En ce jour de canicule du 22 juillet 2012, le Chemin de Traverse était presque désert. Les quelques sorciers qui s'y étaient aventurés pour faire des achats avaient vite déclaré forfait et s'étaient réfugiés sur la terrasse de Florian Fortescue, une glace à la main et un parasol au-dessus de la tête. Leurs regards furent donc inévitablement attirés par deux passants qui avançaient en plein soleil : un vieillard, les cheveux blancs et le visage ridé, voûté sur sa canne, accompagné d'un jeune garçon d'une dizaine d'années. Le visage renfrogné de ce dernier s'éclaircit quelque peu quand il aperçut l'enseigne du glacier.
— Papy, on peut prendre une glace ?
Le vieil homme tira de sa poche une vieille montre.
— Il fait super chaud, papy, geignit le garçon.
— Il reste une trentaine de minutes, on a le temps, répondit-il d'une voix tremblante.
Filius Flitwick sortit quelques pièces de monnaie de sa bourse et les donna à son arrière-petit-fils, qui se dirigea alors au petit trot vers l'intérieur de la boutique. Lui-même se tourna vers la terrasse, s'approchant d'une table libre et grimpant avec difficulté – due davantage à ses vieux os qu'à sa taille – sur la chaise. Il sentait sur lui les regards des autres occupants de la terrasse, mais n'en était pas gêné. Il avait l'habitude.
Quand le petit Marcus arriva, un cornet dans chaque main, et que les regards curieux se tournèrent vers lui, il ne put empêcher le rouge de lui monter aux joues. Il traversa rapidement la terrasse, tendit un cornet à son aïeul et s'installa face à lui en grommelant :
— On aurait dû rester chez Tatie Chelsea, j'aurais pu passer la journée dans la piscine.
Filius sourit au garçon en goûtant à sa glace. Il savait que Marcus était souvent gêné de sa petite taille, d'autant plus lorsqu'il était avec son arrière-grand-père, tout aussi petit que lui. Il avait l'impression d'être un phénomène de foire, même parmi les sorciers les plus étranges. Mais Filius avait attendu tellement longtemps avant qu'un membre de la famille Flitwick naisse comme lui – quatre enfants, treize petits-enfants, vingt-deux arrière-petits-enfants, tous de taille normale, sauf Marcus – qu'il avait pleinement l'intention d'en profiter avant de mourir. De s'assurer que le garçon porte fièrement le sang gobelin qu'il avait dans les veines.
— Tu sais quel jour on est aujourd'hui, Marcus ?
— Dimanche…, répondit-il d'une voix ennuyée.
Filius secoua la tête avec un petit rire.
— Le 22 juillet 2012, le 400e anniversaire de la fin de la révolte gobeline de 1612.
Il attendit un signe d'intérêt de la part de son arrière-petit-fils, mais celui-ci ne quittait pas des yeux une mouche qui se promenait sur leur table. Ne s'en formalisant pas le moins du monde, Filius continua :
— Les gobelins avaient organisé une série de révoltes à Pré-au-Lard, pour protester contre le contrôle du ministère de la Magie sur Gringotts. Tu vois, la banque avait été fondée en 1474 par un gobelin, Gringott, et mise entre les mains des sorciers. Mais ces derniers voulaient tout contrôler, ce qui n'était pas pour plaire aux gobelins.
La mouche s'était envolée, mais Marcus n'avait toujours pas levé les yeux.
— Alors pendant tout le printemps et l'été 1612, les gobelins de Gringotts ont organisé des protestations, des grèves et des soulèvements, jusqu'à ce que finalement, le 22 juillet, le ministre de la Magie cède et leur donne la totalité du contrôle de la banque. C'est ça qu'on fête aujourd'hui, la date de la signature de ce contrat, qui donnait en quelque sorte leur indépendance aux gobelins.
Filius tira à nouveau sa montre de sa poche et y jeta un coup d'œil.
— D'ailleurs, il va falloir y aller, j'ai dit à Lothbrok qu'on serait là à seize heures.
Marcus avala la dernière bouchée de son cornet en levant les yeux au ciel, puis descendit de sa chaise pour suivre Filius. Malgré son manque d'envie d'aller à cette fête, il pressa le pas vers Gringotts, ne serait-ce que pour échapper à la chaleur étouffante de l'après-midi. Il tendit une main pour aider son arrière-grand-père à gravir les marches en marbre qui menaient à la lourde porte d'entrée de la banque, et ce fut avec un soupir de soulagement qu'il pénétra dans l'obscurité et la fraîcheur de Gringotts.
