Crédits : tous les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.


PROLOGUE

« Voilà, monsieur. Vous y êtes. »

Suguru régla sa course au chauffeur de taxi qui venait de se ranger devant le parvis de N-G Productions et, avant de franchir les hautes portes vitrées qui donnaient sur le hall, il resta un petit instant à détailler l'imposante façade de l'immeuble. Non qu'il n'y soit jamais venu ; passionné de musique, les locaux de la puissante maison de disques l'avaient toujours fasciné et faisaient partie des lieux incontournables à visiter lors de ses passages à Tokyo. Bien que la société comptât d'autres bâtiments à travers la ville, ce building était celui de la maison mère, emblème de la réussite de Tohma Seguchi qui, en quelques années seulement, était parvenu à s'imposer de façon magistrale au sein de l'industrie musicale du Japon.

Suguru admirait et respectait son cousin, cependant, au fil des ans, le modèle qu'il avait toujours représenté pour lui avait petit à petit laissé la place à un rival. Bien entendu, ils ne jouaient pas dans la même catégorie mais le jeune Kyotoïte aspirait à jouir un jour de pareille notoriété… et même la dépasser. Et pour ce faire il s'était donné les moyens, à commencer par intégrer la prestigieuse University of fine arts and music de Tokyo, dont la rentrée avait eu lieu quelques jours auparavant.

Le rendez-vous qu'il avait avec Tohma, et qui expliquait sa présence en ces lieux ce jour-là, était un autre pas sur le difficile chemin de la reconnaissance mais Suguru connaissait ses forces et ses faiblesses, et c'est avec une confiance assez légitime qu'il abordait cet entretien. Prenant une profonde inspiration, il pénétra avec assurance dans le vaste hall, s'annonça à l'accueil puis se dirigea vers les ascenseurs.

Prendre part au lancement d'un nouveau label, quoi de plus excitant pour un musicien ? D'autant qu'il était encore étudiant, fraîchement sorti du lycée, et qu'en dépit de sa virtuosité pianistique il n'avait jamais vraiment eu l'opportunité de faire ses preuves. Il s'agissait donc là d'une occasion unique de se faire remarquer et, par la suite, se faire un nom et même une place dans un milieu où la concurrence était féroce. Mais Suguru, s'il n'avait jamais aimé le sport, adorait la compétition et il entendait bien remporter cette partie – ainsi que toutes celles qui suivraient – et avait fourbi ses armes en conséquence.

Le challenge qui l'attendait consistait à convaincre monsieur Kyôzô Morimoto, le directeur artistique du nouveau label, N-G Classique, qu'il avait toutes les qualités requises pour enregistrer un album de morceaux de piano non des compositions originales mais des œuvres connues et reconnues, dans un objectif premier de conquête d'un public nouveau pour N-G. Il s'agissait là d'une audition et d'un entretien tout à fait formels, Tohma ayant pour règle d'or de ne s'entourer que des meilleurs, liens familiaux ou pas. En affaires, le sentimentalisme n'avait aucun droit de cité.

Cela tombait très bien : Suguru n'avait pas la moindre intention de faire valoir sa parenté avec le directeur de N-G. En revanche, il avait du talent et entendait bien l'utiliser pour en mettre plein la vue à son futur directeur artistique – car il n'avait pas le plus petit doute sur l'issue de l'entrevue. Avait-on déjà vu un Seguchi échouer dans quelque entreprise que ce soit ?

Gonflé à bloc, il toqua à la porte du bureau et entra.

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« Hé bien, quand nous revoyons-nous ?

- Le plus tôt sera le mieux. Quand seriez-vous disponible, monsieur Fujisaki ? »

Ce dernier tira de sa serviette la photocopie de son emploi du temps.

« Vendredi après-midi, à partir de 14 heures. Cela vous convient-il ?

- C'est parfait. Je vous attends donc dans mon bureau afin de discuter plus en détails de la manière dont nous comptons procéder pour cet enregistrement. »

Suguru, Tohma et Kyôzô Morimoto se levèrent et échangèrent une poignée de main.

« Bien ! Puisque ceci est réglé, je ne te retiens pas plus longtemps, déclara Tohma, désireux de s'entretenir encore quelques instants avec le directeur artistique. À très bientôt, Suguru, et mes amitiés à tes parents.

