Bonjour à vous. Au bal masqué est la première nouvelle d'un triptyque. Je préfère prévenir, ce texte est relativement dur à lire, non par les thèmes abordée, mais par le style et la langue employée. À bien des égards, il ne s'agit pas de mon meilleur récit. Pourtant, je n'ai pas voulu le réécrire ou l'amputer.
Je vous laisse juge, passez un bon moment.
Au bal masqué
J'ignore en jurant fidélité à un être quel avenir nous attend et même en un sens quel être il sera demain et c'est cette ignorance même qui confère à mon serment sa valeur et son poids. Il ne s'agit pas de répondre à quelque chose qui serait absolument parlant donné.
Gabriel Marcel, Journal Métaphysique, 8 Novembre 1930
Et soudain, la conscience fut il n'y avait rien, il y eut. Il revint à lui.
Une fois que la pensée eut émergée du présent, ce fut plus facile. Il sentit, d'abord confusément, puis avec une acuité de plus en plus grande, qu'il avait un corps. La conscience d'avoir des membres lui revint. Après la masse, le toucher lui revint, la douceur du matelas moelleux, le poids d'une couverture rugueuse. Il ouvrit les yeux, déchirant le dernier voile qui l'empêchait d'être pleinement. Il se redressa, et d'un geste répété dix milliers de fois, il fit basculer sa couette, s'arracha à sa couche. Il balaya l'environnement d'un regard embué de sommeil. Il était six heures et vingt-sept minutes. Son corps réglé comme une horloge avait une petite minute d'avance sur le réveil. La musique s'éleva. Start me up des Rolling Stones, la même tous les matins.
Il traversa la pièce étroite et encombrée qui lui servait de chambre et ouvrit la porte. La voie était libre. À cette heure-ci, nul ne viendrait le déranger durant ces ablutions matinales. Il commença donc par aller soulager sa vessie, avant que de passer en chantant sous la douche.
À six heures quarante il était de retour dans sa chambre. Il entreprit de se raser dans le silence enfin revenu au sein de son cerveau. L'eau froide dont il se servit pour évacuer les dernières traces de mousse lui fouetta le visage. Il en profita pour se remémorer le programme de la journée. Une révélation vint à le frapper. C'était le jour du bal. Ce qui impliquait plus d'animation, d'agitation, de devoirs. Et l'obligation de se costumer.
Il lui faudrait aussi veiller et sacrifier ces heures nocturnes où il pouvait oublier, s'oublier.
Il soupira. Pour se remettre d'aplomb, il s'aspergea d'eau froide. Il s'essuya, puis passa de longues minutes à se composer un sourire. Les jours de fêtes lui étaient pénibles. Ils l'obligeaient à accentuer le trait, à distordre quelques points de son visage et de ce caractère qu'il avait revêtu. En effet, laisser transparaître un manque d'enthousiasme, de joie ou d'appréciation attirerait par trop l'attention. Son but était de dissimuler, non de laisser transpercer. Et puis, qui sait, ne pas gâcher le plaisir des autres lui permettrait peut-être de l'atteindre.
Il était prêt. Juste à temps, car le monde là-dehors n'attendait pas. Il hésita un instant. Il inspira pour se donner le courage de faire ce qui devait être, et préserver le nécessaire. Il mit un pied dehors, un intrus rejoignant la vie des hommes.
Aller en cours. Qui diable avait pu inventer pareille torture ? Une classe n'était jamais qu'un aquarium rempli de requins. Tous, ils se regardaient les uns les autres, et les flux d'alliance et d'amitié étaient en perpétuels mouvements. Il n'y avait guère que la haine qui sut rester en place. Et cet aquarium baignait dans une atmosphère d'attirance et de répulsion, de sexe. Autrement dit nul n'écoutait et chacun cherchait à sauver sa réputation. Il n'était de meilleur acteur qu'un collégien. Toujours sur ses gardes, il dissimulait tout de lui pour n'offrir qu'un visage lisse et inintéressant de conformisme.
