Litania Del Cielo
La nuit tombait sur un vieil immeuble désaffecté à la façade glauque. Le dernier étage surplombait une ville déserte, noyée sous des pluies acides. A vingt mètres d'altitude on devinait seulement les toits rouges démantibulés des maisons en pierre. Ces jolies maisons qui faisaient la fierté de l'Italie s'érodaient aussi facilement qu'un rocher prisonnier sur l'océan. Les piliers qui ornaient les perrons semblaient avoir été pulvérisés et des débris de statues jonchaient le sol, anciens vestiges de ce qui avait dû faire le fleuron de la cité. Toute vie humaine semblait avoir abandonné l'endroit depuis des lustres. Ne restait pour en témoigner que ces débris que le temps se chargerait de faire disparaître ou au moins finirait par rendre méconnaissables.
A l'heure de sa gloire, la petite ville avait dû être belle et prospère. Aujourd'hui même la vie végétale semblait avoir migré ailleurs. La terre était sèche, quasiment noircie et pas un arbre à l'horizon. Mais au-delà, à une dizaine de kilomètres une forêt dessinait des ombres chinoises devant le soleil couchant. Il restait quand même une belle chose à voir dans cet endroit lugubre. Il aurait aimé que ce spectacle suffise à calmer les frissons qui lui parcouraient l'échine.
Il y a quelques temps un "ami" lui avait promis de lui faire visiter l'une des villes les plus "pittoresques" d'Italie. Pittoresque y'a cinquante ans sûrement... Quelle idée d'être venu tout seul avec une simple connaissance. Même son hyper-intuition ne lui avait pas prédit ça. Ce type l'avait emmené tout en haut de cet immeuble d'où il disait que la vue était resplendissante.
Bizarrement il n'avait pas vu la ville en arrivant. Toute la bâtisse masquait la médiocrité de la cité. Bien que le bâtiment n'ait lui-même pas fière allure, il ne s'était pas demandé s'il avait le droit d'y pénétrer. Il avait de nombreuses fois visité des endroits assez noirs, mais c'était pour le boulot. Du coup sa vigilance avait dû s'éteindre et il s'était fait à l'idée que les apparences étaient souvent trompeuses. Et à vrai dire toute première impression le laissait de marbre. Dans son métier, il ne devait pas s'y arrêter, surtout quand les chances de succès étaient minces.
De plus, ils avaient simplement emprunté un ascenseur extérieur pour entrer. Et puis comme par miracle, Tsuna s'était retrouvé seul devant ce funeste tableau et la peur avait commencé à le gagner. Il n'avait rien sur lui pour contacter ses compagnons restés au quartier général Vongola. Il s'était promis de se sortir la mafia de la tête rien que pour une journée. Bien sûr Gokudera avait véhément protesté. L'adolescent s'en voulut de ne pas avoir suivi les conseils de son bras droit.
Il se décida enfin à bouger. L'inaction n'était pas la meilleure façon de sortir de cet endroit. Il revint à grands pas vers l'ascenseur. Il appuya sur le bouton d'appel, l'engin se mit en marche, fit vibrer ses rouages cahoteux pour faire monter la cabine. Tsuna attendait depuis plus de deux minutes déjà, le temps que l'appareil atteigne le 18ème étage où il se trouvait. C'était une grande pièce grise et vide avec de grandes baies vitrées. Certaines avaient été fracassées mais difficile de savoir comment. En tout cas ce décor suffisait à éveiller l'inquiétude, et Tsuna ne comptait pas s'y attarder. S'il avait été victime d'une mauvaise blague, il comptait bien demander des comptes à son "ami".
Ce type avait rejoint les rangs des Vongola il y a plusieurs années en tant qu'informateur. Tsuna ne s'était pas spécialement rapproché de lui mais il le côtoyait souvent et ils avaient fini à de maintes reprises comme compagnons de beuverie au bar du Quartier Général. Le futur parrain sortait rarement pour ses loisirs personnels. Depuis ses 13 ans il s'entraînait rudement, il était même venu en Italie à la demande du IXème du nom. Aujourd'hui à 16 ans, son seul plaisir était de se retrouver autour d'un verre avec ses amis pour "oublier" quelques heures les dures journées de travail.
Bon il vient ou pas cet ascenseur... ?
Comme pour répondre à sa question muette et par un mauvais coup du sort, l'appareil décida de choisir la deuxième option et se figea dans un bruit grinçant au 17ème étage. La panne était due à une coupure de courant, Tsuna pouvait en juger au voyant qui refusait de s'allumer. Il pestiféra et donna un coup dans les portes métalliques. Geste bien inutile mais qui lui permit de se défouler un tantinet. Il se retourna et chercha une autre sortie. Il n'était pas particulièrement emballé à l'idée de devoir se farcir tout l'immeuble à pied. Il repéra une petite porte sur la droite, en face des fenêtres. Il s'y dirigea et la pièce était si grande qu'il crut mettre une éternité à atteindre la poignée.
Il ouvrit la porte et fut déçu de ne pas tomber sur une cage d'escalier comme il l'espérait. Certes il y avait bien un escalier, mais il permettait seulement d'accéder à l'étage inférieur. Alors en plus il devait fouiller les quatre coins du bâtiment pour trouver la sortie ? Il se mordit l'intérieur de la joue pour ne pas craquer. Il ne savait pas à quoi cet endroit avait pu servir mais il avait une conception bien étrange. En l'absence de courant, des loupiotes verdâtres faisaient office d'éclairage. C'était suffisant pour voir où il poserait le pied mais pas pour se sentir rassuré.
Derrière lui la Nature faisait son œuvre et le soleil était déjà à moitié caché. Il prit une grande inspiration et descendit la volée de marches avec précaution. Méfiant, il garda une main sur un mur pour se guider. Il était glacial et irrégulier, par plusieurs fois, il crut sentir de drôles de marques sous sa paume, mais la pénombre ne lui permit pas de voir avec exactitude de quoi il s'agissait.
Il traversa plusieurs couloirs et aboutit enfin sur un autre escalier. Il répéta ce manège à tous les étages, attentif au moindre bruit. Arrivé au 10ème étage cependant les choses se gâtèrent. Ce qu'il convoitait restait introuvable. Il refit tellement de fois le chemin qu'il finit par oublier quels couloirs il avait emprunté. Il ne parvenait pas non plus à revenir à son point de départ. Il sentit la panique le submerger. Alors il courut au hasard pour oublier de réfléchir. Dans ces situations son pire ennemi c'est soi-même.
