À DOS DE DRAGON

"I am not a Sunday morning inside four walls
with clean blood
and organized drawers.
I am the hurricane setting fire to the forests
at night when no one else is alive
or awake
however you choose to see it
and I live in my own flames
sometimes burning too bright and too wild
to make things last
or handle
myself or anyone else
and so I run.
run run run
far and wide
until my bones ache and lungs split
and it feels good.
Hear that people? It feels good.
because I am the slave and ruler of my own body
and I wish to do with it exactly as I please."

Charlotte Eriksson


Un vent brûlant souffle sur la forêt. Les arbres se plient, craquent sous la force et la chaleur de cette fournaise qui semble venir de partout et nulle part à la fois. Un éclair de lumière illumine brièvement le ciel et toutes ces branches qui se tordent prennent l'apparence d'un millier de monstres agitant leurs bras décharnés dans l'ombre. Une violente bourrasque manque de renverser le vidéaste, qui essaie de se sortir de cet enfer. Il étouffe, il a mal. Son bras le brûle. Derrière lui, un arbre déraciné s'effondre avec un long gémissement, et Didi entend très distinctement le bois qui se brise en craquant, étouffé par le grondement sourd du tonnerre. Il n'y a pas d'orage pourtant. Le ciel, qui n'est obstrué par aucun nuage, a revêtu son manteau d'encre noire constellée d'étoiles et l'astre lunaire éclaire la forêt de sa lueur nacrée.

Deuxième bourrasque. Il trébuche, dégringole dans la pente, manque de se fracasser contre un tronc d'arbre, et termine dans un fossé de mousse humide et douce amortissant sa chute. Étouffant un juron, il s'abandonne et se laisse tomber sur le dos, berçant son bras blessé tout contre lui. Une silhouette sombre frôle la cime des arbres, s'empêtre dans les branches et disparaît avec un hurlement déchirant. Un peu secoué et l'esprit brouillé par un épais voile de douleur, Didi ne bouge pas. Au bout d'une à deux minutes d'absence, son cerveau parvient à lui faire comprendre que ses vêtements s'imbibent d'eau. De l'eau. Le sol est froid et mouillé. Il déplie son bras, l'étend par terre et ferme les yeux en marmonnant des choses incompréhensibles. Le fraîcheur du soir l'envahit peu à peu et vient apaiser les palpitations brûlantes de sa blessure. Son cœur cesse de cogner si violemment contre sa poitrine, sa respiration saccadée reprend un rythme normal, l'adrénaline retombe et le voile se lève, lui permettant de retrouver un fil de pensées cohérent.

Il n'a aucune foutue idée de ce qu'il vient de se passer. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il n'a pas envie de savoir. Là maintenant, il veut juste retrouver le confort et la sécurité des murs de son appartement. Le théoricien se relève, s'appuyant de ses deux mains sur l'écorce râpeuse d'un arbre abattu. Vacillant, il s'assoit dessus et contemple les options qui s'offrent à lui. Son portable. Il a rendu l'âme, évidemment. Didi frissonne : ça ressemble à un mauvais film d'horreur. L'image des branches difformes et recourbées comme autant de griffes crochues lui revient en mémoire et il jette un regard nerveux sur la forêt. Il est épuisé, autant moralement que physiquement, la douleur aiguë de sa blessure et de la chair mise à vif lui vrille le crâne et il a peur. Cette forêt ne lui est pas inconnue, pourtant. C'est ici qu'il est venu tourner plusieurs épisodes de son émission 5 Théories, par exemple. Il apprécie tout particulièrement le paysage verdoyant et l'atmosphère reposante des bois en journée, quand le vent siffle tranquillement à travers le feuillage. Seulement, ils n'ont rien de rassurant en pleine nuit, surtout après ce qu'il vient de vivre.

Il ne passera pas la nuit ici, paumé au fond d'un trou. Grimaçant, il s'avance avec méfiance, un pas, puis deux, testant ses forces. Alors, un craquement sinistre se répercute dans le feuillage des arbres et le vidéaste se fige, tous les sens en alerte. Le silence s'épaissit, mais Didi n'esquisse aucun mouvement. Il est loin d'être idiot. Il n'est pas seul.

Grondement. Le théoricien pivote vivement sur lui-même, le regard solidement braqué sur la provenance de ce bruit étranger, et la peur lui tord à nouveau les entrailles. L'énorme silhouette sombre qui filait dans le ciel. Sa chute a creusé un profond sillon dans la terre, et Didi a cette désagréable impression que les arbres brisés lui indiquent le chemin à suivre. Pour aller où ? Ce qui est tombé n'avait rien d'humain ni de mécanique. Il redoute ce qui l'attend là-bas. Il jette un coup d'œil sur la pente qu'il a dégringolé plus tôt, songeant à grimper avant de se raviser presque aussitôt. Ce n'est même pas la peine d'essayer, surtout avec un bras blessé.

