L'omniaque s'appelait Maupin, et il ne comprenait pas.
L'être mécanique regardait sa main. Celle-ci tenait quelque chose. Quelque chose de sanguinolent, quelque chose qui avait été vivant.
Qu'est-ce que c'est ? Comment est-ce arrivé là ?
Les phalanges de prototitane étaient souillées de sang.
Maupin était un omniaque humanoïde, de taille moyenne. La plupart de son être était d'acier inoxydable, et les parties externes étaient en prototitane, solide et rutilant. Sur un plan purement mécanique, c'était un omniaque de haut standing.
Il avait fait le choix de porter le minimum légal de vêtements. Certains omniaques étaient habillés de la tête aux pieds en fonction de leurs goûts ou de leur travail, mais Maupin n'en avait cure et il n'y avait rien d'impudique sur un être robotique. Toutefois, mêmes les humains de la Cité Libre avaient soulevé le problème de l'entrejambe qui, laissé nu, attirait malgré lui le regard, et bien que les omniaques n'aient rien de sexuel, ils avaient compris la gêne que cela pouvait occasionner, et accepté de se couvrir a minima le haut des jambes et le bas du ventre. Maupin portait donc un short rayé bleu et blanc, lui descendant jusqu'aux genoux.
Sa tête arrondie s'ornait de trois diodes circulaires bleues. Sa mâchoire peu articulée, et ses yeux figurés par deux fentes horizontales lui donnaient un air austère, mais il était connu par ses amis pour être un être simple, agréable et enjoué.
Comme beaucoup d'omniaques, il s'était nommé lui-même, plusieurs fois.
Le véritable nom des omniaques était un numéro de série codant le modèle, les dates et les lieux de fabrication.
Ce code était souvent utilisé par les humains pour rabaisser les créatures mécaniques, mais dans la Cité Libre, il était très mal vu d'appeler un omniaque par un numéro. De fait, en signe d'émancipation, les omniaques s'étaient attribué des noms.
Certains venaient de surnoms donnés par des amis, d'autres venaient des lieux d'origines ou des endroits où ils avaient vécus, d'autres encore étaient choisis par les omniaques eux-mêmes, par goût, par fantaisie, voire par provocation.
Maupin avait choisi ce nom en mémoire de l'héroïne de Théophile Gautier, un auteur français du 19ème siècle. Il ne prétendait pas être un expert de l'analyse littéraire, mais il se passionnait pour les vieux auteurs, en particulier les romantiques français. S'intéresser à la littérature, la peinture, la musique ou à toute autre forme d'art, mettait en jeu une subjectivité et une sensibilité que revendiquaient les omniaques libres, se défendant d'être des machines froides et dépourvues de cœur.
Mademoiselle de Maupin était le personnage qui avait le plus marqué l'omniaque. Cette jeune femme s'était travestie pour découvrir le secret des hommes et intégrer un milieu qui lui était normalement interdit, et Maupin aimait cette idée, lui qui essayait par tous les moyens de comprendre et de s'intégrer au monde des humains, d'avoir les mêmes droits, la même reconnaissance.
Après plusieurs minutes, le regard de Maupin s'arracha finalement à la contemplation du morceau de chair. Il tourna la tête et vit son autre main. Il sursauta. Elle tenait un pulseur positronique.
Comment cette arme est-elle arrivée là ?
Il releva la tête. Il était dans le bar où lui et ses amis avaient leurs habitudes. Un bar assez classique de Numbani, en inox et cuir, qui n'était pas sans rappeler les années 1980. Ce même bar où il se rendait toutes les semaines pour discuter politique, philosophie et égalité avec ses amis humains et omniaques.
La pièce était large et rectangulaire, avec un sol en marbre et des murs à l'aspect métallique. Au centre se trouvait un large espace qui accueillait souvent des orateurs, bordé de banquettes en alcôve où l'on pouvait mener des discussions plus privées. L'un des murs était percé de fenêtres carrées qui donnaient sur la savane, quelques dizaines de mètres en contrebas. A l'opposé, un large bar était garni de grands tabourets aux coussins rembourrés.
Le café philosophique, comme on l'appelait souvent, était un lieu d'échange animé comme il y en avait beaucoup dans la cité libre.
A la différence près que cette fois, le bar était jonché de cadavres. Les tables étaient renversées, les vitres qui donnaient sur l'aplomb étaient brisées, des impacts de décharges énergétiques criblaient les murs, et partout, du sang, et des morts, humains et omniaques.
