« And the first time ever I lay with you,
I felt your heart so close to mine,
And I knew our joy would fill the earth,
And last till the end of time, my love,
It would last till the end of time, my love…",Ewan MacColl
« La révolution n'est pas un dîner de gala. », Mao Zedong.
« Oh mama, don't turn out the light,
there's a shadow on the moon outside.
Keep it burning in the window, to guide my way tonight.
Don't lock the door, I'm coming home for sure.
I've missed the old home place
I am never gonna leave anymore...", Midnight Choir.
« Puisque chaque année,
Jetant aux hivers
Sa robe fanée,
Renaît couronnée
De feuillages verts,
Puisque toute chose
S'offre à notre mai,
Pour qu'elle en dispose,
Effeuillons la rose,
Foulons le raisin ;
Car le temps nous presse
D'un constant effort ;
Hier la jeunesse,
Ce soir la vieillesse,
Et demain la mort. »,
Gerard De Nerval.
Chapitre I
« Les Huit de Burning Hills »
Le soleil se levait sur la vallée de Thorn, faisant éclater ses reflets sur les flots de sang qui s'écoulaient à terre.
Des centaines de cadavres: rats, souris, corbeaux, tous gisant sur le sol humide, leur sang rougissant l'herbe verdoyante.
Les mâles armés tenaient encore leurs épées en main, ils s'y étaient accrochés comme si leur vie en serait préservée.
Les femelles serraient forts leurs enfants dans leurs bras, dans un ultime effort pour les protéger. Ces derniers enlaçaient leurs mères, un masque d'effroi figé sur leurs traits.
Morts. Tous morts.
Elizabeth Brisby marchait au milieu des corps sans vie, incapable d'arracher à sa vue cette scène abominable.
Tous avaient été frappés par une force implacable, d'une violence extrême. Les blessures qui avaient tué tout ces gens le prouvaient. Cela avait dû se passer très vite. La surprise se mêlait à la souffrance sur le visage des victimes.
Elizabeth marchait. Là, elle reconnut un membre du conseil des Rats, qui l'avait conspuée à sa première venue au rosier sauvage. Là, elle trouva Brutus, le rat de garde qui l'avait tant effrayée, autrefois. Des larmes avaient coulé sur ses joues. Et là… Il y avait Justin, étendu les bras en croix, fixant le ciel de ses yeux morts.
Elle le contempla un long instant, le cœur serré par une indicible tristesse. Puis elle continua son chemin, enjambant les cadavres. Les visions de tous ces êtres si soudainement massacrés menaçait de la submerger, de la rendre folle à tout instant.
Elle trébucha sur le corps d'une femelle, dont le visage n'était plus reconnaissable. Elle patina sur le sol ensanglanté, la terreur et l'horreur se bousculant dans son esprit.
C'est à ce moment qu'elle vit ses quatre enfants, juste devant elle. Tués; mutilés; recroquevillés en position fœtale.
Cynthia, sa plus jeune fille, semblait la regarder, et ses yeux disaient : « Pourquoi, maman ? Pourquoi nous as-tu abandonnés ? Pourquoi ? »
« Noooooooooooooooooooooooon ! »
Miss Brisby se réveilla dans son lit, trempée de sueur, la main tendue en avant, les yeux ruisselants de larmes, le cœur cognant à une vitesse folle dans sa poitrine.
Elle mit dix secondes pour réaliser qu'elle avait rêvé, qu'elle se trouvait dans la maison adossée à l'angle mort de la pierre, où elle avait élevé ses enfants.
Ses enfants !
Elle se leva précipitamment et courut dans la chambre où dormaient Cynthia et Teresa. Elles étaient plongées dans leurs doux rêves, elles n'avaient pas entendu leur mère hurler. Rien ne pouvait les atteindre, elles étaient en vie. Soupirant de soulagement, elle alla voir Martin et Timothy, ses deux garçons. Eux aussi dormaient tranquillement.
Ce n'était qu'un rêve.
A pas lents, elle sortit sur le seuil de leur demeure. La lune était pleine et éclairait la nuit d'une lumière fantomatique.
Les battements du cœur de la souris se calmèrent enfin.
Quel horrible cauchemar ! Tout semblait si présent, si… Réel !
Les hideuses images du songe affluaient dans sa tête. Elle essaya de les repousser, en vain.
Le sang ruisselant sur l'herbe humide de rosée Les masques de terreur des cadavres Justin, à terre, les bras en croix Ses enfants, leurs corps affreusement mutilés, gisant sans vie Les yeux vitreux et implorants de Cynthia…
« Ce n'était qu'un rêve… », prononça t-elle à haute voix, pour donner plus de force à sa phrase.
Mais cette vision ignoble la poursuivait, la hantait.