En sus d'être ennuyeux, les cours n'offraient même pas un répit. Car le vide qu'il arborait derrière son masque les aurait terrifiés et lui aurait valu ostracisme et anathème. L'exercice était rendu plus compliqué aujourd'hui du fait de la fête. Une certaine excitation régnait qu'il se devait de partager. D'ordinaire, il adoptait un comportement excessif, outré. En effet, les idiots ne pouvaient être intelligents. On se méfie des ombres, des réticents et des dominants. Les excessifs font se relever des sourcils, mais font très vite partis du paysage. Ainsi avait-il pu s'inscrire dans la toile de fond. Il était devenu un élément d'animation traditionnelle. Et, si un jour le vide reparaissait, si le masque implosait, nul ne s'étonnerait de voir un sanguin devenir bilieux. En somme, sa couverture était parfaite. Sauf pour ces quelques jours de fêtes annuels, la Noël, la Pâques, et quelques fêtes congrégatives. Ces jours-là, un excès qu'il qualifiait d'exubérance était le sentiment commun. Aussi devait-il être encore plus extrémiste. Mais le quotidien était déjà une guerre totalisante où il poussait tout son être à ses plus grandes extrémités. Bien sûr, cette guerre était finie il mourrait. Il ne pouvait partager la fièvre des jours de fêtes, de même que, toute bouillante qu'elle fût. l'eau ne pouvait consumer.
Ainsi, quelques journées par an il fallait monter au calvaire, et espérer survivre à ce marathon de l'esprit. Chaque année, ce chemin de croix spirituel devenait plus dur. Le devoir étant un maître inflexible, juste et vital, il ne pouvait s'en dissocier et s'abandonner.
La cloche sonna, ou plutôt la SNCF annonça la fin du cours. Il lui fallait maintenant aller préparer la fête. S'associer aux préparatifs avait été un coup de génie. Nul ne s'étonnait qu'un organisateur ne partageât point la ferveur populaire. Ayant charge d'assurer le plaisir l'autrui, il ne pouvait se laisser entièrement posséder par ce sentiment, sous peine de ne pouvoir prévenir sa fin. Il faut des gens pour veiller au grain. Hypocritement, autrui disait de ceux-là qu'ils trouvaient leur bonheur dans le plaisir d'autrui. Belle manière à la vérité de se purifier et de se dédouaner. L'homme ne reculait pas devant grand-chose pour préserver la pureté de son égoïsme, et lui ne faisait pas exception. Il en était juste plus conscient qu'eux.
Une fois rendu, il se plongea dans les travaux d'aménagements, et soulagea son visage de la jovialité. Il paraissait compréhensible que la manutention, surtout d'objets de poid, ne suscitât pas un enthousiasme débordant.
Un incident vint rompre ces conditions heureuses d'évolution. Milly et Tamiya s'étaient engagées dans une escarmouche malheureuse avec Sissi. Celle-là, du haut de sa hargne, les avait à l'excès dominées. L'intervention avait été dure et s'était soldée par l'impudence colérique des jeunes journalistes en herbes.
Pareil éclat pouvait être source d'instabilité et de chaos. Ce dernier représentait un risque pour l'hérétique. Aussi allait-il falloir veiller au grain. Il se demanda un instant s'il était possible d'apaiser le ressenti de la punition encourue par les deux jeunes journalistes. Le point était délicat, car s'il était perçu comme hypocrite dans sa proposition de réconfort, sa situation deviendrait excellemment délicate. Au point de compromettre l'édifice tout entier. Et qu'importait le fond de véracité de son sentiment. La vérité n'a pas de valeur. Peut-être que la ruse aurait le bon résultat. À supposer que s'exprimer soit le bon geste. L'absence égoïste ne saurait choquer le nihilisme des habitants de Kadic. Une difficile et trop courte réflexion s'imposait. « À chaque jour suffit sa peine », mais il était des journées plus chargées que d'autres.