- Merci, monsieur Seguchi. Transmettez mes salutations à Mika. Au revoir. »

Impassible en apparence mais jubilant en son for intérieur, Suguru quitta le bureau. Tout s'était déroulé du mieux possible et il n'avait pas fallu longtemps à monsieur Morimoto pour arrêter sa décision. Le jeune pianiste était appliqué et ambitieux, et il ne se laissait pas impressionner par les attentes placées en lui, ce qui compensait en grande partie son manque d'expérience. Bon point aussi, il semblait travailleur !

Saisi soudain d'une envie de sucre, le garçon décida de faire un crochet par la cafétéria pour y acheter quelque friandise. Absorbé qu'il était par l'ouverture – prétendument facile – de son paquet de caramels, il ne vit pas que deux personnes entraient à leur tour dans la salle et percuta rudement celle qui venait en tête. Il vacilla avec une exclamation de surprise et leva les yeux vers celui qu'il venait de heurter : un grand jeune homme d'une vingtaine d'années à la longue chevelure d'un roux très foncé. Ses excuses moururent avant d'avoir franchi ses lèvres et seul un « Monsieur Nakano ? » quelque peu mal assuré lui échappa. Le jeune homme, lui, le considéra avec étonnement, comme s'il ne l'avait jamais vu.

« Fujisaki ? C'est toi ? » dit-il enfin, inconscient du trouble qui venait de naître dans le cœur du garçon qui lui faisait face et qui le dévisageait sans plus rien dire, les doigts crispés sur le paquet de caramels.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

Avec un léger soupir, Hiroshi noua sa cravate rouge foncé et or autour de son cou. Il enfila sa veste noire et se contempla dans la glace. Sa chevelure léonine avait disparu au profit d'une coupe plus courte : une large mèche balayait son visage mais les cheveux – toujours roux, cependant – s'arrêtaient désormais aux épaules.

« Ils auraient pu exiger une coupe en brosse. Si Shuichi me voyait… »

Shuichi… Il se rappela les au-revoirs déchirants sur le quai de la gare.

« Ne m'oublie pas ! N'oublie pas Bad Luck ! Appelle-moi tous les soirs ! » avait-il sangloté, cramponné à son meilleur ami. Il avait fallu les efforts de Yuji, son frère aîné, et Sobi, un ami de ce dernier, pour pouvoir le décrocher. Ceux-ci s'étaient montrés moins démonstratifs mais Hiroshi avait bien lu la culpabilité dans les yeux de son frère qui s'imaginait être responsable de la situation, comme si son cadet payait pour ses propres choix quelques années auparavant.

Mais il en fallait plus pour l'abattre, aussi, après un petit sourire à son reflet, il se retourna et prit son sac. Il inspecta une dernière fois la petite chambre, glissa son paquet de cigarettes dans la poche de son pantalon et se mêla au flot de lycéens qui se rendaient en cours tout comme lui.

Sa scolarité nouvelle à Kyoto n'avait été que la conséquence d'une suite d'incidents malheureux. Encore que, le tout premier incident avait failli lui coûter la vie. Une plaque de verglas dans un virage, une allure peut-être trop rapide et la moto avait dévié de sa trajectoire pour quitter la route. Le jeune homme avait eu de la chance de ne pas en sortir handicapé. Il avait tout de même passé trois semaines et demi dans un coma prolongé. À son réveil, il avait souffert de troubles de la mémoire et sa scolarité en avait été affectée ses professeurs s'étaient mis d'accord pour dire qu'en dépit de ses résultats, il devait refaire son année. S'il ne s'était pas agi de la dernière, il n'y aurait pas eu trop de problèmes mais ses soucis de mémoire avaient mis trois mois à se résorber et au moment du concours d'entrée à l'université, il était toujours convalescent. Ses parents, qui espéraient le voir étudier la médecine, en avaient été très affectés. Hiroshi, lui, s'en moquait puisqu'il avait eu l'intention de le rater quoi qu'il arrive. Les études supérieures ne l'attiraient pas, il voulait devenir musicien professionnel. Un rêve commun avec son meilleur ami, Shuichi Shindo. Ils se « produisaient » déjà lors de fêtes scolaires ou dans des bars un peu glauques, mais ils savaient qu'un jour ils seraient au sommet de l'Oricon.