Et une question lui revenait sans cesse, même une fois qu'elle eût regagné son lit afin d'essayer de retrouver le sommeil :
Elle avait vu la vallée de Thorn, où les rats étaient allés se réfugier. Elle n'y avait jamais mis les pieds, mais elle l'avait vue. Une immense étendue d'herbe verte que surplombait une vaste forêt. Pourquoi ce paysage lui était-il si familier ?
Quand elle réussit à se rendormir, le soleil pointait à l'horizon…
Ce fut Cynthia qui la tira du sommeil. Elle la secouait doucement en l'appelant à voix basse.
« Maman ? Maman, tout va bien ? »
Elizabeth s'éveilla. Elle était toujours fatiguée. Elle rencontra le regard de sa fille (un regard plein de vie, grâce au ciel) et lui sourit.
« Oui, ma chérie, je vais bien. J'ai mal dormi, c'est tout. Vous êtes tous debout ? »
« Depuis au moins deux heures, maman », répondit Cynthia.
« Oh mon Dieu ! J'ai dormi si longtemps ?! »
Miss Brisby sauta au pied du lit et fonça à la salle de bain, sous les yeux amusés de la jeune fille.
« Laisse-moi dix minutes pour me préparer, j'arrive ! », cria la mère depuis l'autre côté de la porte.
« D'accord, maman ! Ne te rendors pas ! », lança Cynthia d'un ton légèrement moqueur en quittant la chambre.
Elizabeth commençait hâtivement sa toilette. Plus le temps pour penser aux rêves, aussi horribles fussent-ils.
Car aujourd'hui il y avait à faire aujourd'hui, c'était l'anniversaire de Tatie Musaraigne, et Miss Brisby l'avait invitée à le fêter chez eux.
« Voyons, ma chère, j'ai un an de plus, la belle affaire ! Pas la peine d'en faire tout une histoire ! », avait lancé la vieille femelle quand Elizabeth lui avait proposé cette fête. « Mais si c'est si important pour vous, d'accord, je viendrais, pour vous faire plaisir ! », avait-elle ajouté, lui tournant le dos et croisant les bras.
Miss Brisby sourit à ce souvenir. Tatie Musaraigne aurait préféré se faire arracher la langue plutôt que de l'admettre, mais cette invitation l'avait émue.
A force de persévérance, la famille Brisby avait aussi convaincu le vieux Mr Ages de se joindre à eux.
« Mais ne comptez pas sur moi pour brailler comme un âne et aider à souffler les bougies ! », avait-il crié en claquant la porte de son logis après avoir congédié ses visiteurs. Lui aussi avait été ému qu'on pense à lui.
La Musaraigne elle-même ignorait quel âge elle avait exactement, mais son père lui avait dit qu'elle était née au début du solstice d'été.
Le temps était superbe, le soleil dorait agréablement le terre sèche.
Elizabeth Brisby s'habilla et vint rejoindre ses enfants, en pleins préparatifs pour la célébration.
Teresa, fine cuisinière, avait déjà achevé la quasi-totalité du copieux repas de fête les plats s'alignaient sur la table dressée à l'extérieur.
Elle était occupée à peler des fèves, Cynthia l'aidant avec enthousiasme.
Les deux garçons rangeaient la maison, mettaient la table, apportaient les plats dehors et piochaient accessoirement dedans.
Cette scène submergea Elizabeth d'un immense élan d'amour pour ses enfants.
Cela faisait dix mois que les rats de NIMH étaient partis, dix mois depuis les évènements fantastiques qui s'étaient produits dans la vie de cette famille.
A présent, la chair de sa chair avait grandit.
Teresa était devenue une belle jeune femme, élégante, courageuse.
Cynthia était adolescente maintenant, et promettait de devenir elle aussi une vraie beauté (malgré les bleus et les coupures qu'elle ne cessait de renouveler sur son corps par ses imprudences incessantes).
Martin avait atteint son but : c'était à présent un jeune homme fort, vigoureux, et toujours aussi enclin à la témérité. Les muscles saillaient sous sa chemise et il ne perdait jamais une occasion de le montrer.
Timothy était resté mince et fragile, mais brillant d'une intelligence hors-du-commun. Il passait le plus clair de son temps à tenter des expériences dont personne ne saisissait le sens à part lui.
Ses quatre enfants étaient en vie. Et tous étaient heureux. La vie souriait à nouveau pour la famille Brisby.
Pendant que Miss Brisby s'émerveillait de son bonheur, un groupe de rats et de souris étaient arrivés devant le rosier sauvage.
Ils étaient huit. Cinq rats et trois souris. Ils se tenaient devant le buisson qui avait été la demeure des rats de NIMH.
Les rats étaient constitués de trois mâles et deux femelles.
