Chanson utilisée : Tears and Rain, de James Blunt

Abby essuya d'un geste rageur la sueur qui lui poissait les cheveux. Elle n'était définitivement pas une grande sportive. Comment pouvait-on, avec un minimum de bon-sens, apprécier de courir sans arrêt derrière un ballon pour le mettre dans un filet? C'était à en perdre la tête. Elle ne put néanmoins s'empêcher de sourire largement en voyant Haley qui se dirigeait avec peine vers le banc. Voilà plus de vingt fois en quinze minutes qu'elle prenait cette direction. Abby secoua sans enthousiasme ses pieds douloureux et leva les yeux au ciel. Sam s'emmenait avec le ballon. Abby s'élança à sa rencontre. Elle dût l'admettre, la jeune infirmière était largement plus douée qu'elle. Avant qu'elle n'ait pu s'en rendre compte, elle s'était retrouvée face contre terre, en train de compter les brins d'herbe. Elle entendit un «Désolée!» sonore en ouvrant les yeux.
La voix de Pratt se fit entendre, railleuse : «Hey Abby! Comment espères-tu faire un but en étant allongée par-terre?»

Pour toute réponse, elle grogna. Une main herculéenne lui attrapa le bras et la remit sur ses pieds avec une douceur aussi impressionnante que sa force. Entre deux tournis, elle vit la figure de Luka qui flottait devant la sienne. «Merci de m'avoir récupérée, réussit-elle à articuler avec difficulté.

-Aucun problème. Tu devrais aller te reposer sur le banc.»

How I wish I could surrender my soul
Shed the clothes that become my skin

Elle hocha la tête sans conviction en se dirigeant hors du terrain d'une démarche un peu raide. Elle se laissa tomber avec soulagement sur le banc où Haley s'éventait mollement, la respiration sifflante.

-On devrait interdire ce genre de jeux.

Elle acquiesa, les yeux fixés sur le terrain où Pratt venait de donner une leçon d'humilité à Sam. Cette dernière ne semblait pas avoir apprécié puisqu'elle venait de se jeter sur son dos, le clouant au sol. Les autres joueurs firent cercle autour d'eux en sifflant et en applaudissant.

-J'espère qu'ils ne s'entre tueront pas, se plaignit Haley, Sam est une bonne infirmière.

-Je crois plutôt que c'est elle qui va mettre Pratt en pièces, répliqua Abby.

-Espérons-le! Je crois que je vais rentrer. Activité d'hôpital ou pas, il n'est pas question que je me vide de mon sang uniquement pour avoir droit à une plainte de moins. Les docteurs ne sont bons qu'à ça.

Abby ne répondit pas, nullement impressionnée. Elle vit Neela qui se dirigeait vers elle, accompagnée de Ray. Elle haussa les sourcils d'un air interrogateur.

-Pratt est sans connaissance, la partie est terminée, lui apprit Ray en haussant les épaules.

-Ça va? lui demanda Neela, tu a piquée une sacrée fouille tout à l'heure.

Abby sourit à ce souvenir peu glorieux.

-Ne t'inquiète pas, je dois être rendue à ma cinquième vie…ou à ma quatrième…

-De quoi parlez-vous? fit la voix de Jake derrière elle.

-De mes vies tumultueuses. répondit celle-ci en se retournant pour lui sourire. Son mal de tête venait subitement de s'envoler.

See the liar that burns within my needing
How I wish I'd chosen darkness from cold

-Crois-tu que je pourrais calmer l'une d'entre elle? fit-il avec un sourire gourmand.

Elle rit doucement en voyant son jeux.

How I wish I had screamed out loud

-Peut-être…

Son sourire s'accentua.

-Seulement peut-être?

Instead I've found no meaning

Ray se racla bruyamment la gorge. Avant que votre conversation ne devienne plus intéressante je crois que Neela et moi allons rentrer. À demain.

- Bonne soirée fit Neela d'un air entendu.

Ils s'éloignèrent en se racontant des bêtises et en se chamaillant gentiment. Jake toucha le bras d'Abby : Ils semblent très proches mmm?