Finalement le courant finit par revenir, Tsuna eut juste le temps de s'arrêter devant une chose bien étrange. Une algue géante baignait dans un liquide jaunâtre, la plante aquatique était prisonnière d'un cylindre en verre qui grimpait le long du mur et y était même quasiment encastré. Tsuna recula un peu, c'était vraiment glauque. Il parvint à détacher son regard et continua sur la gauche. Il fixa un point imaginaire droit devant lui. Mais ses yeux noisette furent vite attirés par des marques terrifiantes le long des murs. Les mêmes qu'il avait bien cru toucher auparavant.
Il n'avait aucune idée de ce que ça pouvait être, mais quelque chose avait laissé de profondes entailles dans le béton. Il secoua la tête et poursuivit son chemin, il se força à ne penser à rien. Il déboucha sur un cul-de-sac. Là, se dressait un arbre calciné aux branches nues et menaçantes. Quelques-unes avaient été sectionnées et gisaient au sol. Tsuna devint livide, le duramen, le cœur même du tronc avait une teinte rouge qui coulait sur le sol. L'arbre... saigne ? Il se remit à courir en sens inverse aussi vite qu'il le pouvait. Sortir, il devait sortir à tout prix! Il devenait claustrophobe et avait des hallucinations en prime!
Ses foulées le menèrent dans une nouvelle pièce, il parvint à freiner devant une grande fenêtre crasseuse. Sa bouche était si près du carreau que de la buée se formait lorsqu'il soufflait. Signe qu'il faisait froid dehors et il remarqua que la nuit était définitivement tombée. Tsuna n'était pas sûr de pouvoir sortir maintenant. Il ne savait pas ce qui l'attendait dehors, et n'avait même pas pris la peine de demander la destination exacte à ce fumier qui l'avait traîné dans ce pétrin. Il devait bien rire de sa naïveté, au chaud dans un bar à l'heure qu'il est, à raconter au premier mafieux de seconde zone comment un simple pion avait pu humilier le 10ème parrain de l'éminente famille Vongola. Son poing rencontra la vitre et elle se fissura sur une bonne trentaine de centimètres.
« - Oh, ecco uno che sembra molto arrabbiato, dit une voix féminine.
- Conoscete questo ragazzo ? hasarda une voix plus grave.
- Non ho mai visto. »
Tsuna se retourna dans la seconde pour faire face à une bande de jeunes éparpillés dans tous les coins de la pièce. Certains étaient assis, les genoux repliés sous le menton, d'autres étaient nonchalamment appuyés contre les murs. La fille qui avait pris la parole la première détaillait Tsuna de la tête aux pieds, d'un air très intéressé. Elle était le seul membre féminin du groupe, enfin à priori, car il était difficile d'identifier les silhouettes recroquevillées sur le sol.
Elle avait des cheveux blond platine, zébrés par des mèches roses bonbon et un regard marron plein de malice. Il suffit de quelques coups d'œil en direction de leurs mains pour comprendre qu'il s'agissait de junkies, vu la raideur des doigts et les tremblements incontrôlés. Et le dixième du nom aurait parié sa chemise que ces gosses étaient moins âgés que lui. Perdu dans ses constatations, il n'avait pas remarqué que la blonde s'était dangereusement approchée de lui, au point qu'elle avait saisi le menton du jeune homme entre ses ongles noirs et écaillés. Le porc-épic ne recula pas mais il était gêné.
« - Ambra, cosa stai facendo ? Non sai niente di questo ragazzo e sei già pronto a baciarlo ! s'emporta l'un des garçons.
- Oh zitto Cosmo! Come ti chiami, bello bruno?
- Euh… je… pas italien… bafouilla Tsuna. Il comprenait plutôt bien l'italien mais avait beaucoup de difficultés à le parler, surtout dans un élan de panique.
- Ah ! Tu es japonais ! s'émerveilla la fille. C'est encore plus craquant ! Alors c'est quoi ton p'tit nom ?
- Tsuna.
- C'est trop chou !
- Bon au lieu de t'exciter demande lui plutôt ce qu'il fout là ! s'impatienta le dénommé Cosmo qui aimait de moins en moins le nouveau venu.
- On doit prévenir le chef ou s'en occuper nous-même ? réfléchit le plus grand du groupe.
- Hey pas touche, je compte bien me le garder pour m'occuper cette nuit ! protesta Ambra.
- Qui t'envoie ? pesta Cosmo en saisissant Tsuna par le col de son sweat-shirt.
- Je… J'étais avec Doppiezza, je-je pense qu'il m'a fait une blague et du-du coup j'essaie de sortir d'ici.
- Doppiezza ? s'écrièrent-ils tous. »
Cosmo le lâcha en affichant un air bougon. Ils semblèrent se concerter du regard. L'un d'eux sortit en courant. Tsuna se dit que finalement ils étaient peut-être dans le coup eux aussi. Il n'aimait vraiment pas cette situation, il voulait juste se casser d'ici fissa. Et pour commencer il aurait bien aimé que tous ces visages soient braqués ailleurs que sur lui. Il pensa à courir et les laisser en plan, le seul problème avec les junkies, c'est qu'ils sont imprévisibles. Le mieux à faire était d'endormir leur vigilance avant de tenter une quelconque escapade.
« - Et…euh comment se fait-il que vous parliez si bien ma langue ?
- Notre boss parle couramment italien et japonais, et d'autres langues aussi. Même les inferiore doivent s'habituer comme ils peuvent. Squalo est très exigeant là-dessus, lui répondit gentiment Ambra.
- Squalo ? »
Un « VOIIIIIIIIIIIIIIIIII ! » retentissant creva les tympans de toutes les personnes présentes mais aucun ne s'en plaignit. Un jeune homme à l'allure androgyne entra dans la pièce. Il portait ses longs cheveux gris clair en queue de cheval d'où deux mèches s'échappaient pour retomber sur ses épaules. Sur le côté, il portait un sabre japonais dans un fourreau noir. Il était affublé d'une combinaison noire qui laissait deviner la finesse et l'élégance de son corps. Mais il était beaucoup plus âgé que les autres. Il lança un regard hargneux en direction du jeune homme aux cheveux en bataille, mais le brun ne le prit pas pour lui, sentant que c'était son air naturel.