Le premier mâle était bedonnant, portait de grosses lunettes qui faisaient ressembler ses yeux à des soucoupes et donnait le bras à une femelle. Cette dernière avait un ventre aussi proéminent que lui, et le regardait avec ce tendre amour des premiers mois d'une relation.
Le second était au contraire maigre et renfrogné. Il semblait frêle et hésitant, et d'une grande timidité. Son pelage uniformément blanc ajoutait à cette impression.
Le troisième était sans doute le plus curieux de tout le groupe. Il était extrêmement vieux et ses poils si longs qu'on avait du mal à distinguer son visage, mais on sentait une force encore fringante émaner de ce vieillard. Une guitare était attachée dans son dos.
La deuxième femelle était jeune et gracieuse dans sa robe rouge qui avait pris la poussière à cause de la marche.
Les trois souris étaient en tête, face au rosier.
Celui qui se tenait juste devant avait le pelage gris, était plutôt grand pour une souris mais frêle et avait l'air vif et curieux des scientifiques.
Se tenaient juste derrière lui une souris mâle de petite taille, mais au corps appréciablement musclé, qui portait à la ceinture un sabre d'une taille impressionnante, presque démesurée.
Sur ses épaules était confortablement installée une petite femelle au poil entièrement noir, un chapeau large vissé sur la tête.
L'étrange groupe se tint un instant immobile, restant dans la contemplation du végétal déserté.
Puis ce fût la souris au sabre qui rompit le silence.
« Et bien, on dirait qu'on les a manqué, Chef ! »
Il s'adressait à la souris scientifique, un grand sourire sur le visage. Ce dernier se retourna vers lui, dubitatif. L'escrimeur continua :
« On s'est tapés toute cette trotte pour rien, on dirait. Cet endroit est désert. Alors, Chef, on fait quoi maintenant ? »
Le Chef réfléchit un instant. Tous attendaient sa réponse. Ils n'eurent pas à attendre longtemps.
« La seule chose à faire, c'est d'interroger les habitants de ce champ, en espérant que l'un d'eux sache où sont partis les rats ».
« Et si personne ne le sait ? », demanda la jeune femelle en robe rouge.
Nous aviserons à ce moment-là. Mais en attendant, ne soyons pas défaitistes. C'est notre seule chance nous devons obtenir cette information. »
La souris au sabre applaudit bruyamment, tout de suite imité par sa jeune « cavalière ».
« Bien ! Vous avez entendu le patron, la troupe ! Tout le monde en groupe par deux, on va ratisser ce champ à la recherche du bon tuyau ! »
« Ne pourrions-nous pas faire une pause, avant ? », demanda le rat maigre et hésitant. « Ca va faire quatre heures qu'on marche ! »
L'escrimeur le regarda et son sourire s'élargit, dévoilant des dents blanches et pointues.
« Et bien alors, mon canard, on est fatigué ? Ses petites jambes lui font mal, au gentil coco ? Il veut peut-être son petit biberon ? »
Et il éclata d'un rire horripilant, singé par l'enfant hissée sur ses épaules.
Le rat serra les poings et les dents, et lança, exaspéré :
« Ca va, là j'en ai marre ! Depuis qu'on est partis je dois me coltiner tes vannes débiles, je n'y tiens plus ! Je te conseille d'arrêter, ou je… »
« Ou quoi ? », l'interrompit le guerrier. « Tu vas me faire taire ? J'aimerais bien voir ça… »
Nouveaux rires des deux complices.
Le jeune mâle s'avança vers les deux souris hilares et cria à l'adresse de l'escrimeur :
« Ferme-la et va prendre tes médocs, putain de souris psychopathe ! »
La souris en question s'arrêta de rire tout net. Le groupe entier retint son souffle.
Mais avant que l'un des deux ait pu ajouter ou faire quoi que ce soit, le Chef vint s'interposer entre eux et clama :
« Ca suffit, maintenant, vous deux ! Je ne supporte plus de vous voir vous pouiller à longueur de journée, et je ne suis sûrement pas le seul ! Ca dure depuis notre départ, et j'en ai ma claque ! Je ne veux plus vous entendre ! »
« C'est lui qui a commencé ! », répliqua le jeune rat.
Mais l'escrimeur s'avança dans sa direction, écartant doucement le Chef au passage, et tendit la main vers lui.
« Je te prie de m'excuser », dit-il. « Tu le sais, j'ai tendance à jouer les casses-couilles et je ne sais jamais quand il faut m'arrêter. Je ne recommencerais plus. »
Et il lui adressa un sourire franc et amical.
Après un instant d'hésitation, le rat prit la main de la souris dans la sienne.