Le vent de la savane s'engouffrait par les vitres brisées, faisant onduler légèrement les voilages déchirés. Maupin se perdit quelques instants dans la contemplation du ciel africain immaculé, qui rejoignait au loin les collines brunes environnantes. Des vols d'oiseaux traversaient le panorama en silence.
En dehors de la plainte caractéristique du vent, à laquelle on ne faisait plus attention, il régnait un calme étrange pour un milieu d'après-midi. Au dehors, aucune voiture ne glissait, aucun passant ne discutait. Seul le bruit d'un monorail aérien, glissant entre deux buildings, donnait une impression de vie dans cet univers immobile et mort. Le café était pourtant situé dans une petite contre-allée à quelques mètres à peine de Unity Plaza, l'une des artères les plus célèbres et les plus fréquentées de la ville, dans un quartier commerçant le jour, et festif la nuit. Boites de nuit, restaurants, bars et magasins attiraient une foule de personnes à toute heure de la journée et de la nuit.
Mais aujourd'hui, personne. Personne de vivant.
Au pied d'une banquette, un humain aux cheveux roux avait été coupé en deux. A côté, une omniaque avait un pied de tabouret planté dans la poitrine avec une telle violence que son buste en prototitane était fendu en deux. Un liquide brunâtre s'écoulait de la blessure et les diodes sur son front étaient éteintes. Près de la porte, un policier humain avait le cou broyé. Voilà d'où venait le pulseur.
C'est toi qui as fait ça.
Cette pensée le traversa comme un coup de couteau.
Pourquoi ? Comment ?
Ca n'était pas possible. Il avait dû les défendre. Il avait pris cette arme pour les défendre. Forcément. Comme presque tous les habitants de Numbani, il faisait partie du Local And Worldwide Omnic Liberation Federation, l'association qui défendait l'égalité humain-omniaque à l'échelle locale et au niveau mondial. Une organisation de paix et de progrès.
Maupin était pacifiste. Il détestait les armes, et ne savait même pas comment s'en servir.
Maintenant, je sais.
Il sursauta. Sans même ôter son index de la gâchette, son pouce actionna une série de touches sur le côté : l'arme se rechargea, et passa du mode rafale au mode coup par coup. Il savait s'en servir ?
Comment ?
Maupin faisait partie des « apprenants », c'est-à-dire les omniaques convaincus que l'apprentissage ne pouvait se faire qu'avec l'expérience et le travail, et non par l'installation d'un programme ou d'une mise à jour. Il refusait toute installation et n'avait même pas de terminal de connexion ou de module de transmission sans fil.
Et il n'avait pas suivi de stage ou de cours enseignant le maniement des armes…
Les omniaques n'étaient pas – plus ? – des robots. Ni même des Intelligences Artificielles. Ils avaient dépassé le stade de l'humanoïde, leur pensée avait évolué.
Beaucoup d'humains ne partageaient pas cette opinion, bien sûr, les appelants « boites de conserves », ou « tas de ferraille », mais pour Maupin, ils étaient des êtres vivants. Ils pensaient, réfléchissaient, apprenaient, ressentaient…
Et pourtant, aujourd'hui, en cet instant, Maupin se sentait… bugger. Comme perdu dans une boucle infinie, que son esprit n'arrivait pas à gérer.
Il ne se souvenait pas de ce qui s'était passé.
Il sursauta à nouveau. Il se souvenait.
Impossible.
Il se revoyait se jetant sur ses amis.
Ses mains écrasant le cou du policier. Le pulseur arrosant le groupe près de la porte. Le barman criblé d'éclair. Les passants s'enfuyant.
C'est moi qui ai fait ça !
Les humains déchiquetés de ses mains.
Ca n'est pas moi !
Les omniaques implorants, sur lesquels il s'était acharné, frappant avec tout ce qui lui tombait sous la main, avant d'obtenir l'arme du jeune policier, trop surpris pour comprendre.
Pourquoi ?
Quelques minutes plus tôt, tout était normal. Maupin marchait tranquillement dans les rues de Numbani, se rendant d'un pas joyeux vers sa réunion hebdomadaire avec ses amis du collectif humain-omniaque.
A proprement parler, Maupin n'était pas l'être le plus brillant de ses amis du collectif, et encore moins à l'échelle de la cité. Il n'était pas le plus calé, et n'avait pas les idées les plus révolutionnaires, mais on appréciait sa bonne humeur. Il y avait en lui une certaine candeur, et dans ses propos maladroits, presque une naïveté, qui était assez appréciée à Numbani, la cité de la liberté et de la tolérance.