Shuichi avait été le second incident : éloigner ce cancre notoire de leur fils permettrait à Hiroshi de se réaliser intellectuellement. Du moins les parents de l'adolescent le pensaient-ils. Comme s'il avait eu besoin de quelqu'un pour l'influencer ! Non, ses inspirations – vestimentaires, comportementales – venaient de la musique et du rock en particulier. Il avait choisi seul de teindre ses cheveux en roux et de les laisser pousser jusqu'au milieu du dos, il avait allumé son premier pétard avant même de fumer des cigarettes et il l'avait fait seul en écoutant The rise and fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, de David Bowie. Faire de la moto et sentir le vent dans ses cheveux avait aussi été une décision personnelle. Quant à son choix de carrière, si Shuichi l'avait conforté dans cette voie, là encore il l'avait choisi seul. Si ses parents désiraient vraiment le changer, il faudrait le séparer de lui-même mais cela relevait de l'impossible.

Hiroshi avait tenté de plaider sa cause, arguant qu'un exil loin de Tokyo ne serait pas bon pour son mental, qu'il ne renoncerait de toute façon pas à ses rêves de gloire et, que cela leur plaise ou non, il les réaliserait un jour. Rien n'y avait fait. Ses parents avaient trouvé un des meilleurs établissements de l'ancienne capitale impériale et l'y avaient inscrit avec de strictes conditions à la clé si l'année se déroulait correctement, il pourrait récupérer ses guitares confisquées voire remonter sur une moto. Faute de revenu personnel, il avait dû se contraindre à ces exigences.

C'est pourquoi, sitôt après avoir emménagé dans le dortoir de son nouveau lycée, il était parti à la recherche d'un travail à mi-temps. Avec les quelques sous qu'il se ferait, il comptait fermement racheter une guitare. Sans trop de difficulté, il avait trouvé un emploi de serveur dans un salon de thé où il espérait se faire de bons pourboires au vu de la nombreuse clientèle.

Ni l'uniforme ni les cheveux courts ne parviendraient jamais à le changer, aussi 'est-ce avec une relative sérénité qu'il abordait cette rentrée au lycée Rakuhoru. En outre, tous les établissements scolaires, privés ou non, se ressemblaient, finalement. Il désirait juste rester discret sur son âge, non par coquetterie mais son accident ne regardait que lui et ses proches, et il ne souhaitait pas attirer l'attention sur cela.

Son coturne, Michiru Kougyo, avait été son premier contact et, ma foi, il était d'agréable compagnie. C'était un garçon d'Hokkaido, dynamique sans être épuisant, et la cohabitation ne s'avérait pas difficile, au contraire. Malgré le règlement très strict, il l'autorisait à fumer à la fenêtre, lui empruntant parfois une cigarette à l'occasion. Le dortoir jouissait d'une connexion Wi-Fi aussi Hiroshi gardait-il un contact quasi permanent, à l'aide de son téléphone quand il n'était pas derrière son ordinateur, avec ses amis et son frère aîné.

Être nouveau, surtout dans un établissement que certains fréquentaient depuis le primaire, ne passait pas inaperçu et il avait été une source de curiosité les premiers jours, d'autant qu'il intégrait directement la dernière année. D'où venait-il ? Pourquoi avait-il choisi d'étudier à Kyôto ? Que s'était-il passé dans son précédent lycée ? Toutefois, certaines questions avaient été plus triviales, intéressant principalement les filles puisque l'établissement était mixte : avait-il une petite amie ? Préférait-il les filles grandes ou petites ? Quel était son parfum de glace préféré ? Autant de questions qui l'avaient fait sourire mais étaient demeurées sans réponse.

Au bout d'une semaine, pourtant, il s'était rapproché d'un groupe de garçons de sa classe mené par un certain Daisuke Obata, que l'on disait fils de yakuza.

« Et tu as choisi tes clubs ? lui demandait justement ce dernier, un grand garçon à l'air canaille, en sortant des douches après un cours de sport. Tu es plutôt bon en athlé.

- Je pense m'inscrire dans l'équipe de football et le club de musique », répondit Hiroshi en se séchant vigoureusement les cheveux sous une serviette.

Ses parents étaient bien naïfs s'ils imaginaient le couper de la musique en le changeant de ville et en confisquant ses instruments. Avaient-ils oublié l'existence des clubs ?

« Moi aussi je suis inscrit au club de musique, mais c'est vraiment pas transcendant. Que des rabat-joie et des coincés.

- Ah oui ? Et tu joues de quoi ?

- De la batterie. Et toi ?