-Oh, ils sont bons amis.

-D'excellents amis tu veux dire…un peu comme toi et Luka.

Abby lui frappa l'épaule, ne sachant pas si elle devrait être en colère ou amusée.

-Dites donc, monsieur Je-vois-de-la-romance-partout-où-il-n'y-en-a-pas, vous devriez cesser de regarder Démence à Manhattan tous les soirs, peut-être que votre bon sens vous reviendrait.

-C'est 'Romance à Manhattan' et Jennifer Lopez est assez jolie.

Abby ricana.

-Dis plutôt qu'elle a de grosses fesses.

Jake ouvrit innocemment les yeux. Alors qu'il se lançait dans un élogieux discours défendant le volumineux postérieur de l'actrice, il fut interrompu par Luka et Sam qui passaient près d'eux en se disputant.

-Voyons, je l'ai à peine touchée!

- Tu lui es rentrée dedans Sam.

- Ce n'est pas ma faute si elle n'est pas plus solide qu'une mouche.

Le ton de Luka augmenta légèrement.

-Si tu n'étais pi si occupée à te battre peut-être que tu te rendrais compte qu'il faut que tu ménage ta force.

Sam le fixa, indignée.

-Occupée à me battre? Tu te prends pour qui, mon père?

- Voyant ton immaturité on pourrait le croire!

I guess it's time I run far, far away; find comfort in pain

- Je ressemble à une mouche, selon toi? chuchota Abby à l'interne.

-Je peux t'affirmer que tu es la plus belle mouche, la réconforta-t-il gentiment.

All pleasure's the same: it just keeps me from trouble

Elle le remercia en posant un baiser sur ses lèvres.

- Je ne peux pas lever le petit doigt sans avoir envie de pleurer, se plaignit la jeune femme.

Elle ferma lentement la porte de son casier en ayant soins de ne pas faire de geste brusque.

- Tu devrais faire des exercice d'assouplissements, conseilla Luka.

Il enfila son sarrau en sifflotant. Abby lui jeta un coup d'œil en coin, enviant la facilité avec laquelle il se déplaçait.

Hides my true shape, like Dorian Gray.
I've heard what they say, but I'm not here for trouble

Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de penser à la veille, à sa dispute avec Sam. Depuis quelques temps, elle les entendait se quereller régulièrement. Elle savait qu'il n'était pas démonstratif, que ce qui le peinait, il le refoulait en faisant comme s'il n'y accordait pas d'importance.

-Tout va bien, Luka?

Il tourna son regard vers elle, une lueur interrogatrice dans les yeux, des yeux d'un bleu virant sur le gris, un peu comme s'il s'y amoncelait de sombres nuages, remarqua-t-elle.

- Que veux-tu dire?

Elle se demanda comment amener le sujet. Elle ne pouvait pas lui faire remarquer de but en blanc que son couple battait de l'aile depuis quelques temps. Elle opta pour un profil détaché.

- Je n'en sais rien…

Elle chercha ses mots, balbutia quelque chose qu'elle ne comprit pas elle-même et s'obligea à se taire en se trouvant parfaitement idiote. Pourquoi cette insécurité soudaine? Elle avait toujours été directe auparavant, fonceuse. Elle releva la tête et ses yeux marron lancèrent un éclair de résolution.

- Je ne crois pas que tout marche parfaitement entre Sam et toi, ces temps-ci. Je voulais savoir si tu ne voulais pas en parler à quelqu'un, si tu en ressentais le besoin.

Luka fit un mouvement vers elle et posa la main sur son bras, les yeux brillants.

-Je suis heureux que tu me fasses cette proposition, murmura-t-il. Pas à cause de Sam et de tout le reste, mais à cause de nous.

Il secoua la tête et une mèche sombre dansa sur son front olivâtre.

- Nous ne trouvons plus le temps de parler comme avant et ça me manque. Tout doucement, sans s'en apercevoir, on s'éloigne et j'ai peur qu'un jour je me réveille et que nous ne soyons plus que des étrangers l'un pour l'autre…

Sa voix se réduisit à un murmure.

It's more than just words: it's just tears and rain

- …j'ai peur Abby.