La scène ne changea guère, si ce n'est qu'une cinquième personne le tenait à l'œil. Le plus vieux décida que si le gosse avait bien été envoyé par Doppiezza il suffisait de le tester. Sans que Tsuna puisse comprendre le sens de ces paroles, Cosmo s'élança et lui donna un violent coup de poing. Le japonais valdingua en arrière et sa tête heurta la paroi de verre, il retomba sur le sol à moitié assommé. Mais l'italien échauffé ne comptait pas en rester là. Il avança pour le finir avec un coup de pied dans le visage mais Tsuna le para rapidement et se servit de la jambe emprisonnée pour faire basculer son adversaire en arrière. Le porc-épic se releva rapidement, bien qu'étourdi, toutefois il ne profita pas de la position de faiblesse du garçon. Ainsi l'autre se remit debout, vexé de son échec. On aurait dit qu'il en faisait une affaire personnelle. Deux autres se placèrent à ses côtés.
Squalo arqua un sourcil, en tant que samouraï il s'attachait beaucoup à l'égalité numérique dans un combat. Mais la situation actuelle était exceptionnelle, il devait absolument évaluer la force du gamin. Il observa très attentivement et constata que trois adversaires ne refroidissaient pas le môme. Il donnait des coups précis, rapides, comblait ses angles morts par des ruses, comme si il savait d'où ses attaquants allaient venir. De ce que Squalo savait, il n'était pas débutant en arts martiaux, mais vu son potentiel, il pouvait aller beaucoup, beaucoup plus loin avec un entraînement de rigueur.
Un crissement dans son oreille attira son attention et ses yeux s'écarquillèrent quelques secondes. Il répondit par un « Bien, Boss » et dégaina son sabre. Il avança doucement en direction des enfants. Les trois assaillants reculèrent. Tsuna déglutit, là c'était vraiment inégal, il n'avait pas la moindre arme sur lui. Etait-ce comme cela qu'il allait mourir ?
Squalo s'élança, Tsuna essaya de bondir de côté et se rendit compte trop tard que son adversaire l'avait suivi et se trouvait à présent derrière lui. Il sentit juste une horrible douleur derrière la nuque avant que tout ne se brouille devant ses yeux… Squalo ramassa sa prise inconsciente, rappela aux autres de bien sécuriser le 5ème étage pour la nuit qui les attendait et partit avec son fardeau sur une épaule.
« - Vous saviez que le boss avait ce genre de tendance ? » demanda Ambra d'un air déçu.
Ses compagnons se contentèrent d'hausser les épaules et vaquèrent à d'autres occupations.
(Fear)
« - S'il te plaît Tsunayoshi… »
Tsuna ouvrit subitement les yeux. Sa vue était encore un peu brouillée, il referma les paupières. Comptant sur ses autres sens, il se rendit compte qu'il était sur quelque chose de duveteux, il se plut à penser aux nuages dans le ciel. Quand il était petit, il disait toujours à sa mère qu'il trouverait un moyen de capturer l'une de ces masses de coton pour s'en faire un oreiller. Ses muscles se détendirent, peu importe où il était, il se sentait bien malgré la douleur persistante à la nuque. Un peu plus tard, il découvrit qu'il était sur un grand lit style Renaissance dans une chambre richement décorée.
Il se leva avec précaution, et croisa son reflet dans un miroir. Sa joue gauche n'était pas mal en point, il s'était pourtant pris le coup de plein fouet. Il y avait même des traces de sang sur son sweat favori, le bleu ciel où le chiffre 27 était brodé en blanc et noir. Il avait traversé pas mal d'aventures avec ses amis du temps où sa rencontre avec Reborn l'avait catapulté dans un monde inconnu et dangereux. Devenir un parrain de la Mafia à 13 ans ? C'était un jeu d'action où n'importe quel fan du jeu vidéo Hitman se serait plongé volontiers. Mais pas Tsuna, à 13 ans il aurait bien voulu éviter de passer de la fiction à la réalité. Cependant il avait dû reconnaître, deux ans plus tard, qu'il y avait un paradoxe à ce que sa minable petite vie de mec le plus nul et ringard de Namimori se soit considérablement améliorée par son entrée dans le clan Vongola.
Quand avait-il pris goût au risque ? Etaient-ce les facéties de Yamamoto avec ses « trop cool ce jeu de Mafia » et les engueulades de Gokudera, ses crises devant sa sœur, les sourires de Haru et Kyoko ? L'extrême jovialité de Ryohei et la froideur de Hibari, les mystères autour de Mukuro et Chrome ? Etait-ce d'avoir trop fréquenté Dino et Reborn ? Ou bien au septième anniversaire de Lambo où il les avait propulsés dix ans dans le futur ? Dans un futur qui lui avait plu et qu'il voulait voir se réaliser un jour. Etait-ce parce que son Ciel gris et morne avait muté en bleu opalescent où gravitaient des nuages aussi purs que la soie ? Etait-ce cet équilibre parfait entre lui et ses gardiens qui lui permettaient d'affronter le danger des lieux sordides ? Contemplant le Tsuna de 16 ans il se demandait quand il avait commencé à aimer cette vie.
Aujourd'hui la Mafia allait lui permettre d'écrire le plus grand chapitre de son histoire. Vraiment, pourquoi se sentait-il si bien dans cette chambre ? Il ne pensait pas une seule seconde être encore dans le sinistre immeuble bourré de junkies et d'un mec avec un sabre ! Doppiezza n'avait lésiné sur aucun détail, il était tombé dans un foutu traquenard et tous ces types étaient ses complices aucun doute là-dessus. Mais pourquoi ? S'ils voulaient éliminer le prétendant au titre de la famille Vongola, Squalo l'aurait fait dès le départ, ça n'aurait pas été compliqué. Donc ils ne savaient pas qui il était réellement. Bon point pour lui, mais étonnant. Restait aussi d'autres mystères à éclaircir. Ces choses dégueulasses au 10ème étage, ces marques bizarres sur les murs, la présence d'autant de gens dans cette ville morte… Toutes ces choses explosèrent en un seul éclat :
« - Où je suis bordel ? hurla le jeune homme.
Dans mon repaire, articula une voix suave.
Tsuna reporta son attention sur une silhouette dans le miroir, à moitié dissimulée dans l'ombre. Un homme assis sur un fauteuil crapaud le fixait et ses pupilles étaient deux étoiles dans la nuit. Des étoiles de glace, figées dans une orbite polaire proche de l'extinction, autant que la voix de leur possesseur. Mais putain il était rentré quand celui-là ? pensa Tsuna au bord de la crise. Pourtant, malgré la chaleur de son énervement un frisson l'avait parcouru tout entier.
