Des flammes. Des griffes oranges et rouges qui mangeaient le bois de cette ancienne demeure. Au milieu, une petite fille de six ans qui peinait à sortir. Plus elle avançait, plus son long kimono la ralentissait. Elle trébucha une première fois, s'écorchant un bras contre un vieux meuble. La seconde, du verre brisé s'étala sous ses pas. Elle ne pouvait pas sentir la chaleur qui lui léchait la peau, ni même la toucher. Telle était l'atroce vérité de son cauchemar : ce n'était pas elle qui brûlait, mais tout ce qu'il y avait autour.
Le chant du désastre s'élevait au-dessus d'elle, sur son propre toit. L'enfant savait quel démon rôdait sur les poutres rougeoyantes de l'ancienne capitale. Car à Shinjuku, rien n'était épargné. Elle traversa en catastrophe le long couloir qui menait à sa chambre.
Où sont-ils ?
Une plainte silencieuse, un coeur alarmé. Ses parents, les invités, où étaient-ils passés ? Elle essuya une larme du revers de la main, accrochant ses longs cheveux blancs dans ses parures. Mais cela n'avait aucune importance, elle devait fuir. Le chant se leva comme le vent autour d'elle qui nourrissait ce feu passionnel. Cette même passion qui ravageait la maison que la petite aristocrate connaissait. Bientôt il n'y aurait plus rien. Plus rien que les souvenirs d'une nuit sombre comme les ténèbres, et d'un feu éclatant comme le soleil.
La jeune enfant atteignit la sortie, essoufflée. Du sang coulait de ses mains et de ses pieds meurtris. Le chant s'arrêta mais les cordes continuèrent leurs pincements mécaniques. Ils ravivaient la peine, la joie, le désastre, l'amour et la haine. Ils éveillaient des sentiments.
— Non ! hurla l'enfant.
Et tout s'éteignit. Elle ne ressentit plus rien. Elle n'entendit plus qu'un goutte à goutte lointain, comme lorsqu'elle se rendait jadis dans les labyrinthes sous les pieds du monde. L'enfant leva un regard vers le ciel, beau et sombre. La pleine lune dardait sur elle un regard bien froid. Le blanc de l'astre éternel scintillait, comme pour inviter la petite à comprendre. Mais tout ce qu'elle comprenait, c'était que les parois en papier de sa maison s'effondraient. Les tatami disparaissaient sous les morsures du feu, elle ne reverrait plus jamais la salle d'entraînement et les vestibules.
Sur le toit veillerait à jamais ce démon rouge, et son shamisen néfaste. Un cliquetis incessant s'échappait de son armure rouge alors qu'il toisait la pauvre enfant de ses yeux jaunes. Sa peau écaillée luisait sous les diverses lumières de la lune et des flammes. Telles les larmes sur les joues de la petite aux cheveux blancs comme la neige, tout était voué à disparaître un jour. Les mots de son maître firent écho à son esprit.
— Tu es très forte Kaemon. Ne doute jamais de toi, tu y arriveras.
Peut-être était-elle forte. Alors, elle ne devait plus pleurer. Comme les samouraïs, elle ne devait plus rien ressentir, ne plus montrer aucune émotion. Oui, l'enfant fera honneur à son éducation, même à des centaines de kilomètres de sa ville natale. Elle se tourna vers la mer, lointaine. L'écoulement de l'écume sur le port, le bruit des vagues contre les rochers. Cette île-prison de l'autre côté. Les reflets rougeoyants des toits de la ville, l'ancien palais du Daimyo, et la banque où travaillaient ses parents. C'était un Adieu, l'adieu à l'enfance.
Kaemon baissa ses yeux noirs sur ses mains. De longs fils d'encre, tels des cheveux de déesses, se dressaient sur ses doigts. Elle serra les poings : ces cheveux lui rappelaient ceux de sa mère. Elle à la peau si douce, à la voix si belle, aux doigts si fins. C'était un Adieu, un adieu à l'amour. Comme sa volonté, les flammes ne s'éteignirent jamais. Jamais dans cette nuit, dans cette ôde. L'enfant, un kimono brûlé sur les épaules, se retourna. Sous le clair de la pleine lune, une silhouette se dessina dans la pénombre. Une main tendu vers ses yeux. Le visage de l'homme n'était pas visible car entouré par les ombres. Aussi, elle ne put dire si cette main était amicale, ou au contraire, pleine de représailles.
Deux possibilités s'offraient à elle… sous ce clair de lune, s'il s'agissait de son père adoptif, elle pourrait prendre cette dextre sans hésiter. Leurs physiques les rassemblaient, après tout, quelle ironie était-ce que Hatake Kakashi possède la même chevelure argentée que Hatake Kaemon ? Aucun n'était très bavard. Elle l'aimait. Une douce harmonie dans une nouvelle vie éloignée des regrets, pleine d'espoir. Mais un autre visage pouvait être celui de l'homme. Et s'il s'agissait de celui qui faisait du mal à son père ?
Indécise, les images se floutèrent avant de s'estomper. Seuls restaient le chant du démon et la pleine lune, dans un noir abyssal. Kaemon perdit pied, avant de lentement sombrer dans cet océan de vide les mains tendues vers ce qu'elle croyait être le ciel.
Puis elle rouvrit les yeux dans son lit.
— Encore ce rêve ?