À la crainte vient se mêler une certaine curiosité. Le vidéaste s'engouffre dans la pénombre.


Il n'a pas besoin de marcher très longtemps. La tranchée de terre se creuse plus profondément et il ne lui reste plus qu'un tronc à enjamber pour finalement voir ce qui s'est écrasé dans la forêt. Pour le moment, il n'aperçoit qu'un carré de fourrure qui se soulève doucement, s'abaisse et se soulève encore… Ça respire. C'est vivant, et ça a l'air immense. Le souffle coupé, Didi se jette derrière le premier truc solide qu'il aperçoit. Évidemment que c'était une mauvaise idée. Il n'aurait jamais dû venir ici, il aurait dû rentrer pour se soigner, se réchauffer en buvant un bon chocolat chaud par exemple, puis se lover dans sa couverture en espérant que le lendemain, il découvre que tout ça n'était qu'un mauvais rêve. Mais forcément, il a fallu que son instinct de survie inexistant et sa curiosité s'en mêlent.

Le vent se lève, lui apportant l'odeur métallique et entêtante du sang. Soudain très réceptif à ce qui l'entoure, le théoricien entend la chose exhaler en un souffle rauque et perçoit vaguement le léger bruissement de la fourrure qui se déplace. Il s'avance avec toute la discrétion dont il est humainement capable, et découvre… un animal. Non, une créature. Quelque chose de magique, qu'il n'a jamais vu avant, et qu'il n'aura peut-être plus jamais l'occasion de revoir. Couchée sur le flanc, apparemment inconsciente. Didi manque de trébucher sur sa queue, se rattrape de justesse en grimaçant, enjambe soigneusement l'obstacle, et ne peut pas empêcher un mouvement de recul en constatant la taille de la bête. Elle est gigantesque, entièrement couverte d'une épaisse fourrure bleue qui s'éclaircit sur le ventre. Ses grosses pattes pourvues de griffes recourbées et de coussinets lui donnent un air de félin, et son dos est parcouru d'excroissances osseuses. L'une de ses vastes ailes est tordue dans un angle étrange.

▬ Wow.

Il s'approche doucement, un peu intimidé, mais surtout très curieux.

▬ Qu'est-ce que tu es ? Murmure Didi en s'agenouillant tout près de la tête de la créature –qui est aussi large qu'une voiture. Ses yeux sont fermés. Sa truffe s'agite brièvement, comme si elle reniflait l'odeur de l'intrus. N'y tenant plus, le vidéaste enfouit sa main dans le pelage céruléen de la créature, savourant le contact de la fourrure douce et soyeuse sous ses doigts. Un sourire rêveur au coin des lèvres, il suit la ligne arquée de son encolure. Rencontre la texture humide et poisseuse du sang, et réprime difficilement un haut-le-cœur.

Le cou de l'animal est barré d'une profonde entaille rouge et boursouflée, exhalant l'odeur répugnante de la chair brûlée.

▬ Merde. Merde merde merde…

La créature ouvre un œil, et Didi est happé par ce regard d'or mielleux. La peur et l'incompréhension se lisent dans ces yeux ambrés, trop expressifs au goût du vidéaste qui n'a plus du tout l'impression d'avoir affaire à un simple animal. Il y a trop d'intelligence dans ce regard, trop d'émotions s'y reflètent et s'y entremêlent. Un coup de patte le fait basculer en arrière, mais plutôt que de s'enfuir en courant, il dénoue son écharpe et s'adresse à la chose, qui n'a jamais cessé de le surveiller du coin de son énorme œil.

▬ Je veux t'aider ! Comme si elle était capable de comprendre ce qu'il disait… Didi lève ses mains en signe de soumission, revient s'agenouiller à ses côtés en lui chuchotant une suite de mots dénués de sens, mais qui sont censés être rassurants, et la créature s'ébroue, l'air de dire "c'est ça ton aide ?!". Il détourne le regard et tire sur le vêtement noué autour de son cou avec des gestes saccadés et tremblotants, puis le dépose directement sur la chair blessée, tirant un grondement de pure douleur de la bête. *J'ai merdé.* Il ferme les yeux en attendant le deuxième coup de patte qui l'enverra voler dans le décor, mais ça ne vient jamais. Tous les muscles de l'animal se crispent et frémissent avant que l'ensemble de son corps ne se relâche et s'affaisse avec un soupir de défaite. Le vidéaste lui lance un regard affolé, tapote gentiment contre son épaule en essayant d'ignorer le fait que son écharpe s'alourdit sous le poids de tout ce sang, et que tous ses efforts ne servent à rien, et que la créature a peut-être déjà…

▬ Non. Il se traîne jusqu'à sa tête, passe sa main devant son nez et un léger souffle chaud et fragile chatouille sa paume. Réveille-toi !