L'homme ne bougea pas d'un pouce, en revanche il fixait Tsuna avec intensité. Il finit par se retourner et faire de même. Il n'affichait aucune peur même si intérieurement il tremblait. Au bout d'un moment, les contours de la silhouette humaine commencèrent à se dessiner avec subtilité. L'homme avait une allure désinvolte, une jambe par-dessus l'autre et les mains croisées sous son menton. Il n'esquissait aucun mouvement, tout en lui était aussi glacial et pénétrant que son regard, une statue animée, un colosse glacé. Finalement ses lèvres remuèrent :
« - Personne n'a le cran de me regarder comme ça. Tu as envie de mourir ?
- Vous vous amusez bien j'espère ?
- Oui. Pas toi ? répondit l'inconnu en dévoilant un sourire carnassier.
- J'aimerais que ce jeu s'arrête.
- Tu n'es pas dans l'un de tes minables petits jeux de jeune mafieux poussé par l'adrénaline. Je t'ai fait venir parce que ton profil m'intéresse pour mon organisation. Tu as été entraîné dans une histoire qui dépasse de loin tout ce que tu peux imaginer.
- Ça on me l'a dit tellement de fois que ça ne me surprend même plus, soupira Tsuna, autrement dit je suis captif ?
- Aussi longtemps que ça me plaira, Tsunayoshi. »
Le porc-épic déglutit à grand peine. Ce type savait son prénom, quoi d'autre encore ? Le maître des lieux décida qu'il était temps de se montrer et avança dans la lumière. Il était grand, sûr de lui, avec un regard de braise et des cheveux sombres comme une éclipse solaire. Des plumes colorées y étaient accrochées, ainsi qu'une queue de raton laveur. Mais Tsuna s'abandonna dans la contemplation des cicatrices qu'il avait sur le visage. Brûlures ? Une seule chose lui traversa l'esprit, il était dangereusement beau. Beaucoup plus âgé que lui aussi, de dix ans au moins. Il se sentait petit, une étincelle dans un feu gigantesque. Il resta pétrifié tandis que son aîné continuait de s'approcher, l'adolescent baissa les yeux. De toute évidence ce type aimait inspirer la crainte.
Une main s'approcha de lui et le poussa tout contre le miroir. Il respira son parfum, une odeur typiquement masculine et virile. Tsuna leva les yeux pour rencontrer le regard de ce mystérieux inconnu mais il ne s'attendait pas à ce qui allait suivre. L'homme lui saisit les poignets et les bloqua de chaque côté de sa tête avant de se pencher et d'écraser ses lèvres contre celles de son cadet. Le rouge monta aux joues du futur parrain qui ne résista pas une seule seconde, se perdant dans les exquises sensations que ce contact avait déclenchées. Il ferma les yeux. Fort de sa supériorité, l'autre força l'entrée de sa bouche et intensifia le baiser. Tsuna avait de plus en plus chaud. Le corps de son aîné était quasiment pressé contre le sien, il ne savait pas très bien lequel de ces deux cœurs battait à tout rompre. L'odeur de son partenaire lui donnait des vertiges, il voulait goûter sa peau métissée avec sa langue.
Enfin, il brisa le baiser et ses lèvres descendirent sur la jugulaire de l'adolescent. Tsuna haletait, son corps tout entier le brûlait. Tout à coup il reprit ses esprits, et avec toute la force dont il était capable donna un coup de genou bien placé à son geôlier. L'adulte relâcha son emprise et Tsuna en profita pour s'échapper loin de cette chambre.
Il se retrouva à nouveau dans les dédales de couloirs. Il se mit désespérément en quête de l'ascenseur. Resté seul, l'homme ne se précipita pas à la poursuite du fuyard. Il sourit à son reflet dans le miroir et se dirigea d'un pas léger vers la porte et regarda le bleu ciel disparaître de sa vue.
« - Abruti, tu étais bien plus en sécurité avec moi. » maugréa-t-il.
Il resta dans l'embrasure de la porte, attendant le moment propice où il pourrait retrouver le gamin. Tel un chien égaré, Tsuna tournait en rond, il ne trouva pas l'ascenseur mais un nouvel escalier qu'il emprunta en désespoir de cause. Combien en aurait-il à trouver avant de respirer l'air frais du dehors ? Il n'avait plus aucune notion du temps. Deux étages plus bas, il fit une pause, tout pantelant il s'appuya contre un mur. Il repensa à ce baiser, au tourbillon qui l'avait presque englouti, à ce ballet intense entre leurs langues et aux battements violents de son cœur. Il passa une main dans ses cheveux et constata qu'il était en nage.
Il se décida à reprendre son chemin, ses jambes le faisaient souffrir alors il marcha. Soudain il repensa à ce qu'il avait vu au 10ème étage, et jeta des regards furtifs. Toujours ces marques étranges sur les murs. Il aurait largement préféré des flèches avec marqué « uscita ». Encore trois étages plus bas, le décor avait changé. D'énormes tuyaux se succédaient, serpents de métal enchaînés aux murs. Certains dégageaient une fumée blanchâtre qui donnait un air fantomatique à l'endroit. Tsuna avança encore plus prudemment, il se croyait tout à coup dans la Cité de l'Ombre et vérifia s'il n'était pas poursuivi par une taupe géante au nez rouge étoilé. Il rit de sa bêtise, il avait vraiment un don pour se faire peur. Encore heureux, l'humanité n'était pas prête à vivre sous terre comme dans le film. Il se dit qu'il deviendrait probablement dingue sans la lumière du jour.
Bon, il fallait plutôt tâcher de réfléchir. Il s'était fait coincer au 10ème étage mais ne savait pas s'il avait changé entre temps. Il venait de descendre cinq nouveaux étages et cette salle ressemblait fortement, toujours s'il en croyait le film, à un sous-sol. Là où on trouvait la plomberie (tout bon pour les canalisations), le générateur électrique qui envoyait le courant dans tout l'édifice, et peut-être le plus important pour lui, un ascenseur de service. Sûrement qu'en suivant ces tuyaux il parviendrait au cœur de l'immeuble : la salle des machines. Cela lui remit un peu de baume au cœur, il n'était sans doute qu'à un étage du rez-de-chaussée et donc de la sortie. Restait à prier pour que le courant ne vienne pas à le lâcher de nouveau. Ayant retrouvé l'espoir il se remit à courir droit sur la fumée aveuglante.