C'est alors que le monde se rappela à lui. Alors que midi sonnait au beffroi, un autre fardeau lui revint en mémoire. Si le jeu n'avait pas été si important, il se serait bien passé de cette anamnèse-là. Il quitta donc le lieu des réjouissances à venir. Il avait rendez-vous.
En pestant, il accéléra le pas. Les belles personnes prenaient très au sérieux la ponctualité. L'amour, enfin l'apparence des effets du romantisme, était un outil de dissimulation très utile. Qu'un amoureux récent, et donc transi, fut quelque peu absent et lunatique relevait du plus haut degré de normalité. Autrement dit, c'était un point de cohérence du moi social, du masque attendu par la société. Il n'était pas difficile de mimer cet état, et les bénéfices étaient grand pour lui. L'amour, enfin le sentiment amoureux, expliquait un certain décalage, un retrait de la vie sociale qui n'était autre qu'une participation à la civilisation et donc une acception de la société. L'érémitisme amoureux l'inscrivait dans la société plus sûrement que tout autre devoir ou rite.
Bien sûr, la balance était équilibrée. Il fallait qu'il acceptât la société d'une amante. Un amant eût été tout aussi possible mais aurait posé nombre de problèmes qu'il valait mieux éviter. Il voulait faire glisser les regards sur lui, non voir des sourcils se relever sur son passage. Il fallait ménager une forme d'intimité, l'ombre d'un jardin secret à partager, accepter rendez-vous et activités, parer à la pression des ardeurs. Cette relation-ci venait tout juste de débuter. Aussi son numéro de funambulisme n'aurait pas dû être compliqué. Mais cette polka s'avérait difficile à transformer en valse. Sa partenaire restait bien rétive. Et trop attentive au qu'en-dira-t-on. Alors que lui avait besoin de publicité, non d'une relation ombragée et orageuse. Un certain doigté s'imposait. Mais l'échec de cette tactique était un risque de plus en plus patent. Tout en devisant de choses et d'autres, cours, enseignement, rumeurs, il cherchait et comment mener à sa fin ce faux-semblant et l'identité de celle qui précipiterait tant la fin qu'une renaissance.
La chose était rendue délicate par le fait qu'il n'était par pur esprit. Son corps se rappelait à lui et interférait avec la clarté cristalline de la logique. Et son corps avait soif de chaleur, faim de contact. Il désirait. Chose gênante et inadmissible. Combat qui avait par trop gagné en intensité ces derniers temps. À cause de ce duel, il n'avait su mener la relation et l'avait laissée s'éterniser. Son bouillonnement extérieur ne s'apaisait qu'en présence d'une amante, dans le même temps celle-ci l'encourageait tant volontairement que par sa seule présence évidente. Une langueur acide dont elle était la cause le dévorait ces derniers temps. Il savait qu'il faiblissait. Alors qu'il avait commencé avec ce jeu d'approche consistant à faire un pas en avant puis deux pas en arrière, désormais il ne reculait plus que pour sauter. Seule une trace de culpabilité le retenait. Il usait d'elle comme d'une marionnette, quoiqu'il n'eût su éviter de se faire attraper par des fils à son tour. Certes l'amour était une illusion. Certes tous finissaient par le savoir, par voir au-delà du tissu de valeur tendu par la société. Mais précipiter la découverte, la provoquer avant qu'autrui ne fut prêt était cruel pour l'autre, difficile pour soi. Car il ne s'agissait pas pour lui de l'amener à la juste compréhension de l'ordre du monde, à l'acceptation de l'impossibilité de partager en vérité. Il n'y avait aucune raison qui ne fût égoïste derrière ses actes. De temps en temps il se demandait si cette attention aux autres n'était pas indue. C'était un obstacle qui l'empêchait d'atteindre ses objectifs. Inutile et archaïque. Mais il n'avait jamais su ni pu extraire cette erreur de lui. Alors il faisait bon cœur contre mauvaise fortune.