Abby se noya dans son regard, sondant son âme comme il sondait la sienne, à petits coups de tendresse et de douceur. Elle entendit son cœur résonner et elle eut soif de lui, soif de cette chaleur qui vous coule dans les veines comme une langue de feu, enveloppant vos sens de cette étreinte sécurisante.

Cela avait été instinctif, naturel. Son corps se fut brisé si elle eut lutté contre l'appel réconfortant de ses bras. Elle ferma les yeux et inspira l'odeur familière de Luka, qui la pénétra par tous les pores de sa peau, lui apportant une paix qu'elle n'avait pas connu depuis bien des années. La tête vide et l'âme au repos, elle posa sa tête contre sa poitrine puissante et les secondes s'écoulèrent en minutes, les minutes en heures. Combien de temps ils restèrent ainsi, chacun reposant la lourde charge de responsabilités et de soucis qu'il portait en bagage, le souffle à la frontière de la fantaisie et de l'imaginaire, ils n'auraient su le dire. Peut-être des années, peut-être une vie, mais ce qui était certain lorsqu'ils rouvrirent les yeux, ce fut la promesse silencieuse de veiller, quoi qu'il arrive, sur l'autre et que si, par ses caprices, la vie frappait trop fort, il n'y avait qu'à tendre les ailes pour le protéger, l'isolant de la misère et créant un îlot d'éternelle douceur.

-J'y suis ! On la ballonne.

Luka contourna la patiente et regarda froidement la plaie béante de l'abdomen de la vieille femme. Ses cheveux d'argent se mêlaient au liquide poisseux, prenant une désagréable couleur rouille. Son visage ridé était creusé, sa peau pâle. Ses longs bras parcourus de taches de vieillesse étaient posés sans vie le long de ses flancs. Jeune fille, elle avait du être jolie et certainement belle à trente ans. Même ici, au milieu d'une salle de trauma, un tube enfoncé dans la gorge et le corps souillé de sang, on pouvait admirer la finesse de son ossature et la délicatesse ses lèvres bien dessinées.

-Les pupilles sont dilatées, le pouls est faible. Demandez deux autres sacs de O neg.

Alors que le vent chaud du soir se faufilait dans les ruelles de Chicago, vague rumeur de la chaleur qui accablait la ville le jour, Laurencia était sortie acheter des anti-douleur pour soulager son arthrite. Elle n'avait probablement pas vu la voiture noire qui roulait droit sur elle, ni entendu le klaxon du chauffeur, concentrée comme elle l'était à chercher son porte-monnaie dans sa sacoche d'un beau bleu tendre : elle aimait le bleu. Il pouvait aussi bien représenter le ciel que la mer, disait-elle. Elle ne s'était sûrement rendue compte de rien; elle avait peut-être eu conscience d'une douleur fulgurante au moment de l'impact, puis elle était partie, attirée hors du temps et de l'espace dans un univers qui ne ressemblait en rien au nôtre, où tout était flou et étrange…peut-être.

Luka pesta.

-Je ne peux pas contrôler l'hémorragie, trouvez un autre médecin. J'ai besoin d'aide, dites que c'est urgent. Un autre litre de O neg! Bistouri SIMS droit…

Ici, biens des vies avaient été soufflées au loin, comme si un vent trop violent les avait emportées, indifférent du vide qu'il laissait derrière, réduisant peu à peu la respiration des patients, leurs battements de cœur, jusqu'à ce que tout s'arrête complètement.

- … Pinces à tampons de 24.

Abby pénétra dans la pièce et un seul regard sur Luka lui fit comprendre toute la gravitée de la situation, toute la rapidité dont ils allaient devoir user. Chaque goûte de sang était un miracle, un ruissellement de vie qui luttait contre le courant descendant de la mort. Elles étaient lumière, air, ciel, mer, passion et folle vitalité, tout ce dont Laurencia était. Le vent se leva, affolant le cœur de la vieille dame qui perdit le rythme, manqua un battement, puis deux.

-Abby il y a d'autres déchirures ici!

-Spencer courbes de 12.

