09.01.2015
Notes - Cher lecteur, chère lectrice, vous qui suiv(i)ez Kyrie Eleison, je vous présente mes plus plates excuses pour ces presque trois ans de hiatus. Le Syndrome de la page blanche a été particulièrement vivace ces derniers temps.
Autre chose. Kyrie Eleison est certainement la fiction la plus aboutie que j'ai à l'esprit. Bien que n'arrivant pas à l'époque à mettre sur papier toutes ces idées, l'Inspiration me revient peu à peu, et j'ai décidé de reprendre progressivement ce texte. Cependant, c'est un écrit que j'ai commencé il y a trois ans. Et, quand j'ai tenté de remettre la main à la pâte récemment, je me suis rendue compte que je ne me reconnaissais plus du tout dans tous ces mots déjà postés. Ma manière d'écrire avait trop changé pour que je puisse reprendre là où je m'étais arrêtée. J'ai donc décidé de réécrire les chapitres déjà postés, tout en profitant pour apporter des clarifications et des modifications scénaristiques. Bien que le manga soit en hiatus, je compte bien achever Kyrie Eleison, devrais-je y passer toute ma vie. Sur ce, après ce long discours, j'espère que vous apprécierez.
Le titre est une expression grecque que l'on retrouve dans le Kyrie, chant chrétien ; elle signifie "Seigneur, prends pitié" (traduction convenue par le concile Vatican II) ou "Seigneur, aie pitié" (traduction de l'Église orthodoxe).
Je vous souhaite une bonne lecture, et n'hésitez pas à laisser vos impressions.
Disclaimer : D. Gray-Man et ses personnages appartiennent à Katsura Hoshino. Aucun profit n'est recherché à travers ces textes.
A lire avec Lilium, le générique de fin d'Elfen Lied, et Vale Decem (Doctor Who)
- Prologue -
« Salut, Marian. »
C'est beau, la solitude.
C'est une chose intelligente, vicieuse, aussi. Elle sait parfaitement quand se tenir à tes côtés, quand te rappeler sa présence au milieu d'une nuit qui te baise, te bouffe et te recrache ensuite. Elle sait quand et comment envahir tes veines saillantes par tous les pores de ta peau, remonter jusqu'au cœur, berner la disciplinée danse des systoles et des diastoles. La solitude, c'est la mère de cette douce et nymphomane angoisse, qui t'a pris en amour comme tant d'autres.
Alors quand tu sens ton pote t'arracher à une transe narcoleptique, tu as une furieuse envie de lui dire d'aller se faire foutre. Tu ne le fais pas, parce que le moignon de rationalité qu'il te reste te rappelle que c'est ton pote. Ton putain de pote salvateur d'il y a trois ans. Une semaine depuis la dernière fois que tu l'as vu. Un truc comme ça. Plus ou moins.
Tu as envie de lever la tête, mais non. Tes maxillaires frémissent, d'abord. Et puis c'est carrément un spasme qui te tord la bouche, des chicots qui grincent, une voix de petit vieux qui tremblote, des lèvres qui bougent frénétiquement, et tu te rappelles que ce sont les tiennes, ces lèvres délirantes. Tu récites ta litanie du soir. Maintenant et ici, tu es juste un pauvre type agonisant et suffocant dans sa bile aux relents de cirrhose, un petit amas d'os et de viande un peu dément qui se cache derrière les ordures. Les passants passent, ne te regardent pas, ne te remarquent pas, leurs yeux vitreux d'automates fixés au loin. Avec la lueur jaune des réverbères, ils ont l'air aussi alcoolos que toi. Tu n'as pas envie d'être remarqué, de toute façon, tu veux rester dans ce superbe petit coin de paradis que tu t'es dégoté. Tu presses ton front avec ta main, celle pas trop rongée et pas trop morte, essayant de faire partir les voix que tu ne veux pas reconnaître.
Derrière les barreaux de tes doigts, ton regard serpente à travers le magma noir de la foule. Au passage, tu zieutes sur la blanche fesse, objet de plus haute vertu, d'une prostituée adossée à un lampadaire. Tu continues ton exploration. Il fait nuit, absolument et terriblement nuit, et enfin tu le vois. Ce gamin, de l'autre côté de la rue, qui ne vaut pas mieux que toi. Il était déjà là, quand tu es arrivé.