- Guitare. Acoustique, électrique et classique. »

Arrivés devant leur casier, ils commencèrent à se rhabiller pendant qu'Obata lui décrivait avec un humour moqueur les autres membres du club. Selon lui, tous se prenaient bien trop au sérieux alors que la musique, c'était avant tout pour s'éclater, non ?

Alors qu'il enfilait son pantalon, Hiroshi sentit qu'il bousculait quelqu'un. Il se retourna en s'excusant vers un garçon fluet, de petite taille, qui se changeait pour son cours de sport. Obata poussa une exclamation ravie en le voyant et, passant un bras impérieux autour de ses maigres épaules, l'attira d'une saccade contre lui.

- Mais c'est mon petit colibri ! minauda-t-il en écrasant le garçon contre son torse. Je ne t'avais pas encore vu depuis la rentrée, je commençais à m'inquiéter ! Tu es tout mignon. Tu n'as pas grandi, par hasard ? Tu as dû prendre… au moins un demi-centimètre, ricana-t-il.

- Lâchez-moi Obata », protesta le petit lycéen en se dégageant vivement. Il ramassa son tee-shirt et l'enfila à la hâte. « Vous aussi vous avez grandi à ce que je vois.

- Toujours aussi farouche, mon petit chat, rit Obata. Lui aussi il est au club de musique, précisa-t-il à Hiroshi. Suguru Fujisaki, le meilleur pianiste du monde, ah, ah. »

Nul doute que ces surnoms imbéciles agaçaient le concerné, qui se dépêcha de nouer les lacets de ses tennis tout en s'efforçant de prendre un air dégagé, même si intérieurement il bouillait.

« Oh, mais ne boude pas Fujisaki, tu sais que je dis ça parce que je t'adore ».

Suguru ne répondit pas et, sitôt habillé, s'en alla rejoindre ses camarades sur la piste d'athlétisme du stade. Non seulement il fallait endurer des cours de sport une fois par semaine – matière pire que les mathématiques selon lui – mais en plus il allait y croiser Obata et son nouvel émule, visiblement, un grand dadais de son acabit.

« Pas très bavard, ce garçon, commenta Hiroshi en le regardant s'éloigner.

- Et coincé du cul, si tu veux mon avis. Franchement, il me fait rire ce gamin. »

Sur le chemin du retour, Obata finit de lui décrire les autres clubs et l'abandonna devant son dortoir. Lui était externe et rentrait chez lui tous les soirs, dans une grande et belle villa traditionnelle aux dires des autres élèves qui prenaient manifestement beaucoup de plaisir à fantasmer sur la famille et les origines de leur camarade lequel veillait soigneusement à entretenir le flou.

Hiroshi se dépêcha de poser ses affaires dans sa chambre et partit travailler. Les allers et venues des pensionnaires étaient réglementés et il devait s'en référer à son chef de dortoir, un dénommé Chiba. Tout ce système aurait dû l'agacer mais en réalité, il s'en moquait. Une fois à l'extérieur, la liberté revenait.

Et puis j'aurais pu être dans un pensionnat pour garçons, songea-t-il avec amusement.

Oui, quelle que fût la situation, il la prenait avec bonne humeur.

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Les derniers délicats accords des Estampes de Claude Debussy s'évanouirent dans le silence de la salle de musique mais, presque immédiatement, une exclamation vibrant d'enthousiasme leur succéda.

« Wouaouh ! Suguru ! C'était énorme ! J'avais encore jamais rien entendu d'aussi beau, c'était… céleste ! »

L'adolescent rabattit le cylindre sur le clavier et se leva de son siège, fort peu impressionné par les élans lyriques de Narumi, son amie de longue date.

« Oui, peut-être, mais c'est certainement pas avec ça que je vais remporter le premier prix du concours, c'est moi qui te le dis. Ça ne sera pas une simple représentation inter-lycées.

- J'ai trouvé ça très bien, moi. Vraiment, insista la jeune fille en se frottant le menton d'un air inspiré. Franchement, tu aurais dû choisir un autre club que celui de musique, tu passes ton temps à répéter chez toi et alors que tu pourrais en profiter pour te changer les idées, tu continues à répéter ici aussi. Tu dois apprendre à devenir plus cool, Suguru ! »

Le garçon enfila sa veste d'uniforme, prit son sac et quitta la salle, suivi par Narumi. Le concours n'avait lieu qu'en septembre mais les épreuves étaient redoutablement difficiles, en particulier la dernière : l'exécution d'un concerto, rien de moins, accompagné par un orchestre philharmonique. Autant dire que s'il ne répétait pas, ce n'était même pas la peine qu'il s'inscrive.