En deçà de ces nécessaires réflexions, il essayait de ne pas trop se compromettre. Même si son babillage l'envoûtait et que ses hanches appelaient ses mains. Il savait que de céder au désir serait sa perte. Il ne saurait s'en décoller et s'y brûlerait. « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil. » Mais il s'enivrait de ce possible. Y mettre fin aurait brisé son amante. N'était-elle pas plus heureuse dans sa naïveté ? Quant à lui, il ne faisait là que se laisser aller. L'illusion était un insurmontable mirage, la pente naturelle de l'esprit. Il était naïf de croire en son désir. Quand bien même eût été l'amour, il lui aurait été impossible au moins autant qu'interdit. Il devait cesser de jouer avec le feu. L'expérience de la tentation n'était en rien fortifiante. C'était la voie de l'orthodoxie et de la dissolution.
Il fallait rompre. Sortir de ses bras. Décoller de ses lèvres. Reconstruire en vérité son image générique. Partir. Maintenant.
La fièvre au cœur, il s'extirpa maladroitement. Tandis que ses lèvres proféraient de vagues prétextes, parlaient de devoirs, son corps jouait un admirable double-jeu. Il amena son amante à croire qu'il avait peur de se commettre. C'était là une excuse recevable. Elle avait en outre l'avantage de préparer la fin définitive, de paver la voie de la destruction.
Il convint d'un autre rendez-vous.
Il était devenu vaniteux. Il avait pris des risques inconsidérés et tout allait s'effondrer. La somme de tant d'efforts, son sanctuaire face aux naïfs adeptes de l'amour et autres vacuités idiotes, pouvait fort bien éclater comme on perce une bulle. Il avait trop cru en sa logique. À l'abri derrière ses murailles doctrinales il s'était imaginé pouvoir se reposer. « Tout est vanité ».
L'ironie de la situation lui arracha un rire âpre. Lui le comédien, le masque averti, il avait cru dans les fondations du rôle. Il s'était pensé comme stable, avec des traits définis. Le vide n'était pas. Le néant n'existait pas. Il avait oublié que le néant n'avait pas de prédicat. Le menteur s'était si bien appliqué à mentir, tant à lui-même qu'aux autres, qu'il avait cru.
Il devait se ressaisir. La raison était son alliée. Il pouvait encore contrôler les dégâts. Pour l'instant, il ne s'était trahi qu'à ses yeux. Cautériser ce problème serait long, mais ne représentait pas de danger externe. En revanche, il ne pouvait laisser s'installer l'infection. Il s'en occuperait le soir même, après le bal. La nuit promettait d'être courte et épuisante.
En attendant il devait renouer avec le portrait, se réinvestir pleinement dans le rôle afin de prévenir tout haussement de sourcil. Une occasion se présenta. Milly et Tamiya marchaient anxieusement à travers le parc. Les voir ici dans cet état était un problème et un signe. Cela indiquait une dispute ou une crise. C'était sans aucun doute lié aux événements du matin. Mais il pouvait leur passer du baume au cœur. Apaiser cette tension éliminerait une source de chaos. Accomplir son rôle le ramènerait dans le chemin juste, l'hérésie. Il avait tout intérêt à procéder rapidement. D'un autre côté, il était fortement ébranlé. Il prenait le risque de ne savoir garder le contrôle de la confrontation et de ne pouvoir l'amener là où il souhaitait. Il pesa rapidement le pour et le contre. Puis il parti à la recherche des deux jeunes filles.