-Fibrillation, lança Chunny.

Luka déglutit, la gorge sèche.

-Palettes internes, prononça-t-il dans un souffle.

It's just tears and rain…

Les yeux fixés sur la substance brunâtre qui ondulait dans son verre de plastic, perdu dans ses pensées, il n'entendit pas la porte s'ouvrir, ni les pas résonner. C'est pourquoi il sursauta lorsqu'une main se posa sur son épaule et il manqua de peu de répandre son café sur le sol.

-Luka…tout va bien?

Il tenta de sourire à Sam, mais il ne fut sans doute pas très convainquant car au lieu de s'en satisfaire, son amie sembla plus contrariée.

-Luka, qu'est-ce qui se passe? C'est à cause de notre dispute de hier? Tu sais que je m'énerve souvent mais tu ne dois pas t'en faire pour ça, souvent je réagis trop violemment.

Luka tenta de comprendre ce que lui disait Sam mais il n'arrivait pas à analyser les mots. Elle le regardait anxieusement, attendant une réaction de sa part. La porte s'ouvrit à la volée et Jake apparut, fébrile.

-Luka, ta dame en trauma 2 s'enfonce!

Le médecin se rua vers la porte, plantant là Sam sans un mot. Elle le suivit en courant, tentant de rester dans son sillage pour éviter de percuter quelqu'un. Abby se trouvait déjà près de Laurentia, enfilant ses gants.

-Abby, parle-moi.

-Tachycardie, diminution de la pression artérielle, niveau d'oxygène bas. Je pense à un caillot.

-Bien, nous allons voir ça. Sam, ordonna-t-il sans se retourner, va me chercher la radio.

Elle s'exécuta de mauvaise grâce, furieuse qu'il fasse si peu de cas d'elle.

-Voilà Dr. Kovac, avez-vous besoins d'autre chose?

Elle ne pouvait maîtriser l'irritation qui perçait dans sa voix. Il ne sembla pas le remarquer et se pencha sur la patiente.

-Je t'envoie Chunny! explosa-t-elle, j'espère que tu t'apercevras de son existence.

Les yeux brûlants, elle quitta la salle, la rage bouillonnant en elle. Il ne s'intéressait pas à elle, il ne la regardait jamais. Lorsque ses yeux se portaient dans sa direction, ils passaient à travers elle, comme si elle n'était qu'un fantôme de brume, un vague brouillard qu'on dispersait d'un geste de la main. Elle se demanda comment tout avait commencé, comment ils en étaient arrivés là. Elle accusa tout le monde : les membres de l'équipe médicale, la barmaid qui recevait Luka tous les soirs, Alex qui ne leur laissait pas d'intimité, Abby qui accaparait toujours ses pensées…Abby. C'était elle. Il ne se comportait pas de la même façon avec elle, il la regardait lorsqu'elle lui parlait, il écoutait ce qu'elle lui disait. Un lien indestructible les reliait. Lorsqu'ils se trouvaient dans la même pièce, ils s'isolaient du reste du monde, reportant toute leur attention sur l'autre. Leurs corps devenaient des flammes, dansant au son d'une mélodie qu'eux seuls entendaient.

Les larmes l'aveuglaient, elle ne vit ni ne sentit les personnes qu'elle bousculait et renversait dans sa fuite, sourde aux cris d'indignation qui s'élevaient sur son passage.

-Sam! appela Weaver.

Mais celle-ci ne l'entendit pas, son esprit avait devancé ses pas, il était déjà partit à la conquête d'une autre ville, d'un autre pays.

Les temps ont changé, l'eau a coulé sous les ponts. La fleur s'est fanée, la terre asséchée. La neige a hanté la ville, glaçant ses habitants jusque dans leur demeure. Puis, le soleil s'est affirmé. Il a chassé le froid, et entreprit de reconstruire ce qu'il avait laissé derrière lui lors de son départ. La fleur a renaît, la terre sentait bon l'humus et la chaleur a réveillé la population de Chicago. Les oiseaux faisaient à nouveau résonner leur chant, sortant de la douce léthargie dans laquelle cette période glacée les avait plongés.