« Plus cool ? Et dans quel club tu aurais voulu que je m'inscrive ? Échecs ? Théâtre ? Ça ne m'intéresse pas. Et ne me parle même pas des clubs de sport !

- C'est bien, le sport. Regarde, je fais du handball depuis la quatrième et je pète la forme !

- C'est sans doute pour ça que tu t'es foulé la cheville dès le premier entraînement ? »

Narumi lui renvoya une grimace et le suivit en protestant pour la forme le long du couloir.

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Suguru referma son classeur, repoussa sa chaise et se laissa tomber sur son lit avec un profond soupir. Non qu'il ait été particulièrement déboussolé par son passage au lycée après tout, il était inscrit à Rakuhoru depuis l'école primaire, l'établissement privé étant l'un des seuls de la ville à proposer une scolarité suivie du cours préparatoire jusqu'à la terminale. Pour l'adolescent, comme pour la plupart de ses condisciples, le changement était minime.

Non, ce qui mobilisait toute son énergie était le concours de piano auquel il devait participer lors de la première semaine du mois de septembre. Le concours Machida, qui avait lieu à Tokyo, était pour lui une échéance autrement plus importante. Concours international, il offrait au lauréat une récompense d'un million cinq cent mille yens ainsi qu'une participation automatique au Festival de l'Académie Kusatsu, l'année suivante, et l'opportunité de s'y produire accompagné par un orchestre. Suguru avait déjà décroché des prix par le passé, mais celui-ci était le plus prestigieux et il était hors de question qu'il ne termine pas parmi les trois premiers son véritable but étant, bien évidemment, de décrocher la première place. Et pour cela, il fallait travailler.

Comme l'avait fait remarquer Narumi, sa participation au club de musique ne servait à rien d'autre que lui permettre de répéter. Diplômée de l'université municipale des arts de Kyoto, sa mère était professeur de piano et ancienne concertiste, et c'était d'elle qu'il avait tout appris. Techniquement, il n'avait donc pas besoin de passer quelques heures par semaine à jouer au lycée mais le règlement obligeait les élèves à s'inscrire dans au moins un club, d'où son choix. Ceci, toutefois, ne constituait pas une contrainte particulièrement pénible.

La présence de cet imbécile fini de Daisuke Obata, en revanche, oui. Sans que le jeune garçon soit en mesure de pouvoir expliquer pourquoi, Obata l'avait pris pour cible de ses moqueries dès son entrée au collège et n'avait eu de cesse, depuis, de le chambrer avec plus ou moins de virulence. Hâbleur et vantard, Obata avait la réputation d'appartenir à une famille de yakuzas. Suguru était persuadé que c'était faux mais un certain nombre de ses camarades étaient d'un avis contraire et évitaient de s'y frotter de trop près. Comme de juste, le prétendu yakuza traînait dans son sillage quelques séides à son image et ceux-ci ne se privaient pas de le railler quand ils se retrouvaient en présence, ce qui par chance n'arrivait que rarement.

Et voilà que, semblait-il, la petite bande venait de « s'enrichir » d'un nouveau membre. Si son niveau était aussi élevé que celui des autres… il n'avait pas fini d'en baver.

L'adolescent resta un instant à rêvasser sur son lit puis s'arracha à son agréable immobilité et prit sur une étagère la partition du Concerto n° 4 de Saint-Saëns ; il était bien temps de se mettre véritablement au travail pour la soirée.

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Hiroshi tira longuement sur sa cigarette et exhala avec lenteur une mince volute de fumée. Obata se faisait désirer. Il lui avait donné rendez-vous à 16 heures pour jouer un peu dans la salle de musique, en libre accès pour les membres du club, mais vingt minutes s'étaient déjà écoulées et il n'arrivait pas. Le jeune homme n'était pas particulièrement à cheval sur les horaires – Shuichi l'avait définitivement vacciné contre les retards – mais il était passé la veille chez son nouveau camarade récupérer une guitare électrique, prêtée par un de ses amis, et il avait vraiment hâte d'essayer son nouvel instrument. Il s'écarta du pilier du portail – il avait gagné la rue car il était formellement interdit de fumer dans l'enceinte du lycée – jeta son mégot dans une proche poubelle et chargea son étui à guitare sur ses épaules. Tant pis pour l'autre, il l'avait suffisamment attendu et il comprendrait sans doute qu'il avait rejoint la classe de musique puisqu'ils étaient censés y jouer.