Des goûts et des couleurs il ne faut pas parler ni juger, mais la débauche de son et de lumière que d'aucun appelaient « fête » lui donnait la migraine et l'agaçait. Mais il était bien trop secoué pour que cela vint à affecter son sourire. En toute honnêteté, il n'aurait pas dû être présent ce soir. Son esprit était pris dans les marées des alternatives ses protections sur le point de s'effondrer. Il allait devoir s'en remettre à l'expérience. Aux habitudes et automatismes polis et accumulés par une longue pratique. En être réduit à cela était un signal de danger, et ce fonctionnement sans intelligence était un danger tout aussi conséquent. Hélas, il n'avait pas le choix. Cette soirée était donc un détestable pari. Il commença à tourner dans la salle. Ce fut en connaisseur qu'il apprécia les atours de fête, ces déguisements du bonheur. Ce soir, chacun en se masquant rendait criante la vérité. Ils jouaient. Ils jouaient à être des jeunes, des adultes, des êtres de société. Ils prenaient des rôles et des poses, révélant par la même leurs tics et astuces. Il pouvait alors distinguer les éléments du masque quotidien, et voir affleurer le néant derrière leurs yeux.
Il oubliait systématiquement ce côté-là des fêtes. C'était pourtant le seul plaisant. Il ne se sentait alors plus aussi anormal. Pour un temps, le rêve prenait le réel. Pour un temps, imaginer pouvait être considéré.
Il croisa Ulrich Stern. Cette rencontre fut source d'émotions violentes. Il ne jouait pas le jeu. Venant dans ses ternes habits de cancre il se dérobait, il prétendait ne pas prétendre. Il se proclamait entier, substance unique. Ne savait-il pas qu'il n'était de surface sans fond ? Ou il était d'une confondante naïveté, confinant au crétinisme, ou il était un autre hérétique. Il était un danger dans les deux cas. Il allait falloir contrôler son évolution. Le jeune homme avait l'air inquiet et agité. Pour tout dire, il restait complètement extérieur à la fête. Sachant reconnaître les signes d'un esprit tendu vers un objectif, l'hérétique se dit de garder un œil sur lui.
Ce faisant, il continua à hanter la fête, circulant entre les anneaux, glissant de périphérie en banlieue. Il était là où se trouvait sa place. Il se détachait des ombres comme l'angelot en stuc de la voûte. Il n'était pas vivant, il était dans le tableau. Pourquoi alors, tout son être semblait vouloir fuir ? Serait-il repris par ses hallucinations ? Il y avait déjà perdu du crédit. Encore que les boursouflures de son rôle eussent jouées leur rôle de parade.
Ah ! Le proviseur donna le signal. La fête allait bientôt atteindre son paroxysme avec l'élection de la reine Ensuite, l'ambiance retomberait progressivement. D'ici une heure la discipline reprendrait ses droits. Pour lui ce ne serait que le commencement. De longues heures d'exorcisme et de méditation le guettaient. Il fallait ranimer la flamme de la vigilance et rasséréner la doctrine.
Penser qu'au bout de tant de temps les illusions, la grande illusion, reviendraient le narguer, le mener. L'homme était-il à ce point prisonnier ? Ne pouvait-il admettre la nudité calculatoire et sans âme du monde ? Pourquoi, pourquoi le cœur cherchait-il toujours la pente miraculeuse ? Son subconscient cherchait toujours quelque chose d'autre que la seule raison. Mais il n'y avait qu'elle. Elle seule animait le monde et les êtres. Ouverture ! Sortir ! Communiquer ! Charité ! Des sons vides plaqués par des désirs idiots et des inconscients. Des fantasmes habilement manipulés par des ambitieux en quête de pouvoir. De vains mots repoussants comme de la mauvaise herbe dans le cœur des autres comme dans le sien. Le cœur justement. C'était là une idiotie dont il n'avait que trop tardé à se débarrasser. À force d'user de son sens courant, il avait refermé le piège, cru à autre chose qu'à une pompe sanguine.
Que d'autres se fassent prendre ! Qu'ils aillent se faire pendre ailleurs ! Lui resterait, roc dans la rivière, comédien conscient. Il ne serait pas dupe. Il ne laisserait pas les principes et le rêve appelé « paix » lui masquer la vérité de la guerre !
Son sang bouillonnait. La foule fut parcourue d'un frémissement. Bientôt la marée fut rire. Stern ayant affirmé qu'un ours en peluche géant allait attaquer et qu'évacuer était en conséquence nécessaire.