La prostituée, le gosse et toi, à vous trois, vos positions, vous dessinez un triangle presque parfait. Figure trinitaire intemporelle.
Le gosse est mort, par contre. Tu notes.
« Regarde. Ce soir, Trafalgar Square a perdu une de ses vigies. Pas la première fois qu'un mendiant clamse sur mon carrelage. »
« Même pas un bonjour ? »
Plus que la voix de ton pote, c'est la brique te labourant le dos qui te ramène sur le plancher des vaches.
« Les clodos ne disent pas bonjour. Pas moi, en tout cas. »
« Tu n'es pas un clodo. Pas de quatorzième zone… en tout cas. »
« C'est que je me tue à me fondre dans le décor. Je m'imprègne du personnage. C'est une preuve de génie, imbécile. »
« Pourquoi Londres ? »
« Je ne sais, l'humeur du moment peut-être. T'as mis combien de temps à me trouver ? »
« Marian… »
« Je sais, tu es dans ma tête, machin… »
« Pas exactement, mais… Bref. On y va ? »
Ta carcasse se lève impossiblement, quelques croûtes noires tombent de ta peau. Les cadavres de bouteilles de piquette roulent -gling gling-, ta cigarette mille fois tirée grésille sur le sol rougi par tes bronches saturées –pschh-. Pour la séduction, tu repasseras plus tard.
Tu regardes ton pote pour la première fois. Évidemment, il est toujours fringué pareil : chapeau-chemise-pompes à mille balles-tout le bordel assorti. Il fait tache à tes côtés.
Ton pote et toi, vous avancez dans les rues nocturnales et bondées d'une Londres réglée à la Big Ben. Personne ne dit rien, mais tu sens la brûlure du regard de ton pote sur toi. Il doit se dire que l'aliénation t'a ouvert son jardin secret.
Depuis longtemps, tu laisses tes traces dans la boue du monde entier. Au début, c'était officiel. Reconnu, admiré, et cætera. A l'époque, on prenait presque tes crachats pour parole divine. Tu portais le stigmate de l'esclave, certes, mais un illustre esclave, s'il vous plaît. Un illustre, monstrueux et sublime esclave, avec Sa volonté et Sa puissance entre les mains. Ah, ils en auraient une demi-molle, les planqués de l'Administration centrale, à te voir, ici, respirer, manger, pisser, parler. Probablement qu'après t'avoir dégueulé leur laïus moralisateur, ils tenteraient de te remettre en cage, comme le bon clebs que tu semblais être à l'époque. Ils te logeraient alors une balle entre les deux yeux, au nom d'une juste et divine oblitération. Rectification, essaieraient de loger.
Tu les comprends, après tout. Ton visage de vieillard se fend en un rictus qui laisse voir les rares dents survivantes, à la pensée du nombre de merdes que tu as affablement disposé sur leurs précieuses procédures.
La vérité, c'est que tu t'étais trompé sur toute la ligne. Maintenant encore, tu es frustré. Monseigneur Junior de l'Entrejambe lui-même n'a pas retrouvé toute sa forme, avec toutes les saloperies de souvenirs qui nécrosent ta cervelle.
Trois ans… Un truc comme trois ans, ouais, c'est ton âge de mort-vivant. Trois ans que la mort te protège de ces cons. L'envie de leur envoyer une carte postale t'a plusieurs fois démangé. Un truc comme « Kisses from Venice », ou « Marian von Smoluchowski vous transmet son bonjour, mes mignons. »
Oui, Marian von Smoluchowski. Tu aimes bien, comme nom d'emprunt.
Emprunt, c'est certain. Tu ne fais tellement pas toi, à vrai dire. Mais plus pour longtemps. Il est temps de laisser le comédien sentir de lui-même, et mettre le personnage de Smoluche dans une boîte et de le laisser y pourrir.
Vous y êtes. Toi et ton pote, vous y êtes.
Le rideau de pluie s'entrouvre. Vos regards se posent en même temps sur la scène du tympan. La file des âmes, Saint-Père et Saint-Pierre, l'un trônant au centre, l'autre triant les voyageurs selon leur 'billet de train'. Douce imagerie bercée par les bras conciliants de la Congrégation. Dire qu'un temps, une telle église, c'eut été ta maison, avec ton col romain -immaculé- et ton chapelet -immaculé- et ta morale -prétendue immaculée. Maintenant, tout ce que tu vois, c'est le trou béant du toit crevé qui hurle à la lune.
