Chicago 1929.

En pleine prohibition, la ville et ses habitants connaissent une période noire sous la coupe de la mafia.

En ce temps là on ne compte plus le nombre de cadavres disséminés aux quatre coins de la ville, dans des ruelles sombres. Les chicagoans y sont accoutumés. Pourquoi devrait-il en être autrement ? Découvrir un homme abandonné dans une flaque de sang, une balle logée entre les deux yeux, c'est un peu comme trouver son journal sur le pas de la porte le matin. On appelle alors la police par simple réflexe. Deux ou trois voitures débarquent, avec à l'intérieur les recrues fraîchement sorties de l'école de police. Il faut les voir, totalement excitées en train de dresser un périmètre à ne pas franchir. Leur première enquête, un homicide qui plus est. On va les laisser s'amuser trois ou quatre heures et un vieux flic expérimenté arrive en leur disant de tout remballer. Affaire classée. On emporte le corps à la morgue, et tout ce qui reste de lui n'est rien de plus que quelques effets personnels et un nom sur un carton.

Jim Norwood, un « honnête » commerçant possédant sa petite boutique dans un quartier relativement tranquille. Porté disparu par sa femme Trisha vendredi soir, retrouvé samedi matin coincé entre deux bennes à ordures, l'artère carotide tranchée. Net et sans bavure, un véritable travail de professionnel. La police conclura certainement à un trafic qui aura mal tourné.

Ellen Knight, jeune danseuse de cabaret, à la chevelure aussi resplendissante qu'un soleil d'été. Retrouvée nue et étranglée, abandonnée sans cérémonie dans une ruelle fréquentée seulement par quelques rats. Conclusion envisageable : une jeune femme imprudente, qui rentrait tard et seule chez elle. Une rencontre malheureuse lui aura volé sa jeunesse.

Sam Stone, jeune lycéen brillant, sans une ombre entachant son dossier scolaire. Mutilé au point que toute identification visuelle soit impossible. Aucune enquête, à peine une ébauche. Il était noir et brillant, erreur fatale à cette époque.

Bien d'autres noms encore s'ajoutent à cette liste, mais que l'Histoire ne retiendra pas. Des ombres sans nom, des noms sans visage, et des visages privés de lumière. Des corps qui ne seront pas réclamés et qui finiront, avec de la chance entre quatre planches, et pour seule identité, un nom apparut d'on ne sais où. Une éternité de solitude, aucun bouquet se fanant au soleil, aucune larme venant rappeler qu'on a été aimé.

Peut-être des années plus tard, des remords ou des souvenirs enfouis vont enfin venir consoler ces âmes délaissées.

Un vieil amant jaloux, un ancien étudiant orgueilleux, une voisine envieuse…des personnes assurément en quête de rédemption, soudainement éprises de conscience, ou plus simplement lasses de porter un tel fardeau se présentent humblement face à leur destin.

On écoute solennellement le scénario monochrome dont l'issue est sans surprise.

Les dossiers et les cartons jaunis par le temps peuvent enfin recevoir le tampon « affaire classée ». On les change d'étagère pour petit à petit les amener vers des sous-sols humides où ils seront progressivement désagrégés.

En route vers un autre oubli, mais des noms et visages ont été rendus.

Quelques fois lorsque l'on regarde dans les bureaux, ce sont des anciens professeurs, des camarades, ou des descendants tenant une photo, un journal ou un dessin…un témoignage de vie, que l'on aperçoit. Venus demander justice, ce sont eux qui donnent une nouvelle éternité à ces voyageurs égarés.

Enfin, des bouquets se flétrissant au soleil, et des doux sourires, témoignages des souvenirs recouvrés.

C'est pour cette raison que Lilly ne s'était jamais demandé pourquoi elle se levait le matin.