« Ok, ok, c'est bon. On est copains. »
Ce à quoi le guerrier réagit en le serrant fort dans ses bras, faisant dangereusement tanguer l'enfant perchée sur son dos qui se retint au pelage de sa tête, et lui fit un gros bécot sonore sur la joue.
« Tu sais qu'je t'aime, toi ? »
« Ca va, ca va, lâche-moi, pas la peine d'en rajouter ! », cria le mâle en repoussant maladroitement la souris.
« J'aime mieux ça », acquiesça le Chef. « D'accord pour une pause, Michael », s'adressa-t-il au rat timide. « Mais pas longtemps, je voudrais qu'on en finisse au plus vite. »
« Super, merci », soupira Michael en s'écroulant dans l'herbe tout en se défaisant de son barda.
Les autres l'imitèrent, et la souris escrimeur mit genou à terre pour permettre à sa jeune partenaire de descendre. Celle-ci ne le fit qu'avec réticence et en prenant tout son temps pour laisser sa monture enfin libre de ses mouvements.
Tous sortirent gourdes et en-cas, et commencèrent un pique-nique improvisé. La longue marche se ressentait douloureusement dans leurs jambes.
Leur voyage avait commencé il y avait de cela deux mois. Deux mois de trajet épuisant, de nuits à la belle étoile, de lutte pour trouver eau et nourriture et d'attaques de prédateurs. Ils avaient vu des dizaines de choses étonnantes, de choses effrayantes, de choses merveilleuses. Leur périple leur avait apporté joies et souffrances, espoirs et désillusions.
Leur arrivée au rosier sauvage devait conclure cette épuisante migration mais à présent, les rats de NIMH étaient partis. Le groupe n'avait toujours pas atteint son but, et tous se demandaient à présent s'ils l'atteindraient un jour…
La souris scientifique que les autres avaient portée au rang de chef, et qui s'appelait Edward Nelly, réfléchissait à tout ça. Il observa attentivement ses comparses, occupés à reprendre des forces. Malgré leurs visages las et déçus, il sentait encore leur détermination et, surtout, leur confiance en lui. Sa gorge se serra d'émotion à cette pensée.
Comme chacun d'eux, il avait connu la souffrance, la détresse, le désespoir. Ils avaient traversé les pires épreuves ensemble. Et ils l'avaient choisi, lui, pour les garder unis, pour les diriger. Cela s'était fait naturellement. Il n'y avait pas eu de vote, pas de discussion (autant qu'Edward le sache, en tout cas). C'était comme ça, tout simplement.
Il ne s'était jamais vu en leader. Il était plutôt du genre réservé, solitaire. Mais les autres avaient compris qu'il était le plus à même de prendre les décisions, de conduire le groupe. Il prenait toujours en considération l'avis des autres, était diplomate, et par-dessus-tout, tout le monde savait qu'Edward Nelly comprenait mieux que quiconque ce qu'il convenait de faire, pour la survie du groupe.
C'était lui qui avait décidé de quitter Burning Hills pour partir à la recherche des rats du rosier sauvage, lui qui avait planifié leur itinéraire, qui les avaient guidés à travers ce monde hostile, lui qui avait préparé tout le matériel. Il les avait sauvés, et tous en étaient conscients.
Le vieux rat à la guitare vint s'asseoir à ses côtés, le sortant de sa rêverie. Lui tendant une poignée de baies séchées, il lui parla d'une voix grave et éraillée :
« Il faut manger aussi, Edward. Je viens te le dire parce que je sais que tu es bien capable d'oublier de te nourrir, trop absorbé par tes pensées que tu es.»
Nelly le regarda, pris au dépourvu.
« Je sais que tu es inquiet », reprit le vieux. « Ton plan ne s'est pas déroulé comme tu l'espérais, mais ne t'en fais pas trop. Je crois pouvoir parler en notre nom à tous, et je peux t'assurer qu'on te suivra jusqu'au bout. On n'abandonnera pas. »
Edward tourna machinalement la tête vers l'escrimeur, qui était assis non loin de là avec la gamine. Celui-ci, qui n'avait rien perdu de la scène, leva les yeux vers lui. Il sourit, et leva discrètement le pouce en l'air, en signe de soutien. Le jeune chef sourit à son tour, puis reporta son attention sur le vieux. Il tendit la main pour recevoir les baies qu'il lui présentait.
« Merci », dit-il simplement en recueillant la nourriture qui lui était offerte.
Vingt minutes plus tard, la bande rassasiée s'était remise en mouvement, en groupe par deux, chacun partant dans une direction différente pour interroger les résidants du champ. Edward partit avec le vieux, l'escrimeur avec sa petite protégée, Michael avec l'élégante femelle à la robe rouge, et le couple de rats bedonnants s'en fut de son côté.
Le soleil était haut dans le ciel. Les « Huit de Burning Hills » avaient un travail à accomplir.