(Hide)
Maître Xanxus… Le susnommé régla son écouteur pour écouter son subordonné, « Le 5ème étage est parfaitement sécurisé mais nous avons détecté une forte concentration d'ennemis au sous-sol et il y a autre chose… » Le noiraud détestait qu'on le fasse poireauter, après avoir gueulé la voix de Levi reprit : « Il y a un humain pris au piège. » Il devina bien vite de qui il s'agissait. Il soupira d'exaspération et quitta ses retranchements.
(Shame)
« - Mais c'est quoi encore ce bordel ? », cria Tsuna alors qu'il courait comme un dératé. Lui qui avait toujours eu une trouille bleue des fantômes et des monstres ! Mais là ça dépassait l'entendement ! Il eut l'impression d'avoir à nouveau 13 ans, d'être redevenu le Tsunaze qui fuyait devant le moindre bruit. Mais là, privé de ses gants, il ne voyait pas d'autre moyen pour échapper à l'abomination qui le poursuivait. Il se trouvait cerné où qu'il aille, il en arrivait de toute part. Malgré la fatigue et un douloureux point de côté il continuait sa course effrénée. Jusqu'à ce qu'un cul-de-sac ait raison de lui. Plus question de faire demi-tour, bien qu'avançant lentement les choses arrivaient. C'était une masse informe, bipède, qui dégageait une odeur nauséabonde et avait de longues griffes. Ils se dédoublèrent et resserrèrent le cercle.
Tsuna se sentait la proie facile d'un mauvais remake de série B, même s'il aurait préféré voir les caméras pour rendre sa situation moins préoccupante. Il était résolu à se battre jusqu'au bout. Etrangement, sa dernière pensée fut pour Ambra, il s'était rendu compte bien vite qu'elle n'était pas à sa place, qu'elle aurait tout donné pour s'enfuir loin d'ici, tout comme lui. Elle était restée en retrait lors de son combat, l'air inquiet mais n'osant piper mot. Beaucoup trop de questions sans réponses tourbillonnaient dans la tête de Tsuna. Un premier monstre approcha et essaya de le toucher, il répondit par des coups, mais eut l'impression de frapper dans de la gélatine. Les autres arrivèrent, il s'épuisa à les repousser en vain. Dans un ultime effort il ferma les yeux et se prépara à sombrer.
Il entendit des coups de feu puis sentit qu'on le tirait en avant, curieusement cette emprise n'était pas gluante, elle était puissante et chaude. Il ouvrit les yeux au moment où il toucha le sol. Une voix lui somma de partir, il ne se fit pas prier. Mais en sortant de l'impasse, il resta dans l'angle du mur pour observer la scène au moment où une déflagration jaillit de deux pistolets. Il recula et s'enfuit. Il erra, complètement paumé, il se sentait nauséeux, amorphe.
C'était trop pour lui, il n'était sans doute plus très loin de la liberté, mais il n'en avait rien à foutre. Il était aussi vide que le plus commun des poissons. Elle devait être belle la vie d'un poisson, pas besoin de se casser la tête. Il suffisait de nager, bouffer et se faire bouffer. Redevenir un être unicellulaire et un jour muter en animal plus gros, un orque, une baleine… Et alors peut-être aurait-il aussi le loisir de bouffer son ancien prédateur. Restait qu'à l'heure actuelle il était faible, un petit poisson d'eau douce qui savait uniquement barboter. Qui éclaboussait tout autour de lui pour se rendre plus impressionnant. Il avait cédé à la peur, chose qu'aucun parrain digne de ce nom ne pouvait tolérer.
Une main se posa sur son épaule, il ne releva même pas la tête, il se contenta de suivre son sauveur. Au premier étage il ne lui faussa pas compagnie et monta dans l'ascenseur. Xanxus trouva curieux ce changement radical de comportement mais ne dit rien. Ils remontèrent au 4ème étage, là où se trouvait la chambre du noiraud. Mais il préféra l'installer dans le bureau qui jouxtait les deux pièces.
Tsuna prit place sur un sofa et se recroquevilla, son regard était comme éteint. Xanxus s'installa en face de lui, sur un fauteuil. Il observa son cadet, ressentait son amertume grâce à son hyper-intuition mais n'étant pas fin psychologue il ne devina pas ses réelles préoccupations. Les minutes défilèrent, un silence pesant s'installa, seulement entrecoupé par le tic-tac d'une vieille pendule dont le balancier, métronome grandeur nature, marquait inlassablement le temps qui passait. L'aiguille marqua trois heures sur le cadran, la sonnerie se mit en marche. Trois coups brefs mais percutants qui semblèrent tirer peu à peu Tsuna de sa léthargie. Il posa enfin son regard sur l'adulte qui semblait attendre qu'il fasse le premier pas.
« - C-c 'était quoi ces choses ? »
Le balafré cilla quelques instants avant de répondre d'un ton neutre :
« - Des cobayes humains.
- Quoi ? s'horrifia Tsuna, mais ça n'avait rien d'humain…
- Plus maintenant. Dans les années 70 cet endroit a servi à la confection d'une drogue spéciale. Les spécialistes voulaient créer la dope parfaite, sans aucun effet secondaire nocif. Toutes les organisations mafieuses trempant dans ce business ont participé financièrement à ce projet, ça représentait des milliards.
- Et ils ont réussi ?
- Un seul scientifique a réussi à stabiliser le produit, longtemps après le début des recherches. Ce que tu as vu est le résultat de dix années d'échec. Ils ont testé leur prototype sur tout, les végétaux, les animaux, les hommes.
- Alors si cette ville est en ruines c'est que…
- Ils avaient la corde au cou, un jour ils ont organisé une rafle dans le village. Ils les ont tous enfermés ici. Et les ont drogués encore et encore. Je me fous de savoir pourquoi ça les a transformés en mélasse. Mon seul souci c'est qu'ils se baladent encore dans l'immeuble et qu'ils sont pratiquement indestructibles.
- Ils ne meurent pas ? s'alarma Tsuna.
- Ils pourrissent et finissent par se décomposer. J'ai horreur de m'en approcher.
