvres avant de reprendre la parole.
-Alors, que vas-tu faire ? demanda-t-elle calmement ?
La fille la regarda un instant avant de détourner les yeux.
-Ce ne sont pas tes affaires, bouseuse. Je vais me débrouiller seule. Je n'ai pas besoin de votre aide à vous mécréants. Je n'ai pas demandé à ce que tu m'aides. Je peux me débrouiller seule.
-Hého, dit Luka, fronçant les sourcils à nouveau. Je viens de te donner à manger, et je t'ai sauvée des gardes. Ca te tuerait de m'accorder un tant soit peu de gratitude ?
-Je ne remercie pas les gens comme toi ! dit la fille en reculant. Tu devrais te sentir honorée que ta présence en proie aux péchés soit bénie par la mienne.
-Hé ! s'écria Luka, en colère. D'accord. Démerde-toi. Si tu es si malheureuse ici, alors retourne à la Tour Crypton ! Abrutie.
La fille lui jeta un regard noir avant de tourner les talons et de s'enfoncer dans la foule. Luka lui tira la langue dans un geste immature, avant de soupirer et de se retourner à son tour, les yeux fermés.
-J'aide quelqu'un et voilà ce que je récolte, dit-elle à voix haute.
Elle longea une allée qui conduisait à sa maison- une maison abandonnée en bois, petite et pourrie, aux limites de la ville, prête à s'effondrer, mais c'était la sienne, et elle s'y sentait bien. Elle poussa doucement la porte, et la referma derrière elle. C'était une seule petite pièce, avec un sac de couchage posé par terre et une table et une chaise. Luka se laissa tomber lourdement contre le « lit » et fixa le plafond, ses yeux suivant les longues et grises fissures. Elle soupira à nouveau, décidant d'oublier tout à propos de cette impolie et étrange fille de Crypton, et elle tomba dans un sommeil profond.
-o-o-o-
Miku longeait les rues de la ville, fronçant les sourcils de dégoût à tout autour d'elle. Les gens sentaient…tellement…tellement mauvais ! Elle pouvait pratiquement voir le péché et la corruption en eux. On lui avait appris que les gens du Bas-Monde était un tout petit plus que des animaux, guidés par de bas instincts, et d'après ce que Miku voyait, ce qu'on lui avait dit était vrai. Ah, il y avait quelques heures, un sale rat d'égout puant l'avait malmenée comme si elle était une sorte de stupide jouvencelle du Bas-Monde ! Une autre bouseuse s'était même moquée d'elle en lui donnant une pomme. Miku se renfrogna. Si seulement elle pouvait retourner à la Tour…
Elle eut un spasme au souvenir douloureux et elle le repoussa au loin. Elle leva les yeux au ciel le soleil se couchait lentement. Miku devait trouver un endroit où rester rapidement. A la Tour, les nobles comme Miku avaient le droit de dormir dans n'importe quels appartements si ils voulaient, et donc Miku se dirigea d'un pas décidé vers une maison, dans une grande et jolie place, aux murs de pierre, avec quelques fenêtres ici et là. L'intérieur de la maison était chaud et confortable il y avait une cheminée, son foyer éteint, et quelques livres sur des étagères (les basses gens pouvaient lire ?), et, plus important, de la nourriture sur une petite table en bois. Un bol en argile contenait des fruits de toutes sortes, et Miku empoigna avidement quelques raisins avant de les fourrer dans sa bouche, fermant les yeux de béatitude alors qu'elle goutait les doux jus de sa langue. Elle mâchonna ensuite un morceau de pain qui était sur la même table, avant de décider de faire passer tout ça avec une gorgée de vin, ce qui était autorisé de boire à petites doses. Miku regarda à travers le cellier puis se concentra sur une bouteille. Elle lut attentivement l'étiquette après l'avoir sortie de sa boîte.
-Vin des Elfes ? s'exclama Miku, surprise.
Les elfes faisaient du vin ? Miku en savait peu sur eux, mais elle avait toujours pensé que les elfes étaient de race pure; du moins, ceux de la Tour n'aimaient pas les substances enivrantes. Apparemment, le Bas-Monde corrompait tout.
Miku secoua la tête, déboucha la bouteille, et prit une gorgée attentivement dosée de vin, son goût complexe et doux, la chaleur se précipitant dans sa gorge. Elle apprécia tant le goût qu'elle se dit qu'un autre petit coup ne lui fera pas de mal, et elle prit une longue lampée cette fois, avant de reposer la bouteille. Elle se sentait très fatiguée, et assez satisfaite, aussi grimpa-t-elle les escaliers pour se jeter ensuite dans un large et confortable lit. Elle s'endormit très vite, se sentant enfin en paix dans ce monde corrompu.
Malheureusement quand elle se leva quelques heures plus tard, la première chose qu'elle vit fut quatre gardes lourdement armés la fixant dans le lit, et un homme outragé en arrière-plan qui répétait sans cesse comment il était revenu chez lui pour voir sa nourriture mangée et son vin bu.
Miku déglutit. Ca n'allait pas bien se terminer.
T/N : Une nouvelle traduction, d'une fiction multi-chapitres qui m'a beaucoup impressionnée. L'auteur s'appelle Nuclear Eggs. Il n'est pas très bavard, mais très talentueux ! Et surtout, très drôle ! J'ai pris l'initiative de traduire cette histoire déjà parce qu'elle est digne d'une série de romans pour ados, et puis aussi parce qu'évidemment, il y a du Miku x Luka. Bon, on pourra pas me reprocher ça non plus (unpeuquandmême)
En ce qui concerne la géographie, assez vague, on aura des précisions un peu plus tard dans la suite. J'ai préféré franciser Elphegort et le remplacer par Elphégor. Voilà voilà. En espérant que ça vous plaise !
*Paru Café