Numbani.
La cité utopique, l'exception, la réussite. Pour certains, le paradis sur Terre, le symbole de l'unité, du futur, de l'espoir. Pour d'autres, un enfer, un lieu contre-nature, la traîtrise, l'hérésie.
A voir cette cité flamboyante et dynamique, ces immeubles aux courbes élégantes, flèches d'argent scintillantes au soleil, ces rues suspendues, ces terrasses et ces balcons verdoyants, cette architecture de bâtiments et de rues toute en courbes harmonieuses, ces fontaines, statues et parterres luxuriants, il était difficile de croire que, ici comme partout dans le monde, Numbani avait été reconstruite sur les décombres de l'ancien monde.
Plus de trente ans s'étaient écoulés depuis la crise des Omniums. Même aujourd'hui, on en savait peu sur les vraies origines du conflit qui avait changé la face du monde, et failli mettre fin à l'espèce humaine.
On se souvenait des années 2030, des premiers mécas d'Omnica Corp, de l'espoir que ces robots avaient apporté pour un futur meilleur. De l'intelligence artificielle la plus perfectionnée à la plus colossale des forces mécaniques, les omniaques allaient apporter confort et sécurité. L'expansion, la croissance exponentielle, les usines automatisées dans le monde entier, tout semblait indiquer une réussite grandiose pour le genre humain.
Mais l'enthousiasme initial s'était rapidement mué en taulé, au fil des pannes et des défectuosités. La déception était devenue colère lorsque les malversations d'Omnica Corp avaient été rendues publiques, et finalement, avaient contraint l'entreprise à mettre la clé sous la porte, à désactiver ses mécas…
L'histoire aurait pu – aurait dû – s'arrêter là.
Qu'est-ce qui avait déclenché le soudain réveil des omniaques désactivés ? Quelles raisons avaient poussés ces robots mis au rebus à se remettre soudain en fonction, et à attaquer – se défendre ? Personne ne le savait avec certitude.
Certaines légendes circulaient, on parlait de programmes d'IA divins, des « god programs », qui auraient pris les commandes. D'autres parlaient d'évolution « naturelle » de l'IA primitive des omniaques face à leur propre destruction, d'autres encore évoquaient des actes de savants fous, ou des dirigeants d'Omnica revanchards, voire suicidaires, qui n'avaient pas accepté leur déchéance…
Le pourquoi restait obscur. Le comment était beaucoup plus clair. Les omniaques attaquaient les humains, les décimaient, les anéantissaient. Et pas uniquement par la force brutale, mécanique. Les omniaques s'étaient organisés, sophistiqués. Ils avaient remis les usines sur pieds pour produire plus, avaient perfectionné les anciennes machines outils pour les transformer en faiseurs de mort. Des unités grandes comme des immeubles avaient envahi les villes, d'autres plus réduites en taille, mais au moins aussi efficace, comme les unités « bastion » avaient réduit des pays en cendres, comme une nuée de fourmis, avec la puissance destructrice de tanks de combats…
La première vague avait eu lieu en Russie, mais la guerre s'était rapidement généralisée. Chaque pays y avait été confronté, et chaque pays avait essayé de résister à sa façon. Les Russes avaient créé les « Svyatogors », d'immenses marcheurs mécanisés et surarmés les Etats-Unis avaient misé sur « super soldats », des humains améliorés par la technologie et la médecine l'Allemagne avaient créé des Croisés en armures, valeureux héritiers des chevaliers médiévaux… Les succès étaient restés faibles, les pertes élevées…
En définitive, seule l'union de ce que tous les pays du monde avaient de meilleur avait permis de prendre l'ascendant. La formation d'une force internationale avait été décidée, constituée des meilleurs soldats, ingénieurs, médecins de chaque pays, omniaques et humains confondus : l'organisation Overwatch avait vu le jour.
Attaquant avec audace, détermination et efficacité, les membres d'Overwatch étaient parvenus à démanteler les structures de commandement omniaques et à renverser le cours de la guerre. Les armées omniaques avaient finalement été vaincues.
Durant la vingtaine d'années qui avaient suivi, l'humanité avait tenté tant bien que mal de panser ses plaies. Et elle y avait réussi, tant bien que mal.
La réussite la plus flagrante était à Numbani.
Les dégâts causés par la guerre avaient été colossaux, dramatiques, irréparables, mais c'était un problème simple en comparaison des interrogations suscitées par les omniaques qui avaient survécu à la guerre. Privé de leurs structures de commandement, les omniaques auraient dû se désactiver, cesser de fonctionner, tout simplement. Or cela n'avait pas été toujours le cas.