Il allait intervint, nonobstant l'exaltation de ses sens et l'emportement de sa pensée. Le mur se fractura. Il vit au ralenti plâtre et béton voler en éclats, déchirés par la force du coton rembourré. Pan pris possession de l'assemblée. Phobos le prit. Un verre à la main il se figea, la mâchoire décrochée.
C'était un cauchemar.
L'ours déchira le mur comme un rideau dévoilant l'impossible.
Il n'avait pas perdu le contrôle. C'était bien lui. La chose qui l'avait pris à parti quelques heures plus tôt.
L'ours se pencha, présence étrangère. Pas d'haleine fétide, pas de bruits, pas d'odeur, pas de grognements. Il n'était pas mondain.
Non ! C'était impossible. Il devait fermer les yeux. Revenir à la raisonnable réalité.
Le phénomène releva le bras. Il allait frapper et tuer.
Il devait intervenir, s'animer, se reprendre. Sortir de l'hébétude.
Cet être ne pouvait pas… Non ! Il n'était pas. Mais il ne pouvait refuser la réalité apophantique.
Un élève se tenait agenouillés devant la chose. Il allait mourir. Il vit son visage, son appel. Il devait le sauver, contraindre son corps, se jeter sous le coup et être écrasé. C'était illogique. Ce ne pouvait être. Fuir permettrait de survivre. Il calcula qu'il lui fallait quarante secondes et soixante pas pour arriver à une première halte sûre. Quoi ! Se soustraire ? Manquer à sa détresse ? Trahir sa fondation, se dérober à l'humanité ? Abandonner sa responsabilité.
À quoi sert de se dissimuler ? À quoi bon se camoufler et se protéger derrière un masque si son protégé mourait, causant la mort de l'autre quand il avait voulu le protéger ? En son âme transpercée, éclatait la vérité. Lucidité brûlante comme un soleil, elle consumait tout. Rôle, individu, classe, âge, sexe… Ne laissant qu'un être aussi nu que l'essentielle pauvreté de cet autre face à lui. Par-delà ce qu'il avait été, en deçà de ce qu'était cet élève, comment refuser, comment se refuser ? Il n'exhortait pas, son existence était son appel.
Nul besoin de se draper. La nudité ainsi révélée, l'unité revenue. Consommé le faux-semblant ! Unis dans la fraternité et sortis de l'égalité du même. Seul, réconcilié face à l'altérité.
Un de corps et d'esprit, en union avec l'origine, un élan le parcouru. Dans la clarté pure de l'invention il faillit afin de sauvegarder et de préserver. Toute éviction, tout à peu près disparurent dans la blancheur d'un monde retrouvé.
Et soudain la conscience fut il n'y avait rien, il y eut. Il revint à lui. Une fois que la pensée eût émergée du présent, ce fut plus facile.
L'eau froide dont il se servit pour évacuer les dernières traces de mousse lui fouetta le visage. Relevant la tête il fut attiré. Pourtant rien n'avait changé. Son visage restait marqué, ses yeux trop vifs. Il croisa leur reflet et ressentit le murmure. Réconcilié, il avait changé. Une vérité qui lui imposait de s'y tenir. D'où ? Qu'était-ce qui le contraignait ? D'où cet appel sur le chemin ?
Mais il l'avait déjà embrassé.
Il mit un pied dehors, rejoignant la vie des hommes.
« Comment vous allez M'sieur Moralès ? Vous avez l'air… »
Il répondit d'un sourire .
« Ça, je préfère ne pas en parler ».
–ce regard est précisément l'épiphanie du visage comme visage. La nudité du visage est dénuement. Reconnaître autrui, c'est reconnaître une faim. Reconnaître Autrui –c'est donner. Mais c'est donner au maître, au Seigneur, à celui que l'on aborde comme 'vous' dans une dimension de hauteur
Lévinas, Totalité et infini.