Didi frissonne en voyant que ses yeux sont à demi ouverts, fixant le vide, et il devient bizarrement très réceptif à la souffrance de la bête. Une unique larme roule sur sa joue, qu'il se dépêche d'essuyer d'un geste furieux. Il se sent coupable. Il n'a rien pu faire pour empêcher ça. Inutile, il est si inutile !

Le théoricien se penche en avant et enfouit son visage dans le doux pelage du Dragon.


La sonnerie agressive de son réveil le tire brusquement de son sommeil et il doit se faire violence pour ne pas envoyer l'objet valser contre un mur. Les cheveux ébouriffés, un Didi encore à moitié endormi se redresse puis s'étire en ronronnant comme un chat. La pièce est baignée d'une douce lueur orangée, et les rayons du soleil perçant à travers le volet transforment la poussière volant dans la chambre en minuscules grains de sable dorés qui semblent doués d'une vie propre. Le vidéaste s'attarde un peu sur le phénomène, puis le balaye en bondissant du lit d'un geste souple. Douche et petit-déjeuner. Il ramène sa tasse de café dans sa chambre, s'assoit à son bureau et ouvre son ordinateur tout en s'amusant distraitement avec la cuillère, la faisant tournoyer dans le liquide brûlant.

Même si son bras est étendu sur la surface boisée du meuble, Didi ne remarque jamais cette parcelle de peau qui se fait imperceptiblement plus claire et plus douce qu'ailleurs.


Frissonnant, Didi réajuste sa prise sur le léger sac de courses qui pend mollement au bout de son bras. Décembre. Le soleil disparaît derrière l'horizon et Thouars exhibe fièrement toutes ses guirlandes et autres décorations de Noël multicolores installées il y a peu. Le vidéaste se sent bien, entouré d'autant de lumières. Il n'a jamais cessé d'adorer Noël. Il y a une certaine beauté dans l'hiver, quand la nature se met à nu pour renaître au printemps suivant. Il aimerait voir la neige couvrir la ville de son manteau blanc, cette année.

▬ Didi ?

Il s'arrête. C'est bien la première fois qu'il rencontre un abonné à Thouars. Le vidéaste se retourne. La jeune femme qui l'a appelé le rejoint en quelques pas aériens et lui envoie un sourire éclatant. Elle penche la tête, et son sourire se fait espiègle.

▬ Tu as déjà volé à dos de Dragon ?

Il ne répond pas tout de suite mais soulève un sourcil interrogateur en la détaillant. De grands yeux ambrés cerclés de longs cils noirs, un bonnet vissé sur la tête pour tenter de discipliner sa longue chevelure qui cascade follement jusqu'au bas de son dos, un manteau noir qui rehausse la teinture bleue de ses cheveux et une expression avenante et sincère. Ce physique peu commun lui rappelle vaguement quelque chose.

▬ Euhh, non. Les dragons, ça n'existe pas.

Elle rigole doucement :

▬ Tu as probablement raison.

Didi acquiesce distraitement. Il a cette étrange impression de l'avoir déjà vue quelque part. Mais avant qu'il n'ait le temps de réagir, elle farfouille dans son sac et lui tend quelque chose. Quelque chose qu'il ne pensait pas revoir un jour. Au lendemain de ce rêve, il l'avait cherchée partout, jusqu'à foutre le bordel dans son appartement. Tous les détails de ce rêve lui reviennent brutalement en mémoire. La créature. De la fourrure bleue, ce regard d'or mielleux si envoûtant…

▬ Je voulais juste te rendre ça.

Médusé, il se saisit néanmoins de son écharpe, l'observe, la fait tourner entre ses doigts, palpant le tissu. Rien. Il n'y a rien, pas la moindre petite tache de sang.

▬ Comment…

Elle a disparu. Un souffle d'air froid se fait ressentir derrière lui. Didi se retourne vivement et lève instinctivement le regard sur le ciel : une silhouette noire disparaît dans la pénombre, mais ses vastes ailes se détachent clairement contre la voûte étoilée.

Il sourit et serre son écharpe tout contre lui.

Tu as déjà volé à dos de Dragon ?


Et voilà la fin de ce premier chapitre de À dos de Dragon ! :)

J'espère que ça vous aura plu !

Disclaimer : Didi Chandouidoui ne m'appartient pas, évidemment.

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