« Tu te changes ? »
« Quoi, tu veux me voir à poil ? Je te fais bander ? »
« Je ne sais même pas pourquoi je te pose la question. »
Ta peau se plie, tes yeux pochés et rougis se rétractent, et c'est tout ton corps qui fond sur place. Naissent les membres blancs de l'araignée, -la nouvelle, celle que tu as créé après avoir perdu l'ancienne-, qui s'enfoncent dans le trou béant de ton visage. Pendant un temps, tu n'es rien.
Tu marmonnes.
« Pas mécontent de quitter ce corps répugnant. »
Tu es désormais l'homme au long manteau qui pose ses deux mains sur chaque côté de la double porte, l'homme qu'une chevelure incandescente avale tout rond. Tu sens tes muscles et tes tendons se dessiner, l'artifice dégénérer, les fils se rompre, le costume s'affaler sur les dalles. L'octogénaire croulant laisse place à ton vrai moi, ton mètre quatre-vingt-quinze, tes traits sans âge et cette étincelle d'arrogance qui fait de toi, toi-même.
Tu l'ouvres, cette porte, et le vent s'engouffre dans l'église, oratorio d'âmes damnées : hello, mes rayons de soleil, tu te dis. Ton regard t'arrête sur l'orgue et ses longs tuyaux d'argent rongés par une chape verdâtre, étouffant la chaleur des flammes tortueuses de candélabres allumés. Le verre des vitraux remplace le verre de tes bouteilles. Crac, crac. Bon Dieu, que c'est crade.
Oui, tu ne tenteras plus l'expérience de te cramer les narines avec les cierges, juste pour savoir si l'odeur est différente selon la cire employée. Promis.
Tu t'avances dans la nef, ton pote sur les talons. Les lourds battants se referment dans un vacarme pas possible. Dans le calme de l'immense salle qui revient avec force outrage, tes lourdes bottes claquent avec dévergondage. La pluie s'infiltre à travers la carcasse moisie du toit. Il pleut dans l'église. Ploc. Ploc. C'est toujours pareil. Il fait froid, mais une chaleur te prend à la gorge, et la serre et l'enserre. Le rouge de tes lèvres se mêle au rouge du sang qui afflue, l'oeil se noircit, la Croix te susurre des mots que tu ne comprends plus.
Tu t'affales sur un des bancs de bois, un de ceux pas trop brisés par les arches effondrées, non, un de ceux qui font mal aux genoux du fidèle dimanchard lambda. Tu ne le choisis pas complètement au fond de la chapelle, mais pas complètement devant non plus, et tu te mets à l'aise. Tes jambes ne demandent qu'à trouver leur position insolente et si naturelle, à s'étaler sur le rang de devant.
Tu fermes les yeux. C'est ton petit rituel. Prendre une église au hasard, t'y pointer, rester et te barrer.
« Tu pries ? »
Ton pote est adossé à une des colonnes. Il t'observe depuis toute à l'heure. Qu'est-ce qu'il veut, une déclaration en trois exemplaires que tu n'as pas un abysse démentiel à la place de l'encéphale ? Tu pensais qu'il serait allé fouiner du côté de l'orgue.
Non, tu ne pries pas. Tu attends. Même si prier, c'est attendre, dans un sens.
« Ta gueule. Qu'est-ce que ça peut te foutre ? »
« J'ai rien dit. »
Le silence, en tyran qui se respecte, reprend ses droits de possession sur le domaine. On la ferme, bien, mon seigneur. Hormis la pluie, aucun son, aucune brise dans la chapelle bancale ne parasitait la jouissance du silence, jusqu'à toi. L'accueil est froid, presque hostile. Ici, il est indésirable, ton simple souffle, ce chant grégorien que beaucoup ont essayé de faire taire.
Tu lèves les yeux vers la voûte, et entreprends de compter toutes les lézardes creusant leur chemin dans la pierre blanche. Tu te surprends à penser à ce bon vieux temps où tu faisais éclore les têtes d'Akuma en fleurs. Tu as toujours eu la main verte.
