Quand j'étais enfant, on m'a toujours répété que je pourrai devenir qui j'ai envie d'être. Quelles idioties. On aurait mieux fait de me dire la vérité dès le départ. La vie c'est un combat perpétuel où tu n'es même pas sûr de gagner à la fin. Je n'ai jamais été sure de rien, excepté de cette vérité vérité qui est dure à avaler mais que l'on doit affronter si l'on veut pouvoir avancer.

J'ai essayé d'être parfaite : parfaite à l'école, à la maison, devant les autres. Résultat des courses, je n'ai jamais su qui j'étais. Même aujourd'hui, je ne le sais toujours pas. J'ai eu tellement peur de tout que maintenant que je suis « libre », je ne sais pas quoi faire : avancer ou bien retomber dans ce cercle infernal et me laisser couler, juste une heure ou deux.

La seule chose dont je suis sure, c'est que j'en ai marre de me taire. J'ai envie d'en parler. Mais le seul moyen pour les gens comme moi, c'est de l'écrire. Car on ne parle pas. Enfin, on ne parle plus des choses importantes : on répond aux questions quand les réponses sont nécessaires mais autrement, on se tait. On réfléchit : cela en vaut-il la peine ? Le plus généralement, la réponse est « oui », ça en vaut la peine. Autrement, on se contente d'un silence agréable à nos oreilles. Les autres détestent ça les gens détestent ce qu'ils ne comprennent pas. Prenons par exemple « les étrangers ». Une personne dite patriote préfèrera s'en éloigner, l'ignorer totalement jusqu'à oublier son existence. On s'éloigne de ce qui nous fait peur, de ce que l'on ne comprend pas.

C'est donc tout naturellement que l'on s'est éloigné de moi : je diffère. Même le mot « différer » prend son sens quand on me l'applique : je diffère. Voici la phrase préférée de mes parents. C'est tellement plus simple de poser le problème de cette façon : « ce n'est pas de notre faute, elle n'est pas comme les autres ». D'une certaine manière, je crois que je les comprends un peu. N'est-il pas plus simple d'avoir un enfant qui s'adapte « normalement » ? Mais comment faire lorsque c'est le vôtre que l'on montre du doigt ? Sur lequel on se retourne dans la rue en chuchotant ?

J'ai toujours détesté les gens. Enfin, pas tous les gens. Juste ceux que je n'aimais pas. Les adultes qui pensent qu'ils savent tout. Ceux qui sont du genre à vous taper sur l'épaule et à vous donner des conseils. Ceux qui ne cessent de vous répéter que ce sont « les meilleures années de votre vie ». Ces gens-là, je les déteste. Qu'est-ce qu'ils en savent de ce que je peux ressentir ? Se sont-ils déjà mis à ma place une seule fois ? Ont-ils déjà essayé de vivre pour moi, avec moi ? Non. Alors qu'ils gardent leurs précieux conseils et qu'ils rentrent chez eux avec leur compassion et bienveillance que je ne supporte plus.

Aujourd'hui, je n'ai pas prononcé un mot depuis 788 jours. Ma mère a dû pleurer durant les 200 premiers et s'est blâmée pendant les 100 qui ont suivi. Encore une fois, je peux la comprendre. J'ai refusé de faire de la danse, ou de la peinture. J'étais selon elle « une enfant plutôt docile » puis je suis entrée au lycée. La, ses commentaires « diffèrent ». Encore ce mot. J'ai différé dans mes choix, dans ma conversation qui s'est « considérablement détériorée ». Ma mère a le don d'enjoliver les choses à sa manière.

Mon père lui s'est contenté de mon silence, il l'a même plutôt bien accueilli. Que dire, mon père est du genre passif. Après vingt ans de mariage avec ma mère, je serais devenue passive moi aussi. Ma mère fuit le conflit comme les dames de son club de lecture fuient l'ennui : avec ferveur. Alors il n'a rien dit lui non plus. On s'est juste assis, il m'a regardé et a reporté son attention sur le match. Philadelphie contre Green Bay avec un score final de 20-17 pour Philadelphie (après prolongation). Et voilà, mon père n'a pas pleuré et ne s'en est pas voulu. Pour cela, je lui en suis reconnaissante je n'ai pas eu à culpabiliser pour lui. Juste pour ma mère dont « j'avais détruit tous les rêves et espoirs ». Comme je l'ai déjà dit, elle exagère toujours.