- Alors… Pourquoi m'avoir sauvé ? »
Pour toute réponse, Xanxus lui adressa un sourire narquois qui le fit rougir jusqu'aux oreilles. Le brun découvrit avec horreur que son aîné était un receleur de drogue, celle qui avait été conçue dans cette ville, sur les cadavres pourris d'innocentes victimes pour graisser la patte de la Mafia. Et dont le passé atroce continuait de ramper dans les tréfonds de la bâtisse, réclamant vengeance pour leurs âmes emprisonnées.
La drogue, nommée « rossa primavera » continuait d'être produite en masse grâce au seul survivant de la cité qui avait vendu la formule à prix d'or à plusieurs familles mafieuses, principalement localisées en Italie. Quatre ans plus tôt, Xanxus suivit par Squalo et d'autres camarades avaient déserté la famille Vongola pour entrer dans ce business. Il planqua sa marchandise là où elle avait vu le jour. Quel meilleur endroit depuis qu'il était inhabité et prétendument hanté ? Et régulièrement les acheteurs se bousculaient au portillon pour obtenir le précieux élixir.
Car oui cette saloperie était parfaite. Elle vous faisait planer sans aucune sensation néfaste. Du concentré de bonheur sans risque de faire le grand saut. Le filon aurifère le plus rentable sur lequel l'Amérique n'avait jamais pu mettre la main. Après tout, n'était-ce pas ce à quoi aspirait tout homme ? Déjouer la mort et être heureux ? Des larmes silencieuses avaient coulé sur les joues de Tsuna tout le long de cette discussion. Il les essuya d'un revers de la main.
« - Pourquoi fais-tu ça ? Articula-t-il à grand peine.
- … Pour emmerder mon père ».
Le regard de Xanxus était indéchiffrable et un voile de tristesse passa dans les yeux de l'adolescent. Il avait froid, c'était comme si son sang lui-même avait cessé de circuler dans ses veines. L'italien se défit de la veste noire qu'il portait en cape et la déposa sur les frêles épaules du japonais. Tsuna leva la tête et lut dans ses yeux « j'ai trop chaud et tu as froid, ce n'est pas un geste de tendresse » il hocha la tête pour lui assurer qu'il avait compris. C'est alors qu'il remarqua une large tâche rouge sur la manche droite du métis. Xanxus dût alors se contenir face à la panique du gamin, qui furetait dans tous les coins pour trouver une trousse de secours. Et il avait beau lui répéter que ce n'était rien même quand il exposa la vilaine plaie sanguinolente, le jeune fit la sourde oreille.
« - Tu fais vraiment chier ! Aboya-t-il.
- Toi aussi, protesta son cadet.
- Espèce de… »
Tsuna n'avait trouvé qu'un moyen de le faire taire, il posa délicatement ses lèvres sur celles de son aîné. Et profita de sa confusion pour désinfecter la plaie et la soigner. Xanxus se laissa faire, soudain désarçonné. Où avait-il déjà vu ce regard si doux, si bienveillant ? Comment Tsuna pouvait-il encore le traiter avec gentillesse après tout ce qu'il venait de lui apprendre ? Enfin, il ne connaissait pas encore toute la vérité, ni sur son rôle à jouer dans le plan de Xanxus.
Néanmoins, il avait la certitude qu'il ne tenterait plus de s'enfuir. L'hyper-intuition ne s'explique pas, elle se ressent et on sait ce que les autres ne peuvent percevoir. Et il savait que Tsuna recelait ce don lui aussi, et ça lui serait infiniment précieux. Tout comme lui il avait reçu l'attribut du Ciel. Une puissance qui dans le cas de Tsuna, il pensait encore inexploitée et sauvage. L'entrée de Squalo le tira de ses pensées et un simple coup d'œil à la vieille horloge le fit réaliser que l'heure d'une grosse transaction n'était pas loin. Il se leva sans bruit, conseilla au môme d'aller pioncer et passa devant Squalo sans plus de cérémonie.
Le subordonné referma la porte et l'adolescent se retrouva seul avec tout ce qu'il venait de vivre. Il crut alors entendre la petite voix familière et agaçante qui le suivait partout : « Et surtout Tsuna, ne t'attaches pas à lui. »
« - Ta gueule », murmura-t-il en se recroquevillant davantage.
(Sadness)
Perdu dans ses pensées, Xanxus marcha vers son point de rendez-vous d'un air distrait. Bien qu'en apparence n'importe qui l'ait trouvé inchangé, Squalo se rendit compte que son Boss n'était pas normal. Et c'était dangereux, encore plus que l'éruption volcanique qui le submergeait lorsqu'il pétait les plombs. Dangereux car la transaction de cette nuit se faisait avec leur plus gros partenaire financier, avec qui les rapports étaient déjà très tendus. Les « cadaveri » posaient problème.
Les créatures, bien que vidées de toute conscience propre, semblaient s'organiser pour exercer leur vengeance. Plus aucun échange ne pouvait se faire sans être armé jusqu'aux dents, ce qui envenimait le climat commercial. La situation leur avait échappé progressivement. Les cadaveri erraient jusqu'à ce que la pourriture ait raison d'eux. Aucune arme ne pouvait mettre fin à leur calvaire, et ce n'était pas faute d'avoir essayé. Cela faisait quatre ans qu'ils vivaient sous la menace de ces monstres mais aussi du combat acharné contre les attaques extérieures de profiteurs tentant de dérober la marchandise.
Ils ne pouvaient pas se permettre d'échouer sur le gros coup de ce soir. Si le chef se montrait faible, toute l'organisation serait mise en péril. Et la Mafia ne manquerait pas de faire couler le sang pour s'emparer de la rossa primavera. Squalo savait que Xanxus jouait avec le feu, que ça se tenait dans un mouchoir de poche. Devait-il lui secouer les puces au risque de voir sa cervelle bouillir sur le sol ? Ce jeu prenait des proportions énormes, surtout depuis l'arrivée du gamin. L'épéiste aurait mis sa main à couper qu'il allait leur causer plus d'ennuis qu'il n'allait les aider à remonter la pente. Vu qu'il arrivait déjà à ébranler la ténacité de leur chef.
Il tenta une approche pacifique en rappelant à Xanxus l'importance et le but de toutes ces années de labeur. Il n'obtint qu'un ta gueule et un regard méprisant. L'éphèbe réprima un commentaire désagréable et se contenta de suivre le mouvement.