Quand ses yeux furent habitués à la pénombre, il constata que le hall de la banque était tout aussi désert que le Chemin de Traverse lui-même. Il n'y avait pas un seul client et, à l'étonnement de Marcus, seulement trois ou quatre gobelins se tenaient derrière les hauts comptoirs. Toutes les autres fois où il était venu à Gringotts avec ses parents, l'endroit avait fourmillé d'activité. Il soupira. Ça risquait d'être encore moins intéressant que ce qu'il prévoyait.
— Filius !
Marcus sursauta quand il remarqua le gobelin qui se dirigeait vers eux. Celui-ci avait le visage barré par un grand sourire – vision terrifiante si, comme Marcus, vous n'avez jamais vu de gobelin sourire auparavant.
Le vieillard et le gobelin se serrèrent chaleureusement la main en échangeant quelques paroles dans une langue gutturale – le gobelbabil, dont son arrière-grand-père avait tenté de lui enseigner les bases, supposa Marcus.
Après un moment, le gobelin tourna son sourire inquiétant vers le garçon.
— Tu dois être le jeune Marcus. Filius m'a tant parlé de toi.
— Je te présente Lothbrok, Marcus, intervint son arrière-grand-père. Directeur général de Gringotts depuis 2007.
Marcus serra brièvement la main que lui tendait le gobelin, retenant une grimace causée par la peau rêche du directeur de la banque. Un autre échange que Marcus ne comprit pas, puis le petit groupe se mit en marche vers le fond du hall. Le garçon sentit une piqûre d'intérêt lorsqu'il vit qu'ils se dirigeaient vers un wagon qui les emmènerait dans les profondeurs de Gringotts, voyage que ses parents ne lui avaient jamais encore permis de faire. Il s'y installa presque avec excitation, se disant qu'il se serait passé au moins une chose amusante durant la journée. Il s'assit le plus en avant possible, se cramponnant aux bords, sous le regard bienveillant de son aïeul.
— Accrochez-vous bien, dit Lothbrok une fraction de seconde à peine avant de lancer le départ.
Marcus eut un instant l'impression qu'ils avaient été projetés dans le vide, tant ils se dirigeaient précipitamment vers les profondeurs. Puis, ils tournèrent à droite, à gauche, à l'envers ; leur passage était quelques fois illuminé par des torches, mais le plus souvent le lampion qu'avait accroché Lothbrok à la proue de leur wagonnet était la seule chose qui pénétrait la noirceur ambiante. Le garçon ne put empêcher un éclat de rire de franchir ses lèvres. C'était exactement comme sa grande sœur le lui avait décrit, mais en mieux, en mille fois mieux. Julia lui avait raconté avoir été prise de nausées, mais pas Marcus. C'était comme s'il avait été fait pour ça. Comme si c'était dans son sang.
La descente dura près de dix minutes, toujours au même rythme infernal. Ils n'avaient plus vu passer de coffre fermé depuis plusieurs moments quand le wagon ralentit enfin, s'arrêtant au sol d'une petite grotte illuminée par une dizaine de torches accrochées aux murs de pierre. Lothbrok se tourna alors pour la première fois vérifier si ses passagers étaient toujours vivants, mais Marcus était déjà sorti, tout son ennui disparu, et Filius avait déjà entrepris d'escalader le rebord du wagonnet en s'aidant de sa canne.
Dans un mur de la grotte où ils étaient arrivés, une mince ouverture laissait filtrer de la lumière et du bruit. Des conversations, des rires, de la musique. Curieux, Marcus s'en approcha, se faufilant dans la fente mince entre les deux parois rocheuses. Bientôt, il en trouva l'origine.
Des centaines de gobelins étaient assemblés dans une grande grotte au plafond si haut qu'il en était presque invisible. Un gramophone géant jouait ce qui ne pouvait qu'être de la musique traditionnelle gobeline, et une dizaine de tables parsemaient l'endroit, toutes couvertes de divers petits plats à l'air plus appétissant les uns que les autres. Marcus sentit une main se poser sur son bras, mais ne se retourna pas, trop absorbé par la vision qui s'offrait à lui.
— Bienvenue dans le hall secret des gobelins, jeune Marcus, dit Lothbrok dans son oreille.
À sa gauche, Filius tira sa baguette de sa poche, la pointa vers le plafond invisible, et murmura une incantation. Alors un immense dragon de feu en jaillit, dépliant ses grandes ailes et s'envolant au-dessus des têtes de tous en leur faisant pleuvoir des étincelles dessus. Chacun de ses battements d'ailes lançait un feu d'artifice qui était accueilli par les cris de joie et les applaudissements des convives. Filius tourna la tête, rencontra le regard émerveillé de son arrière-petit-fils, et lui fit un clin d'œil.
Marcus leva à nouveau la tête et suivit des yeux le dragon. Attendez qu'il raconte tout ça à ses cousins restés chez Tatie Chelsea. Ils seraient trop jaloux.
