« Il ne se réveillera pas. »
Juzo avait entendu cette phrase de nombreuses fois, de trop nombreuses fois. Elle l'énervait, il avait envie de frapper chaque personne qui la prononçait. De leur pointer Sasori sous la gorge, leur faire sentir la fraîcheur de la lame et son tranchant, afin qu'ils perdent leur superbe et leur confiance. Qu'ils s'excusent de dire qu'il ne se réveillera pas.
Qu'est-ce qu'ils avaient tous à penser qu'il ne se réveillerait pas ? Qu'est-ce qu'ils en savaient ? Ils avaient beau être médecins, ils n'avaient pas la science infuse, ils ne pouvaient pas voir le futur. Et quand on ne sait pas de quoi on parle, on la ferme.
M. Shinohara finirait par se réveiller. Il guérirait, se réveillerait, et ils pourraient chasser tous les deux à nouveau. Comme si rien ne s'était passé. Comme s'il ne s'était jamais endormi. Et lorsqu'il se réveillera, les médecins ne pourront rien faire d'autre que disparaître loin, parce qu'ils avaient voulu le débrancher. Ces idiots.
« Juzo… Il ne peut pas se réveiller pas. C'est comme ça. »
Qu'est-ce qu'elle avait elle aussi ? C'était sa femme, alors pourquoi est-ce qu'elle ne gardait pas espoir ? Mr. Shinohara disait toujours du bien de sa femme, en parlant comme la personne la plus belle, la plus douce qu'il connaissait, celle qu'il aimait plus que tout et pour qui il donnerait tout. Alors pourquoi est-ce que ce n'était pas réciproque ? Pour qui est-ce qu'elle se prenait pour lui faire ça ? Elle ne méritait pas quelqu'un comme lui.
Ne pas se réveiller hein ? Peut-être qu'au fond c'était ce qu'elle espérait. Que son mari continue de dormir pendant encore quelques années, pour qu'elle soit tranquille, qu'elle élève ses enfants comme une mère célibataire, en gagnant la pitié de tous ceux qui l'entouraient. Ca ne ressemblait pas vraiment à l'imagine que Juzo avait d'elle, mais il fallait s'attendre à tout.
Il l'entend pleurer parfois, lorsqu'il garde les enfants et qu'elle s'effondre sur la porte d'entrée en rentrant de son travail, tard dans la nuit. Il ne lui dit pas. Si elle était triste pour son mari, elle continuerait d'espérer qu'il se réveille. Mais elle n'espère pas, alors elle n'est pas triste… N'est-ce pas ?
« On ne peut rien y faire Juzo… Un humain ne peut pas se réveiller pas d'un état végétatif. »
Même Kuroiwa s'y mettait. Et pourtant c'était le meilleur ami de Mr. Shinohara. Il ne méritait pas l'amitié de Mr. Shinohara, parce que lui aurait continué d'espérer que son ami se réveille, et que tout redevienne comme avant. Mr. Shinohara était quelqu'un d'optimiste, il méritait bien mieux que d'être entouré de personnes pessimistes au possible.
Iwao était quelqu'un de sympa, il l'avait pris sous son aile lorsque Mr. Shinohara était tombé dans cet état, il l'avait aidé face aux grands du CCG qui voulaient tout faire pour lui mettre des bâtons dans les roues, mais s'il continuait de dire que son père était un légume, il deviendrait très vite violent. Mr. Shinohara n'était pas un légume. Il respirait (avec une machine), il mangeait (avec une machine), il buvait (avec une machine), il vivait (grâce à une machine).
Et puis… Pourquoi est-ce qu'il disait ça d'abord ? S'il s'était retrouvé dans un état similaire, Takeomi aurait continué d'espérer. Il aurait tout fait pour s'assurer du bien-être de son père, il aurait continué à passer le voir au moins une fois par semaine, pour lui raconter ses aventures, ses amitiés, et ses problèmes. Pour lui prendre la main, lui dire que tout ira bien, et qu'il est toujours là, qu'il n'abandonne pas. Alors pourquoi est-ce qu'Iwao ne comprenait pas que Juzo continue d'espérer ?
« Si un humain ne peut pas se réveiller d'un état végétatif alors… Il n'a qu'à plus être humain. »
Furuta avait laissé cette phrase lui échapper pendant un de ses nombreux entretiens avec Juzo. Cet homme était une sombre merde, un déchet encore plus grand que les autres, mais il n'avait jamais dit que Mr. Shinohara ne se réveillerait pas. Il n'avait jamais dit qu'il était déjà mort, que le garder en vie était juste une perte d'argent et de temps. Il avait toujours été assez respectueux envers Mr. Shinohara, même s'ilne le connaissait pas.
Juzo n'avait pas comprit ce que Furuta avait voulu dire par « plus humain ». Mr. Shinohara était ce qu'il y avait de plus humain, il était bon, gentil, attentif, et plein de compassion. Juzo ne voulait pas que Mr. Shinohara arrête d'être humain parce que Juzo avait apprit à ne plus être un monstre en le rencontrant, parce qu'il lui avait apprit à être humain.
Lorsque les oggais étaient arrivés au CCG, Juzo avait commencé à comprendre.
Lorsque des gens supposés morts étaient revenus au CCG, Juzo avait fait comme s'il ne les voyait pas.
Lorsque Furuta avait présenté Kanou comme un chercheur du CCG, Juzo avait serré les poings mais il n'avait rien dit.
Lorsque le chef du CCG avait proposé l'opération qui transformerait Mr. Shinohara en goule, Juzo avait comprit depuis bien longtemps et cette fois-ci, il avait dit quelque chose.
Les médecins avaient refusé –hors de question de laisser un homme créer des monstres mangeurs de chaire humaine sans rien faire. Shinohara était leur patient et ils n'allaient pas laisser Kanou et Furuta décider de son sort. Encore moins pour un sort aussi horrible. Personne ne méritait ça.
Sa femme avait refusé – son mari avait passé sa vie à combattre les goules, pour la justice, pour protéger les civils et tout ce en quoi il croyait. Il méritait bien mieux que de se réveiller avec l'envie de dévorer les gens qu'il aimait.
Kuroiwa Iwao avait refusé – son meilleur ami avait des valeurs, des devoirs et une estime de lui-même qui se briseraient s'il se réveillait avec un œil de goule et un kagune. Yuki préfèrerait mettre fin à ses jours que mettre en danger ceux d'autrui, et il ne méritait pas ça.
Et Juzo avait refusé. Parce qu'il sait ce que Mr. Shinohara aurait fait, et qu'il n'est pas assez égoïste pour aller contre sa volonté, même si ça lui fait mal, même s'il va continuer de souffrir de ne pas pouvoir recommencer à chasser avec lui. Il aime son père, alors il a refusé.
Et puis…personne ne se réveille d'un état végétatif.