A 3h32, heure sur la vieille pendule devenue sa seule compagne, Tsuna décida de se mettre au lit. Il était éreinté. Au moment de retirer son Sweat il se rappela qu'il était couvert de sang et accessoirement de la matière visqueuse dégagée par les cadaveri. Il grimaça et se faufila dans une salle de bains qu'il avait découverte derrière une autre porte de la chambre qu'il avait prise pour un placard. Il nettoya méticuleusement ses vêtements et les étendit. Plutôt fier de lui il revint dans la chambre et se coucha torse nu dans la douceur des draps où le sommeil l'emporta vite.
Rien n'ébranla son repos, pas même lorsque Xanxus revint dans la chambre. Il observa quelques minutes la tignasse brune assoupie, l'innocence dans un écrin de velours. Son désir refoulé lui monta à la tête et menaça de le faire chavirer. Tsuna émit inconsciemment un petit soupir de contentement que les enfants poussent parfois dans leur doux sommeil. L'adulte serra les dents, il voulait le toucher, plus que tout. Incapable de se maîtriser il finit par sortir.
Ainsi que l'avait prédit Squalo, l'échange s'était mal passé. Pas à cause des monstres, mais par sa faute à lui. Par sa négligence le partenariat avait été brisé sous les fusillades. Çà et là des hommes étaient tombés, le corps criblé de balles. Des membres de son organisation aussi avaient essuyé des tirs infatigables et avaient plié sous le poids d'une petite bille d'argent. La mort n'atteignait pas Xanxus, la perte non plus. Des hommes de main ça se remplace, se disait-il, ce n'est pas ma faute s'ils ne sont pas capables de préserver leurs vies. Squalo lui avait envoyé son poing dans la gueule à la fin du massacre.
Il ne méritait que ça, il le savait. Ses hommes de main n'étaient que des mômes, entraînés certes, mais bordel on n'envoie pas un gosse de 13 ans à la mort sans en assumer les conséquences. Il avait gagné une bataille sanglante ce soir, seulement une guerre des gangs se profilait à l'horizon. Bientôt une coalition viendrait prendre sa forteresse d'assaut. Ce serait la fin. Game Over.
Il sentit la rage le déchirer, mais son désir ne lui laissait pas de répit. Il avait marché sans trop savoir où il allait, il s'appuya contre un mur tout pantelant.
« - Maître Xanxus, vous allez bien ? »
La voix appartenait à une jeune femme d'environ 18 ans, plutôt jolie. Des cheveux auburn sur un visage souriant, et le même regard marron enfantin. Xanxus perdit la raison, plaqua la pauvre fille contre le mur et lui arracha ses vêtements.
(Fight)
Le jour suivant, Tsuna s'éveilla lentement, il savourait la chaleur de la couverture. Il s'étendit un peu plus mais se rétracta lorsqu'il sentit le froid de l'autre côté du lit. Xanxus n'avait pas dormi avec lui. Bizarrement, il ressentit une amère déception. Son hyper-intuition le titilla quant aux raisons de cette absence, il préféra mettre un terme à ses spéculations. Il s'ébouriffa les cheveux, un réflexe naturel pour chasser les mauvaises pensées, et se leva. Il se rendit dans la salle de bain, plutôt propre. La chambre du maître des lieux était vraiment un endroit à part. Après un brin de toilette il revêtit son Sweat et constata avec désespoir que les traces de sang n'avaient pas disparu. Le chiffre 27 était maculé de rouge, couleur qui jurait avec l'élégant bleu ciel.
C'est en soupirant qu'il passa la porte pour rejoindre le bureau de son aîné. Le soleil devait déjà être haut dans le ciel et la pièce baignait dans la lumière et la torpeur italienne. Il put alors enregistrer les moindres détails qu'il avait loupés la veille. En matière de décoration diverse on ne pouvait pas tarir d'éloges. La plupart des meubles devaient avoir appartenus à des monarques importants, sans parler des rideaux en velours rouge. C'est digne d'un roi, s'émerveilla Tsuna devant tant de luxe. Mais les goûts étaient quasiment… féminins et il douta fort que son geôlier en fut l'instigateur.
La porte du bureau s'ouvrit à la volée pour laisser place à une personne qui devait se sentir très à l'aise dans ce décor princier. Un inconnu dont les mèches blondes masquaient le visage avança avec nonchalance. Il se posta devant Tsuna et lui décocha un sourire malicieux. Un de ceux qui avaient pour habitude d'éveiller la méfiance.
« T'es le petit nouveau ? On parle que de toi en haut. C'est la première fois que le chef en pince pour un type dans ton genre. Dis, il t'a déjà culbuté ou pas? »
Pour toute réponse, Tsuna écarquilla les yeux et devint rouge pivoine.
« Intéressant. Y'a pas de mal à ce que je t'égratigne un peu alors… » Sourit-il en sortant une rangée de couteaux à l'air plus que tranchants. Tsuna les évita tant bien que mal mais fut surpris de se trouver tout de même amoché. Un liquide chaud coula sur sa joue avant qu'il ne sente l'entaille que le couteau avait creusée puis de voir l'ustensile rougi à nouveau dans les mains du blondinet. Il le lécha avidement avant de se réjouir du goût sucré.
Son adversaire partit dans un rire tonitruant et se fit soudain bousculer sans ménagement par un nouveau venu. Un homme avec des lunettes de soleil et un look excentrique aida Tsuna à se relever et laissa ses mains gantées envelopper celle du jeune homme déboussolé.
« - Tu es le newbie ! Ravi de faire ta connaissance, je suis Lussuria. Décorateur, aide-ménagère, infirmier et assassin confirmé. C'est moi qui prend soin de vous mes petits bichons !
- Tu oses pousser un prince ? cracha le blond qui n'appréciait pas d'être dérangé en plein délire.
- Et lui c'est Belphégor. Je doute qu'il soit capable de se présenter tout seul. Les princes tu sais ce que c'est… Bel pourquoi tu l'as abîmé ?
- Mammon est en mission et je m'emmerde !
- Ohlàlà mon chou, je ne peux pas te laisser porter ces fringues sales. On doit avoir un truc à ta taille quelque part. Si tu as faim tu peux rejoindre les autres au 3ème étage et ensuite tu débuteras ton entraînement avec Squalo. Bel va te guider puisqu'il s'emmerde. »
L'autre pestiféra et pourtant sembla obtempérer car il quitta la pièce et attendit que Tsuna lui emboîte le pas. Le duo marcha en silence jusqu'au fameux ascenseur que le brun s'était échiné à chercher la veille. En fait il se fondait parfaitement dans le décor glacial. Tsuna pensa que cet endroit était vraiment idéal, un refuge pour les connaisseurs, un labyrinthe pour les intrus. En pénétrant dans l'ascenseur, il se rendit compte que ce n'était pas le même qu'il avait emprunté auparavant, il n'avait pas fait attention avec Xanxus.