« Marian... Pourquoi ici ? Si près de l'ancien quartier général ? »
« J'ai lu les rapports. C'était le dernier endroit où Allen s'est rendu avant la Congrégation. »
Et voilà, ton pote savait tout. Tu détestes ça, tu détestes cette flamme vacillante que tu as longtemps ignoré, par orgueil ou par déni, tu détestes cette chose qui te consume de l'intérieur, qui un beau jour s'est accrochée à toi pour ne plus te lâcher. Le souvenir d'un gosse aux cheveux blancs que tu n'arrives pas à effacer. Tu te détestes pour ça.
Vous étiez cinq. Puis il y a eu Kevin -quatre. Et maintenant tu la joues en solo, ta sonate.
Les minutes passent.
« Ouvre les yeux... »
Tu ne réagis pas. Ton corps ne répond plus. Du tout.
L'orage se met à rugir. C'est tout juste si tu sursautes un peu.
Et là, ça commence. L'air vibre, douloureusement. Les lignes se déforment, tu entends des sons qui n'existent pas, le clic clic de ton engrenage psychique s'emballe et se bloque. Le monde explose en points colorés. Décadence chromatique.
« Ouvre les yeux, Marian ! »
Tu braques ta pupille sur ton pote. Ce cher pote qui n'a jamais eu cette voix de gosse apeuré jusqu'à... à peu près tout de suite. Branle-bas-de-combat chez l'adrénaline et sa voisine de palier, la dopamine.
« Je crois qu'elle arrive. »
« Explicite. »
« L'Innocence. »
...Cher et tendre agnostique,
Tu sais bien que cela pouvait arriver n'importe quand, n'importe où. Depuis ce jour, ce putain de jour : menaces creuses, pâtisseries suintantes, binoclard fou à lier et fou à plumes et invivables lamentations et trahisons forcées et… depuis ce dégueulasse après-midi, tu sais. Tu sais, tu sais mille fois et encore davantage que ça pouvait arriver.
Tu dis à ton pote de s'éloigner de toi. Dame Tachycardie pointe le bout de son jupon. Si Dieu existe réellement, alors cela doit être ses doigts qui s'agrippent à tes côtes, les écartent, les écartent, doucement, jusqu'à rupture. La réalité des choses te frappe en pleine gueule, tes congés de l'Ordre viennent de battre de l'aile. Tu n'oses imaginer la réaction de Hevlaska ou de quiconque se trouvant à proximité de... De...
D'abord, il y a le déni.
La volonté s'acharne, lutte, s'extériorise par cette voix que tu ne reconnais plus comme la tienne.
Enfermement ; conflit ; apothéose.
Tu hurles.
De douleur. De colère, aussi.
Tu craches à ce Seigneur auquel tu ne crois pas vraiment.
A ce Seigneur qui semble te détester.
Cher et tendre agnostique, j'ai tant attendu que naisse en toi ce désir dont tu nies même l'existence.
Parce que ce tu veux, c'est une révolte satirique et violente, autodestructrice et élégante, qui a pour condition sine qua non nos retrouvailles, chéri.
Ce que moi je veux, c'est ton corps, ton esprit, ton organisme tout entier, ton abandon à ma trépanation.
Résigne-toi. Reste immobile.
Cher et tendre agnostique.
Tu n'as jamais été libre, chéri.
Laisse toi imploser, chéri.
Le pire, c'est le vert, le vert de mon baiser qui sectionne ton nerf optique. Tu avais chuté, toi, l'homme sans âge ; je te ramène au divin. Dans la main d'Apocryphos, mon semblable, mon identique, je me suis retournée contre toi. Tu en savais trop. Ton existence lui était devenue insupportable. On nous a éloigné l'un de l'autre, on a cru que l'amputation serait éternelle, irrévocable, létale.
Mais durant ces trois années, tu n'as jamais été vraiment seul. Pas une seule seconde je ne t'ai lâché du regard, pas une seule seconde je n'ai desserré la pression de mon souvenir vissé profond dans ton crâne, alors je sais que toi non plus, tu ne m'as jamais vraiment oubliée.
Mais -oh putain- tu ne pensais pas que retrouver un Revolver, me retrouver, ferait aussi mal.