Regroupant trois niveaux, bien que chacun soit indépendant en dehors de quelques infrastructures communes telles que le gymnase ou les terrains de sport, Rakuhoru était un bâtiment immense et Hiroshi avait encore du mal à s'y orienter. Après une courte errance, il finit par demander son chemin à un petit groupe de filles qui lui proposèrent, avec force gloussements et œillades mutines, de l'accompagner jusqu'à la salle de musique.

« Tu es nouveau n'est-ce pas ? demanda l'une des lycéennes de but en blanc.

- Oui, c'est ma première année ici. Je viens de Tokyo.

- Tu fais partie du club de musique ? Hmm, si j'avais su qu'on y trouvait d'aussi beaux garçons, je m'y serais inscrite.

- C'est très flatteur, mais je suis aussi un excellent musicien, tu sais ? »

Les filles rirent. L'escalier qu'elles avaient pris les avait conduits au deuxième étage et un long couloir s'étendait devant eux.

« Voilà c'est là-bas, la dernière porte au fond à gauche.

- Je vous remercie, les filles.

- Pas de quoi. On est en terminale, classe E, alors si tu as envie de nous revoir, tu sais où nous trouver. »

Elles refluèrent dans l'escalier et Hiroshi poursuivit son chemin vers la salle de musique. Au fur et à mesure qu'il s'en approchait lui parvenaient les accords étouffés d'une mélodie jouée au piano. Ainsi, il y avait déjà quelqu'un. Plus il se rapprochait, mieux il parvenait à discerner la musique et, arrivé devant la porte, il demeura un instant sans bouger, emporté par la cascade de notes qui bondissaient jusqu'à ses oreilles comme charriées par les eaux fougueuses d'un torrent. Qui jouait ainsi ? Le jeune homme ne connaissait pas le morceau mais l'interprétation qui lui parvenait était magistrale. Aucun temps mort, aucune hésitation, aucun faux rythme, seules des variations incroyablement rapides, aériennes et pétillantes. Était-ce un professeur qui jouait ?

Le morceau prit fin et, le silence lui succédant, Hiroshi jugea opportun d'ouvrir la porte. Il n'y avait personne dans la grande salle à l'exception d'un jeune garçon aux courts cheveux noirs, assis devant un piano droit, qui se retourna vers lui en l'entendant entrer.

« Bonjour. Ce… c'est toi qui jouais ? »

Question éminemment stupide dans la mesure où il n'y avait personne à part eux dans la pièce. Avant que le garçon ait le temps de dire quoi que ce soit, Hiroshi enchaîna :

« Je veux dire… C'était tellement bien exécuté, c'était vraiment magnifique ! »

Le pianiste se mit debout et le jeune Tokyoïte se fit la réflexion qu'il avait plutôt l'air d'un collégien que d'un lycéen, avec sa petite taille et son visage poupin. Un première année, sans doute. Il avait pourtant le sentiment de l'avoir déjà vu, mais où ? Et pourquoi le regardait-il avec quelque chose qui ressemblait à de la… défiance ?

Car Suguru, lui, l'avait bien reconnu : le nouvel ami de l'autre abruti d'Obata. Cela signifiait certainement que ce dernier n'allait pas tarder à arriver et dans ce cas il préférait encore céder la place, d'autant qu'il en avait terminé avec sa répétition de son Étude n° 5 en sol bémol majeur de Chopin.

« Je suppose que vous avez besoin de la salle ? renvoya-t-il en réponse. Justement j'en ai terminé, je vous la laisse. »

Il baissa le cylindre sur les touches et ramassa ses affaires.

« Attends, tu peux rester, je… je ne sais même pas si mon pote va venir, l'interpella Hiroshi en le voyant se diriger vers la porte.

- Navré mais j'ai des choses à faire. Au revoir. »

Suguru lui adressa un bref salut de la tête et quitta les lieux sans attendre. Ce garçon-là paraissait quelque peu différent des satellites ordinaires d'Obata mais il n'avait pas vraiment envie de s'en rapprocher outre mesure dans l'immédiat.

À suivre...


Oricon : Original Confidence, société japonaise qui fournit des informations en relation avec l'industrie de la musique. Elle est particulièrement connue pour ses classements musicaux annuels et hebdomadaires. (source : wikipedia)
Un million cinq cent mille yens = 14 420 euros (taux au 18 octobre 2012)