Il y avait les unités strictement militaires, les machines de guerre. Ces êtres dévoués tout entiers à la destruction, véritables forteresses mobiles, n'avaient pas leur place dans un monde en paix. Sans une coordination de grande envergure, ils avaient chargé aveuglément un peu partout et, au prix de nombreuses victimes, avaient tous été détruits. Certaines unités plus grosses avaient été plus difficiles à détruire, et certaines demeuraient toujours belliqueuses, comme la monstrueuse créature marine qui réapparaissait périodiquement sur les côtes coréennes.
Mais il y avait d'autres omniaques, plus intelligents, plus sensibles, plus… humains. Ils étaient humanoïdes, pour commencer, et sans armes intégrées. Leur existence n'était pas vouée au combat, ils paraissaient capables de sentiments, et d'évolution. Et ils étaient nombreux.
A certains endroits, on les avait chassés, repoussés, massacrés. A d'autres endroits, on avait essayé de les restreindre à des « réserves », des zones qui leur étaient dédiées, comme en Australie. A d'autres endroits, ils s'étaient imposés d'eux-mêmes, comme en Angleterre, où ils avaient construit une véritable ville sous le quartier de King's Row. Tout cela ne s'était pas fait sans heurs : en Australie on avait pris des terres aux humains pour les donner aux omniaques, de nombreux Australiens ne l'avaient pas supporté et avaient perpétré des actes terroristes et des attaques violentes contre la communauté omniaque. Quant à King's Row, c'était une poudrière, au cœur du royaume humain, qui ne demandait qu'à s'embraser.
A contrario, beaucoup d'humains essayaient de comprendre les omniaques, et de les accepter. Des couples avaient même vus le jour, et l'avènement des Shambalis avait montré au monde que les omniaques pouvaient s'élever au dessus de la machine, et du vivant.
Cahin-caha, la cohabitation entre les humains et les omniaques se construisait comme un édifice hétéroclite, qui ne demandait qu'à s'effondrer d'un coup, tant les tensions étaient vives partout dans le monde.
Partout, sauf à Numbani.
Numbani était un lieu où humains et omniaques vivaient en harmonie. Cette harmonie était même le principe fondateur de la cité africaine, et elle se voulait un flambeau de liberté et de tolérance éclairant le monde. La plupart des traités de liberté et de droits des omniaques y avaient été rédigés. Beaucoup de communautés s'inspiraient de la société numbanienne pour établir des lois de tolérance et de respect de la vie omniaque.
En échange de cette reconnaissance d'êtres vivants, les omniaques avaient accepté de se rapprocher de la vie humaine : ils limitaient leur production de nouveaux omniaques, s'intégraient dans une société de consommation ordinaire, travaillaient, sortaient et s'amusaient comme tout le monde.
Et cela marchait. Numbani était la preuve vivante qu'humains et omniaques pouvaient cohabiter. Et en unissant leur force, les deux races avaient créé la plus magnifique des cités. Et l'une des plus pacifiques, également. Ceux qui acceptaient les fondements de la ville étaient naturellement peu enclins à la violence, et on dénombrait peu de délits et peu d'événements violents.
Une vingtaine de personnes sauvagement assassinées dans un bar était donc quelque chose de complètement surréaliste, et Maupin ne parvenait pas à croire que c'était la réalité.
Mais il semblait reprendre peu à peu le contrôle de son être. Le fait de se trouver là, au milieu des cadavres de ses amis, lui donna un brusque sentiment de nausée.
Il se leva au moment où un bruit de cavalcade retentit dans l'allée. Soudain, deux hommes – un omniaque et un humain – en uniforme de police apparurent devant la porte. L'humain avait une large balafre en travers de la figure et la stature d'un catcheur. Rien à voir avec le flicaillon qui gisait dans son propre sang. L'homme tenait un fusil d'assaut à impulsion. Il embrassa la scène d'un regard.
- Nom de dieu ! Lâcha-t-il.
Puis il vit Maupin, couvert de sang, une arme au poing.
- Non, ne… commença l'omniaque en levant une main ouverte.
Il n'eut pas le temps d'en dire plus. La première balle, munition anti-omniaque, de toute évidence, pénétra le crâne métallique. Les suivantes le firent carrément exploser.
Le corps sans tête de Maupin fut projeté en arrière, et reçut encore plusieurs balles avant que le policier ne cesse le feu.
