Salut, mes amours. J'ai eu l'idée de ce court OS en écoutant Morir Cantando de Shaka Ponk, que je vous conseille vivement, quoique peut-être pas en même temps que la lecture, je ne suis pas sûre que les rythmes colleraient.

Disons qu'il s'agit là d'un hommage.

Bonne lecture.


Morir Escribiendo

Elle ne comptait plus les heures, les jours, et encore moins les années. Le temps filait entre ses doigts sans qu'elle ne s'en préoccupe, toute entière consacrée à sa tâche, sa passion, ce qui était pour elle autant un but qu'un moyen.

Si on avait demandé aux quelques proches qui lui restaient et dont le nombre diminuait au fil des années comment ils se la représentaient, sans doute l'auraient-ils vue assise à ce fauteuil, devant ce large bureau, une éternelle tasse de café refroidissant près d'elle, penchée sur une multitude de feuilles, un stylo à la main.

Ils l'auraient décrite des mèches tombant dans ses yeux brillants – de fièvre ou d'extase ? –, le front traversé par des rides nées de son intense concentration, le coin de l'œil marqué par le rire, des vêtements jetés à la va-vite sur son corps presque immatériel.

Jamais ils ne la verraient autrement. Là était sa place, immuable. Inlassablement, sa plume s'agitait sur le blanc papier, traçant sans jamais s'arrêter des mots, des phrases, des contes puissants et enivrants.

Quand on lui demandait pourquoi elle ne faisait rien d'autre qu'écrire, pourquoi elle ne prenait pas le temps de vivre au même rythme que les autres, elle répondait « Mais je vis. Là est ce que je veux faire, et je n'ai jamais été aussi heureuse ».

Quand on lui demandait le secret de son don, de sa passion démesurée, elle riait, et gardait le silence.

Elle ne cessait jamais d'écrire. Les années courbèrent sa nuque et grisèrent ses cheveux ébouriffés, mais jamais sa main ne trembla. Les nuits blanches et le café usaient son corps, son cœur, mais jamais elle ne s'arrêtait, prise dans la jouissive démence d'un train fou, aux commandes, exaltant, et ne souhaitant pour rien au monde laisser sa place.

Au travers de ses mots, elle vivait d'une manière différente. Elle pleurait, elle riait, elle souffrait, elle se sentait submergée de joie. Elle visitait mille et une contrées, en respirait les parfums, en écoutait les fabuleux sons, rencontrait des êtres merveilleux, aimait sans discernement et haïssait passionnément.

Un jour, elle dit « Je veux mourir en écrivant ». Ce qui au départ n'était que plaisanterie finit par devenir son credo. Elle se prit au mot.

Toujours, de la musique en fond, l'odeur de café, les feuilles sous ses mains et le stylo entre ses doigts tachés d'encre. Ses proches se sont résignés, se sont éloignés, ont vécu sans elle. Ils ont préféré la clarté aux ombres mouvantes de son art, et jamais elle ne leur en tint rigueur. Ils ne se comprenaient pas, mais s'acceptaient.

Elle continuait à errer dans les étranges ténèbres qui l'avaient vue naître, les modelant sous ses doigts tachés par la vieillesse pour en faire la plus pure des lumières, tissant sa toile, brisant les impossibles, façonnant l'incroyable.

Oui, finalement, elle veut mourir en écrivant.

Mais, doucement, son statut d'être mortel, brièvement échangé contre celui d'étoile filante, la rattrapait. Elle hésitait entre deux mots. Son café refroidissait, seul.

Et, un jour, pour la première fois depuis des années, depuis des temps immémoriaux, alors qu'elle apposait un point, son stylo lui échappa, roula sur la table, chuta au sol, fêlant le calme de la chanson vibrante.

Elle se renversa alors en arrière, se lovant contre le dossier de son fauteuil, savourant les dernières notes de la musique. Elle ferma les yeux.

Sa respiration s'apaisa, se fit de plus en plus faible. Son cœur rata un, deux, puis trois battements. Ses mains, son corps fatigué se détendirent. Un sourire léger orna ses lèvres.

Et elle s'éteignit.

Elle est morte en écrivant.