En demandant confirmation auprès de Bel il comprit qu'il y avait en fait deux ascenseurs. Celui à l'extérieur montait uniquement jusqu'au 18ème étage et redescendait. L'autre faisait tous les étages sauf le sous-sol et le 18ème. Il apprit également que des caméras cernaient tous les couloirs. Pour repérer les divers ennemis qui sillonnent le bâtiment. Bel lui montra également son oreillette, qui lui permettait de rester en contact avec le Boss ou les autres membres importants du groupe. Les inferiore n'avaient pas droit à cette faveur par contre.
Le centre du 3ème étage se voulait être un espace convivial composé d'une trentaine de tables en bois. Les grandes baies vitrées inondées de soleil rappelaient un peu le 18ème étage. Bel laissa Tsuna se débrouiller et s'éclipsa rapidement. Il avança prudemment entre les rangées de table et se fit vite repérer par Ambra qui vint à sa rencontre.
La jeune fille sortit un mouchoir et un pansement pour cacher son entaille à la joue. Elle l'invita à les rejoindre à leur table, où il reçut des accolades chaleureuses des jeunes qu'il avait combattus. D'autres qu'il n'avait encore jamais vus étaient grièvement blessés et enveloppés dans des bandages. Devant son incompréhension, Ambra lui raconta la bataille de la nuit dernière. Le climat dans l'immeuble était devenu plus tendu, plus alarmant. Ils savaient qu'ils risquaient de mourir dans une guerre de Mafia stupide.
Squalo mit fin à leur discussion et leur gueula de se remettre à l'entraînement. Ils filèrent tous en souriant. Tsuna était surpris de la bonne ambiance qui régnait au sein de l'édifice. Et cette histoire d'entraînement ? Squalo l'emmena au 12ème étage. Chaque étage recelait son lot de secrets et le brun comprit enfin pourquoi il passait son temps à tourner en rond. Bien que vétuste, l'endroit abritait des portes dérobées et des murs coulissants, sans doute réformé au besoin de la guérilla que menait Xanxus et son organisation.
Il fut conduit dans une sorte d'arène où on pouvait admirer de jeunes gens parfaire leurs techniques de combat. Il y avait deux autres salles réservées aux tirs et au maniement d'armes. Tsuna resta coi en voyant des enfants de peut-être 12 ou 13 ans tenir un neuf millimètres comme s'ils l'avaient fait toute leur vie. La Mafia était vraiment un monde impitoyable…
Bien que Xanxus ait coupé les ponts avec sa famille, il reproduisait exactement le même schéma à son niveau, une sorte de mini-Mafia cachée dans un lieu secret. Avec des hommes de main plutôt jeunes et nombreux entre 13 et 20 ans, des subordonnés doublés d'assassins plus âgés qui formaient l'élite. Parmi eux, on comptait Squalo, Levi, Lussuria, Belphégor, Mammon et Xanxus au sommet. Tout ce mécanisme parfaitement rodé avait fonctionné à merveille pendant quatre années d'affilées… Mais les méthodes du Boss atteignaient leurs limites.
Ses ambitions s'étaient considérablement étiolées et avaient laissé transpercer quelques failles indomptables. Peut-être s'était-il lassé de son trône ou que ce jeu sombrait dans l'ennui mortel. Il sentait que la situation lui échappait et ne savait plus comment se tirer du système qu'il avait lui-même mis en place. Car il ne pouvait pas quitter le business sans tout faire couler autour de lui, il s'était trop impliqué dans une affaire particulièrement douteuse et tabou.
Mais Xanxus attendait bien une chose de ce jeu dangereux : une réaction. Une simple reconnaissance de la part de son père qui avait renié sa succession à la tête de l'empire familial. Il voulait prouver qu'il savait prendre les responsabilités d'un vrai parrain et s'en sortir par lui-même. Il voulait en même temps lui faire payer sa présomption et mettre à mal la réputation de la famille la plus influente au sein de la Mafia. Xanxus comptait faire grossir sa petite organisation pour se poser en rival face à son père.
Malheureusement ça n'avait pas abouti et il restait cantonné au rôle de receleur de drogue, totalement dépendant des capitaux investis dans la dope et du financement avec ses partenaires. Xanxus voulait plus, de l'influence, du pouvoir et une renommée. Il voulait être reconnu et adulé, et craint plus que toute autre chose. Il n'admettait pas que ses rêves de grandeur aient pu échouer face au jugement d'une misérable petite bague. En quatre ans son père n'avait pas cherché à l'arrêter, ce qui rendait au fil du temps l'humeur du fils de plus en plus exécrable et ses choix plus impulsifs, quitte à en devenir monstrueux. Il gardait cette rancœur pesante au fond de lui, alors que sa façon d'agir trahissait son état d'esprit.
Squalo amena Tsuna au bord de l'arène où se dressait un trône magnifique, en velours rouge et aux ornements dorés. Le cœur de l'adolescent rata un battement lorsqu'il y vit Xanxus affalé, tel un roi en déclin. Son hyper-intuition lui permit de voir la conscience d'un homme troublé et soucieux mais qui conservait jalousement ses émotions sous une carapace d'acier, le même mur de glace qu'était la première impression qu'il donnait. Il entendit sa voix rauque qui semblait transpercer l'air comme des milliers de couteaux :
« - Tu vas t'entraîner pour développer tes muscles et aiguiser tes sens.
- Et si je refuse ? tenta l'adolescent.
- Je te tue. » articula son aîné en le toisant.
Tsuna observa plus attentivement le tournoi de gladiateurs moderne qui se déroulait sous ses yeux. Bien vite il repéra Ambra, avec son air inquiet peint sur le visage.
« - D'accord, mais ce ne sont pas tes menaces qui me poussent à le faire. » répondit-il en défiant Xanxus du regard avant de bondir dans la zone de combat et de courir rejoindre la jeune fille.
« - Entraîne-le sans relâche, je veux qu'il soit parfait.
- Et toi ne viens pas interférer. Ce gosse a une mauvaise influence sur toi, dit Squalo.
- ... » se renfrogna Xanxus.