Alors me voilà 17 ans, aucun espoir et entrant en terminale. Ce ne sont définitivement pas les meilleures années de ma vie, je n'ai besoin d'aucun conseil et n'en souhaite pas. Je connais ces murs. Je connais cette école. J'y suis habituée. Je suis habituée aux murmures, j'ai appris à les ignorer. Je m'en fiche, j'ai eu peur durant les trois dernières années. Maintenant j'ai peur, mais en silence. On vous laisse plus facilement tranquille quand on pense que tout va bien. Alors je vais bien selon leurs critères.

Même mes études sont selon leurs critères. Un baccalauréat bien propre sur lui, un général, quoi d'autre ? Après vient la sélection trop douée pour se contenter de la littérature, l'économie pas assez stimulante alors partons pour les sciences. Et mon avis dans tout cela ? Comme ma voix, on l'oublie, on le met dans un coin et on avance. N'est-ce-pas maman ?

Une nouvelle classe, toujours les mêmes têtes. Les mêmes groupes qui se resserrent durant les trois années qui nous réunissent. Les populaires of course : ils restent dans leur coin, papotant, se rendant très intéressants pour le commun des mortels. Puis les autres sportifs, intellos, et les sans catégories. Je fais partie de cette dernière catégorie. Je reste la plupart du temps dans mon coin sans jamais rien dire, alors ça semblait logique, non ?

La première journée est toujours la plus difficile. On se ré-imprègne des bonnes ambiances et on espère toute la journée que ça se termine vite.

La seconde journée est déjà moins évidente pour moi. J'ai vissée consciencieusement mon casque sur les oreilles et enjambe mon vélo quittant la maison. L'air frais me fouette le visage. Je dois avoir els joues rouges, les yeux larmoyants mais je m'en fiche. Je m'en fiche éperdument. Seule la voix grave de Janis emplie ma tête. Rien d'autre pour le moment. Et croyez-moi, je m'en fiche. Je parcours les trois kilomètres qui me séparent de l'école avec une certaine sérénité. Il commence tout juste à pleuvoir les élèves se précipitent pour rentrer dans l'établissement comme des agneaux courant à l'abattoir. J'en souris presque. Je descends de ma monture, sors mon cadenas de mon sac et le scelle.

Je me souviendrais toujours de notre première rencontre. Il pleuvait, j'avais l'air d'une folle qui se réjouit d'un méfait qu'elle vient de commettre et je l'ai vu. Voir n'est peut-être pas le terme adapté. Je l'ai senti ou peut être ressenti. Il se tenait là, près d'un véhicule beaucoup trop cher pour être utilisé seulement pour aller au lycée. Il avait l'air aussi fou que moi, se tenant sous la pluie et me regardant comme il le faisait. Je pourrais vous parler de ses cheveux, tous collés contre ses tempes et son front ou bien de ses yeux que je discernais à peine mais qui étaient fixés sur moi. Au lieu de ça, je vais parler de deux adolescents restant sous la pluie à se fixer comme deux attardés bon pour l'enfermement. Puis j'ai fait le premier pas. C'est vite dit pour un haussement de sourcils tardif mais cela l'a fait sourire. Pas le genre de sourire que l'on fait pour se donner bonne conscience. Non, le genre de sourire que l'on fait quand on vous attendrie, ou que l'on vous fait rire. C'est à ce moment précis que la cloche a retentie. J'ai ramassé mon sac qui avait glissé de mon épaule et me suis dirigée vers la porte d'entrée sans regarder en arrière.

C'est en traversant le couloir que j'ai remarqué que je souriais aussi.